01/07/2019
"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique II
Le livre de François Bizot, « Le silence du bourreau » (Flammarion, 2011), se compose de trois parties d’intérêt croissant.
Pour commencer, 153 pages plutôt poussives dans lesquelles il ressasse son obsession depuis sa libération : l’Homme est ainsi fait que n’importe qui peut devenir bourreau ; il faut donc rechercher sans cesse l’Homme derrière chaque bourreau ; et ne pas l’assigner à une quelconque singularité de monstre. François Bizot cite un extrait du livre de David Chandler, « S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges » (Autrement, 2002) dont il a signé la préface : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S-21, nous ne devons pas regarder plus loin que nous-mêmes ».
Le bas de la page 132 résume le dilemme de l’ancien prisonnier : « Déposer devant la Cour. Rapporter de quelle manière l’accusé s’est trouvé sur mon chemin. Affronter un public qui n’attend qu’une chose pour bondir : que je fasse du bourreau un portrait humain par où je serais suspecté d’expliquer, de comprendre et ainsi d’excuser– alors que mon désarroi vient justement de l’impossibilité de plaindre et encore plus d’absoudre. Bref, assumer sans faiblir, si grandes soient les charges qui pèsent contre lui et l’horreur encore plus grande que son action m’inspire, l’empathie dans laquelle je me suis trouvé avec lui dans la forêt d’Omleang. Livrer le fond de mes pensées, malgré les voix qui vont s’élever au nom de la raison. M’affranchir des tabous, ne pas fuir les questions, me camper devant ce que je n’ai pas honte de croire, retrouver les mots de mes insomnies, révéler ce que j’ai vu un jour et que je revois sans cesse. Réaffirmer, au risque d’être taxé d’hérésie, la vérité devant laquelle nous reculons depuis les origines : l’humanité du monstre ».
François Bizot revient sur les grandes étapes de sa vie qui sont en rapport avec le choc, non pas tellement de sa détention, mais de sa découverte que, d’un certain point de vue, le tortionnaire Douch était un homme comme lui-même et que les circonstances (et l’emprise d’une idéologie, d’une religion, d’une secte…) peuvent faire basculer un être humain « normal » dans l’horreur. Pour preuve, il commence par confesser sa réaction violente à la mort de son père, réaction qu’il assimile à un « basculement » hors de l’humain (« 1963 – Sarah »). Et très vite, il reprends, pour la nième fois, le récit de sa capture, de sa libération et de toute la suite jusqu’au procès (c’était déjà l’objet du Portail, et ce sera répété encore dans Le silence du bourreau… Défaut de construction de ces témoignages successifs ou souhait de marteler l’événement fondateur de toute sa philosophie ?).
Passons sur ce chapitre-prétexte et venons-en au suivant (« 1971 – Le révolutionnaire »). Il revient sur sa captivité – déjà abordée dans son premier livre « Le portail », avec poésie et philosophie : « Je revois la belle clarté qui filtrait des hautes branches. Des pousses fraîches de lisière s’élevaient du renfort pour enrouler leurs tiges. Étonnant comme le fil de la vie s’efforce de poursuivre son cours même au sein de la désolation ! Et allez savoir pourquoi, j’ai le souvenir éternel d’un jeune figuier redressé dans le dévers, qui déployait autour de son ancien niveau une fine chevelure de radicelles roses » (page 42). Poésie certes mais pensée pas toujours très claire : « Ici, j’entrevoyais en filigrane que le partie la plus attrayante de la vie était celle qui s’édifiait sur la répétition des heures, réduisait sa durée jusqu’au présent idéal, qui surgissait par miracle du fond de mon existence inhibée » (page 43). En bref la nature fait tout pour l’aider à supporter sa détention : « Substituer à l’horrible dissonance du présent, le lever des jours pleins de fraîcheur et de promesse et, sans davantage réfléchir, consentir à un mariage de raison dans mes profondeurs les plus intemporelles » (page 43). Bigre !
