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15/07/2019

"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique IV

En annexe du livre de François Bizot sont reproduits les commentaires qu’a faits Douch, sur une quinzaine de pages, à la lecture du Portail, en 2008 ; étonnant de franchise et de lucidité, le bourreau admet les faits et explique sa position de l’époque.

La seconde annexe (une cinquantaine de pages qui en fait auraient pu constituer l’essentiel du livre), est la transcription de la déposition de François Bizot devant les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens, en avril 2009. Dans une réponse à l’un des avocats, il déclare : « Pour prendre la mesure de l’abomination du bourreau et de son action (…), il faut réhabiliter l’humanité qui l’habite. Si nous en faisons un monstre à part, dans lequel nous ne sommes pas en mesure de nous reconnaître, en tant qu’être humain, non pas en tant que ce qu’il a pu faire mais en tant qu’être humain, l’horreur de son action me semble nous échapper dans une certaine mesure. Alors que si nous considérons qu’il est un homme avec les mêmes capacités que nous-mêmes, nous sommes effrayés, au-delà de cette espèce de ségrégation qu’il faudrait faire entre les uns qui seraient capables de tuer et puis nous qui n’en sommes pas capables. Je crains malheureusement qu’on ait une compréhension plus effrayante du bourreau quand on prend sa mesure humaine. D’autre part, essayer de comprendre, ce n’est pas vouloir pardonner. Il n’y a, me semble-t-il, aucun pardon possible (…). Il s’agit, dans ma démarche, qui n’a aucune raison d’être celle des victimes, d’essayer de comprendre le drame universel qui s’est joué ici, dans les forêts du Cambodge » (page 227).

Après les notes, on trouve une biographie succincte de François Bizot, avec la chronologie des événements principaux mentionnés dans le livre : le service militaire en Algérie, le décès de son père, la capture et la détention, le retour au Cambodge, l’arrestation de Douch et le procès.

Notons en passant, et pour clore cette critique, le style d’écriture de l’auteur : souvent alambiqué, lyrique, abscons. « Ces phantasmes évanescents, ces méditations amorales ou sublimées, ces sensations qui engendrent des pensées », « leur surgie ouvrant les portes invisibles sur moi-même » (page 104). « venus regarder l’altruicide » (page 138), « réduire le discours à ses schèmes » (page 139), « chacun s’élance à sa façon, par rapport à son rang et à son milieu, tantôt en amont et tantôt en aval de sa propre épouvante. Sous nos pieds, à côté de dragons gigantesques, subsistent des caves pourrissantes où se meut l’esprit des temps immémoriaux, des grottes aux lits d’ossements, emplies du corps de nos aïeux, mélangés à leurs proies, sans le moindre interstice » (page 141).

11/07/2019

"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique III

Dans les pages 70 et suivantes, François Bizot décrit par quels subterfuges – franchise, transparence, rappel des conséquences qu’aurait sa disparition et détermination implacable – il va réussir à « retourner » son geôlier.

Et page 80, au début du troisième chapitre « 1988 – Le bourreau », il écrit « Douch, c’était donc oublié ».

Mais les époques se chevauchent dans le récit : en mai 1975, après sa libération et suite à l’invasion et à l’évacuation de Pnom-Penh par les Khmers rouges, il est réfugié en Thaïlande et, visitant un camp confié à ces derniers avec des journalistes, il note laconiquement sa « tenue » irréprochable (l’ordre et la punition sévère y règnent) à la différence des camps thaïs aux prises avec le vol, le viol et le meurtre. En 1988, il retourne à Angkor ; il arrive avec des cadeaux ; la montre qu’il donne à l’un des cousins de la mère de sa fille cause la mort immédiate du donataire ; notre ethnologue n’insiste pas… mais constate que la liberté retrouvée au Cambodge n’empêche ni la misère ni le retour des instincts les plus vils. « La compassion avait disparu avec l’éclatement de tous les liens. Corruption, incompétences, jalousie entre les orphelins, entre les éclopés… Tout était le produit insensé d’un monde de vivants dont les réflexes demeuraient ceux qui permettent de survivre. Dans les hameaux peu repeuplés, les victimes vivaient ensemble avec leurs assassins (…) » (page 83). Terrible leçon humaine.

Arrive l’irrépressible besoin d’écrire, pour témoigner et surtout pour s’analyser : « assumer que Douch, bien qu’ayant quitté la place depuis fort longtemps, se trouvait encore en moi ». « Il me fallait plonger dans les arrière-fonds de mon être et retrouver Douch dans son milieu naturel » (pages 104 et 105).