Plus loin, il résume en quelques mots sa libération et s’attarde sur deux points : d’abord sa relation improbable avec son gardien et ensuite son impression qu’il ne gardera aucune séquelle psychologique de son séjour contraint au camp M.13. « La fraternité qui nous a brièvement rapprochés au cours des dernières heures, puis sur le chemin du retour, restera empreinte d’une sincérité, d’une profondeur et d’une gravité que très peu de personnes peuvent connaître ; sauf à courir les mêmes risques. Ce fut comme un pacte, contre nature, mais scellé en secret dans la lutte et la peur (…) À la fin, il s’en retourna rejoindre mes ex-codétenus pour continuer son travail, sans autre perspective que d’être entraîné dans la même catastrophe » (page 52). « Mais pour le futur, aucun rejaillissement à craindre, pas de choc en retour, aucune connexité susceptible de m’atteindre par ricochet un jour (…) Mon épreuve à moi n’avait recélé aucune gloire, aucune révélation, et ma remise en liberté se trouvait entachée de honte : celle d’être revenu sans mes deux compagnons. En ce temps-là, on n’alertait pas les victimes contre un probable traumatisme à venir (…) » (page 53). Il lui faudra pourtant deux livres pour surmonter le choc.
La veille de sa libération, au coin du feu, Douch lui avoue qu’il n’a pas mis que son cerveau au service de la révolution ; il a aussi endossé, à contrecœur, le rôle de bourreau, en frappant lui-même les prisonniers. « L’existence obligeait à jongler avec les aléas, et le même homme devait vivre en chassant les remords de son âme, en faisant coexister l’égoïsme et le généreux (…), la mort de l’autre et sa propre mort (…)Cet instant nous a révélés à nous-mêmes et à l’autre, comme s’il ne pouvait y avoir de connaissance de soi que grâce à une reconnaissance » (page 60). C’est un choc pour l’ethnologue « Je me demandai (…) si je ne glissais pas à une sorte de complicité en ne disant rien, en ne m’insurgeant pas, en n’ayant pas l’air de condamner des actes dont je craignais soudain qu’ils puissent être les miens » (page 61).
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24/06/2019
"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique I
C’est « du temps long » mais à l’échelle d’une vie humaine. Songez donc : en 1971, le jeune conseiller d’ambassade François Bizot, la trentaine, est arrêté par les Khmers rouges au Cambodge et envoyé dans un camp en pleine jungle. Pendant ses trois mois de détention, il établit une relation ambivalente avec son geôlier, Douch, un ancien étudiant idéaliste de 28 ans, qui obtient sa libération auprès de ses chefs.
La « révolution » des Khmers rouges, qui tourne au délire paranoïaque et à la folie destructrice, fera des centaines de milliers de morts parmi ses concitoyens. Voici, pour les plus jeunes de mes lecteurs, ce que dit Wikipedia de ce mouvement révolutionnaire :
Les Khmers rouges sont un mouvement politique et militaire communiste radical d'inspiration maoïste, qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979. Sa direction a été constituée jusqu'en 1981 par le Parti communiste du Kampuchéa, dit également Angkar (« Organisation »). De 1962 à 1997, le principal dirigeant des Khmers rouges a été Saloth Sâr, plus connu sous le nom de Pol Pot.
Les Khmers rouges ont pris le pouvoir au terme de plusieurs années de guerre civile, mettant en place le régime politique connu sous le nom de « Kampuchéa démocratique ». Entre 1975 et 1979, leur organisation a mis en place une dictature d'une extrême violence chargée, dans un cadre autarcique, de créer une société communiste sans classes, purgée de l'influence capitaliste et coloniale occidentale ainsi que de la religion. Le nouveau régime décrète notamment l'évacuation de toutes les villes du pays, contraignant les populations citadines à travailler dans les campagnes, dans des conditions relevant de l'esclavage. Le Cambodge vit alors sous un régime d'arbitraire total.
Le régime Khmer rouge s'est rendu coupable de nombreux crimes de masse, en particulier de l'assassinat de plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens, selon les estimations minimales. Le Programme d'Étude sur le génocide cambodgien de l'université Yale évalue le nombre de victimes à environ 1,7 million, soit plus de 20 % de la population de l'époque. Chassés du pouvoir au début de 1979 par l'invasion vietnamienne du Cambodge, les Khmers rouges mènent ensuite une nouvelle guérilla, jusqu'à leur disparition à la fin des années 1990.