Puis vient le récit de la confrontation avec Douch dans sa prison : « j’y retrouvais instantanément des impressions perdues, en même temps que j’étais totalement surpris par ses traits » (page 120) et le procès de Douch, avec les victimes survivantes qui y assistent : « La vision qui s’offre à eux les fait replonger dans le monde de bouchers qu’ils ont tous découvert, trente cinq ans plus tôt, avec le regard innocent et effrayé de l’enfant » (page 138).

Il faut essayer de suivre la pensée de François Bizot, subtile et parfois iconoclaste : « Dans un tribunal, s’il existe quelque chose d’inhumain, c’est assurément cette action de la justice sur la souffrance des êtres (…) D’où l’inévitable trahison des juges, dans une comédie qui pourrait être une farce, si le but n’était pas de rassurer le public, et de nous libérer de nos peurs » (page 139). Perplexe, j’aimerais connaître là-dessus l’opinion de juges et d’avocats pénalistes… D’autant que, page 140, le discours se fait philosophique et moral, et convoque Descartes : « Je me sens part de cette unité-là (NDLR : l’homme individuel et le genre humain tout entier), je la ressens en moi, et à cause d’elle, je suis » !

« Il me semble que ma vie toute entière s’est passée à entendre du fond de la terre monter le cri du bourreau ». D’une certaine façon, si, Douch l’a tué… « Serons-nous toujours trop effrayés pour reconnaître cet instant de vérité, comprendre que l’être humain qui lève le bras sur son prochain n’existe pas comme tel ? En cela, il s’approprie son crime de la seule manière qui soit : crier pour puiser à sa source la cruauté dont il a besoin » (page 140). Oui, peut-être, et alors ? J’avoue qu’à ce moment du livre, j’ai commencé à la fois à lâcher prise intellectuellement et à me lasser…

04/07/2019

Émerveillements linguistiques : la traduction et l'empathie selon François Bizot

C’est dans ce deuxième chapitre de son livre « Le silence du bourreau » que François Bizot parle des langues et de la traduction, à l’occasion de son travail de bénédictin sur les manuscrits khmers. J’ai déjà cité un extrait dans mon billet du 20 juin 2019.

Voici la suite de son texte : « … un inconnu ne livre jamais de ce qu’il se dispose à dire, qu’une image modifiée par ses hésitations, par ses présupposés. Il fallait prévoir que ce qui me serait intelligible me serait aussi trompeur. Ainsi, faire en sorte que ces êtres lointains, inatteignables, je veux dire dont tant d’interdits nous maintenaient à distance, me livrent dans leur langue quelque chose que je puisse énoncer dans la mienne, au travers d’une démarche humaine, globale, sensible, personnelle… Je devais tout mettre en œuvre pour me distinguer d’eux le moins possible mais aussi me braver moi-même pour mobiliser en moi de nouvelles dispositions de l’âme » (page 69).

Et ce qui est fascinant, c’est ces mêmes qualités humaines et professionnelles qui permettaient à François Bizot de « traduire » ce que lui disaient les moines et donc de progresser dans son appropriation des textes anciens et des traditions ancestrales, allaient lui permettre d’entrer en communication – et même en relation quasi intime – avec son gardien.

« C’est ce défi qui me dépassait, ces marottes contractées en arrivant sur place, cette manie de vouloir systématiquement percer les semblables pour les tâter de l’intérieur, qui se sont transformées en une opération cauchemardesque, après mon arrivée à M.13. Car c’est une chose que d’investir de son expérience particulière la condition humaine d’autrui, et c’en est une autre que de s’infiltrer en lui, en prenant sa forme, lorsque cette forme s’avère intolérable et cependant si congrue qu’on ne peut douter qu’elle soit aussi la nôtre. Un geôlier khmer rouge, c’était le contraire de moi, mais c’était encore moi, jusque dans la décadence » (page 69 et 70).

Ces passages constituent pour moi le sommet du livre : « Et tandis qu’enchaîné devant lui, je le regardais comme mon contemporain, que les mots qui transparaissaient de ma frayeur disaient : je ressens, je partage, je fais miens ton effroi et ton sort, je l’affranchissais de sa propre frayeur, et parvenais, sans l’avoir calculé, à lui cacher l’image haïssable que ses autres victimes renvoyaient toutes sur lui.

Mon visage devenu le sien fut ce qui lui a interdit de me tuer » (page 70).