Notre ethnologue a donc été captif pendant la guerre civile qui a précédé la prise du pouvoir. En 1988 – il y a dix ans que les Khmers rouges ne sont plus au pouvoir – François Bizot est de retour au Cambodge ; en visitant l’ancien centre de torture S21, il découvre que son directeur n’était autre que Douch et que celui-ci y a été responsable de milliers d’assassinats.
C’est en 2000, juste après l’arrestation de Douch, que François Bizot publie « Le portail », qui raconte sa captivité et sa libération, vingt-neuf ans après... J’ai lu ce livre au printemps de 2001 et l’ai trouvé décevant, à cause de son style un peu ampoulé et d’un « enrobage » de la réalité vécue : sans aucun doute, l’auteur voulait tirer une leçon « humaine » de son expérience et nullement raconter par le menu ce qu’il avait enduré. Aucun sensationnalisme donc et aucun élément non plus qui aurait permis au lecteur de « ressentir » l’ambiance certainement terrifiante du camp. En fait ce que j’ai retenu de ce livre lu il y a dix-huit ans, c’est la lutte psychologique de tous les jours du prisonnier avec son gardien, c’est le choc de deux volontés que tout sépare et que néanmoins quelques éléments rapprochent, c’est la persuasion et aussi l’empathie qui sous-tendent leurs incessantes discussions, c’est en bref cet effort ininterrompu pour ne pas baisser la tête, pour déplacer l’enjeu de la sphère politique à la sphère individuelle, humaine. Français et non Cambodgien, cultivé, ouvert, dialecticien, tacticien, lointain rejeton de la Révolution française tant admirée, François Bizot, vu des Khmers rouges, pouvait être libéré, et il le fut. La meilleure image de ce combat de Titans entre deux personnalités, combat de David contre Goliath, est celle de la libération : François Bizot, en situation d’infériorité totale, exige de son geôlier qu’il lui rende sa montre confisquée lors de son arrestation ; c’était un cadeau de son père…
Quinze nouvelles années ont passé depuis la visite du camp S21 de Phnom Penh ; Douch a été capturé en 1999 et attend son jugement en prison. En 2003 donc, François Bizot retrouve son « libérateur ». Le syndrome de Stockholm dont il est victime devient évident ; il est évident aussi que toute sa vie, toute sa vision de la vie et de l’Homme, ont été bouleversées en 1971, et que sa réflexion et sa quête ne le quitteront plus.
En 2009 a lieu le procès de Douch, seul inculpé des Khmers rouges ; François Bizot y est le seul témoin invité à s’exprimer par les juges. Le bourreau sera condamné à trente-cinq ans de prison. Son ancien détenu ne l’évoquera même pas dans le livre « Le silence du bourreau » (Flammarion) qu’il publie en 2011.
Nous allons maintenant en rendre compte, au moment même où les médias parlent des membres français de Daech condamnés à mort en Irak, de leurs épouses qui mettent en avant leur nationalité française pour exiger d’être rapatriées et des enfants laissés orphelins là-bas, et nous font nous interroger sur les notions de responsabilité, de rédemption et de dialectique entre le Bien et le Mal chez l’Homme. Sur la condition humaine.
François Bizot a aujourd’hui 78 ans. Toute une vie…
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18/02/2019
"Déchirez cette lettre" (Michelle Maurois) : critique II
Le mariage est la grande affaire des jeunes filles et de leurs familles à cette époque, et Simone n’échappe pas à la règle. Ses nombreuses tentatives, ses angoisses, ses fiançailles rompues remplissent une bonne partie du volume « Déchirez cette lettre ». Cependant elle ne se berce pas d’illusions. Voici ce qu’elle en dit : « Les jeunes gens se marient rarement dans l’entraînement irrésistible d’un coup de foudre pour la jeune fille à laquelle ils demandent sa main. Le libre exercice sensuel de l’amour, pendant les années de la vie de garçon, les blase sur les emportements physiques de la passion : ils en calculent le peu d’importance dans l’ensemble d’uneexistence, la durée éphémère – et loin de chercher dans le mariage un prétexte légitime à l’accomplissement d’une fonction animale, dont ils ont l’habitude d’apaiser les exigences en dehors du domicile familial, ils font entrer, dans le choix de leur compagne légitime, des considérations sociales et financières beaucoup plus que des préférences d’attraction. Une épouse n’a pas pas besoin d’être une maîtresse experte – il y a des filles de joie pour la mise en action des rites passionnels –, mais il faut qu’elle apporte un grand luxe dans l’intérieur que l’on veut bien constituer avec elle, et qu’elle assure fastueusement la « matérielle » du ménage. L’enfant, qu’on lui fera par condescendance et par calcul, sera le lien indestructible qui opèrera définitivement la fusion des fortunes, le prétexte à ne pas divorcer, donc à jouir sans remords et sans inquiétude des rentes de l’épousée » (page 166).
Nous sommes en 1918, on ne saurait être plus lucide sur les mœurs de son époque. Un peu plus tôt, Simone avait déjà écrit : « Les hommes sont généralement des mufles. À la femme qui leur plaît ils offrent 100000 francs pour être son amant ou bien ils lui en demandent 500000 pour devenir son mari » (page 129).
La fille d’Anatole France, Suzanne Psichari, mourra de la grippe espagnole, le 18 novembre 1918, au 3 rue Boccador à Paris dans l’appartement de sa mère qu’elle habitait avec son fils, Lucien. Son mari, Michel Psichari, dont elle était séparée, avait été tué le 20 avril 1917. Cette famille concentrait en son sein les deux fléaux qui ravagèrent la France (et l’Europe) au début du siècle : la guerre mondiale et la grippe. Nous aurons l’occasion de reparler des Psichari.
En 1919, c’est le père de Jeanne, Eugène Pouquet, qui meurt. Il laisse une succession importante, dont le partage causera des rancœurs. Son épouse, Marie « avait sacrifié un tiers de sa fortune personnelle à l’achat de la charge d’agent de change de son mari. Elle eut la pénible surprise de voir qu’il n’était tenu aucun compte de la valeur de cette charge dans l’héritage, alors qu’Essendiéras était soumis au partage. En présence du notaire, elle sentit qu’elle devait dire quelque chose mais elle se tut. Elle ne comprit qu’après que les traitements étaient inégaux entre Jeanne et Pierre, sources de longues querelles de famille » (page 212). Combien d’épouses ont été dans la situation de Marie Pouquet au siècle précédent ? Il n’y a pas si longtemps, les épouses n’héritaient pas de leur mari !
Enfin, le mariage de Simone est annoncé, avec un diplomate roumain Georges Stoïcesco, en janvier 1920. Ce ne sera pas un succès, même si une fille naîtra de cette union, enfant dont Simone se désintéressera.
Pour terminer ce dernier billet sur la saga de la famille Arman-Pouquet, laissons la parole à Michelle Maurois : « Ce même mardi 2 décembre 1924, Simone donnait chez elle un déjeuner de dix couverts réunissant Robert de Flers et sa femme, Jeanne Pouquet, Alice Halphen, Paul Valéry, François Mauriac, Bernard Grasset et André Maurois. Elle avait demandé à Grasset de lui amener ce dernier, veuf depuis quelques mois, et qu’elle ne connaissait pas.
Mon père crut que son éditeur l’emmenait chez une très vieille dame, Mme Arman de Caillavet, l’égérie d’Anatole France. Il fut surpris et fasciné de rencontrer une belle jeune femme brune, entourée d’écrivains célèbres et qui parlait familièrement de Marcel Proust.
Le 6 septembre 1926, Simone de Caillavet devenait Mme André Maurois. Ce mariage devait durer quarante et un ans, jusqu’à la mort de mon père. Mais cela, comme disait Kipling, est une autre histoire, et je ne la conterai pas » (page 439).
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