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07/07/2016

"Souriez, vous êtes français !" (Bernard Maris) : critique

Plus d’un an après sa disparition dans les circonstances que l’on sait, France Inter publie avec Grasset les chroniques de l’économiste iconoclaste Bernard Maris dans l’émission « La France au milieu du gué ».

Ces chroniques forment une chaîne, la nouvelle reprenant le fil là où l’avait arrêté la précédente, et elles commencent toutes par la même accroche provocatrice : « Bonjour chers assistés, chers frileux qui recherchez le soleil ».

Français en vacances (2).jpgC’est dire que Bernard Maris, dans ce petit livre, s’insurge malicieusement contre cette idée répandue qui considère la France comme un îlot d’État-providence, et les Français comme des « planqués » qui ne songent qu’aux vacances (les Allemands, avec leur fameux « Glücklich wie Gott in Frankreich », ne sont sans doute pas pour rien dans cette réputation).

Selon cette idée, la France serait donc marginalisée dans la mondialisation, confite dans son ancien mode de vie, incapable de progrès et d’innovation, et condamnée au déclin.

Selon son habitude, Bernard Maris pourfend avec fougue et joyeux désordre cette doxa, qui est celle – et ce n’est pas la moindre ironie de l’histoire – de son contradicteur sur France Inter, Dominique Seux, qui signe l’avant-propos et assure avoir aimé, beaucoup aimé, leurs joutes oratoires, tout en n'étant d’accord sur quasiment rien avec lui…

Sur le fond, les connaisseurs et admirateurs d’Oncle Bernard n’apprendront rien de vraiment nouveau dans cette compilation, plutôt une nouvelle présentation de points de vue déjà lus dans ses ouvrages précédents (par exemple dans « Et si on aimait la France »), avec autant de données statistiques réexaminées, autant de paradoxes amusants, autant de gentille mauvaise foi parfois, mais surtout autant de largeur de vue, débordant l’économie étriquée pour parler d’humanisme, de philosophie, d’histoire…

Voici ce que j’ai noté lors de ma lecture.

Dans le chapitre « Bonjour les frileux, bonjour les planqués de la ligne Maginot », Bernard Maris règle son compte au paradoxe du libéralisme à la française : « … Les Français aiment les intellectuels, qui n’aiment pas le libéralisme (…). Pourtant, si les autres pays sont libéraux en parole, ils ne le sont pas dans les faits » (page 111). Et de citer les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Corée du Sud, le Japon et, bien sûr, la Chine, qui se protègent tant et plus, l'air de rien. Il conclut : « Les Français sont protectionnistes en parole et libéraux dans les faits, les Anglais c’est l’inverse. Comme disait ce prix Nobel : la concurrence c’est bien surtout quand on peut manger les autres » (page 113).

Un autre chapitre, « Bonjour les retardés, les passéistes, les nostalgiques », est intéressant ; il y rappelle l’étonnante capacité de la France à rattraper son retard (qu’elle ne manque pas de prendre à chaque étape…) : dans les chemins de fer, la téléphonie, l’école (sous la Troisième République), les autoroutes (NDLR : parfait aujourd’hui ce réseau bien entretenu pour les camionneurs lithuaniens…). Et la culture ? Oui, la France a perdu son aura d'antan auprès des artistes. « Mais elle rattrapera son retard : quoi de plus simple d’attirer les élites du monde quand on en a vraiment envie ? Une politique universitaire généreuse, une politique culturelle originale, une façon de vivre différente… Un pays où les affaires se font surtout pendant le déjeuner de midi ne peut pas être tout à fait mauvais » (page 117).

Mais ces connaisseurs et admirateurs, in fine, retiendront peut-être surtout la préface de sa fille et la postface de son fils, dignes, instructives et tellement émouvantes.

« … nous attendions qu’il revienne (dans le sud). Je lui parlais d’une maison, dans la campagne toulousaine. J’imaginais le Lauragais, ou pourquoi pas, un peu plus loin, l’Aude ou l’Ariège. Un endroit où nous nous retrouverions… » (page 11).

« Je remonte le temps (comme j’aimerais que ce soit possible) et je le vois, toujours le même, concentré, penché sur sa table, une mien dans les cheveux. (…) Et déjà, dans la pénombre de ma chambre d’enfant : j’ai trois ou quatre ans et, dans notre petit appartement, son bureau est dans ma chambre. J’ouvre les yeux dans un demi-sommeil, et il est là, le dos tourné. Un jeune homme, écrivant dans une toute petite lumière qui ne doit pas me réveiller » (page 13).

Je veux terminer en citant Raphaël Maris, on comprendra pourquoi ce passage de sa postface me touche beaucoup : « (…) sa bibliothèque, c’était lui et lui était aussi sa bibliothèque, ils sont indissociables dans mon souvenir. Tolstoï, Dostoïevski, Michelet, Proust, Tocqueville, Kafka, Virginia Woolf et tant d’autres, amis pour toujours, même si je ne les ai pas encore tous lus. Mon père m’a donné le goût des livres, plus encore, le goût de la compagnie des livres et des écrivains. Cette bibliothèque était pour moi une caverne d’Ali Baba, un trésor auquel je n’avais pas encore complètement accès, mais que je saurais mériter avec le temps et quelques efforts » (page 133).

04/07/2016

"Un été avec Victor Hugo" (L. El Makki, G. Gallienne) : critique

J’avais « dévoré », dans la même série, « Un été avec Marcel Proust », dont je vous rendrai compte ultérieurement. Il faut dire que ce volume avait été conçu par un grand spécialiste de Proust, le professeur au Collège de France, Antoine Compagnon, qui avait confié à d’autres spécialistes des dissertations sur un certain nombre de thèmes permettant d’éclairer la Recherche. C’était dans le cadre d’une série d’émissions de France Inter, durant l’été 2013.

Victor Hugo.jpgIci, dans « Un été avec Victor Hugo », rien de tel ; c’est une productrice à France Inter, Laura El Makki, et un sociétaire de la Comédie française, Guillaume Gallienne, qui sont à la barre ; ce n’est plus de l’analyse littéraire mais plutôt un survol « journalistique » de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo.

Pour se remémorer la trajectoire de ce géant de l’écriture et de ce militant de la lutte contre la misère ou tout simplement pour la découvrir, c’est très bien ; en plus de quarante chapitres courts, on balaye toutes les facettes de ce titan : la fameuse bataille d’Hernani, à cause de son souhait de révolutionner le théâtre, son attirance irrépressible vers les femmes et sa double vie avec Juliette Drouet, actrice de son état, son amour brisé pour sa fille Léopoldine (cf. le célébrissime poème des Contemplations : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai… » et « Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps »), noyée lors d’une traversée en bateau près du Havre, ses démêlés avec la dynastie Bonaparte (Napoléon 1er et Napoléon le Petit) et l’exil à Jersey et Guernesey (pendant dix-neuf ans), son combat contre la peine de mort (cf. « Les derniers jours d’un condamné »), sa fascination pour la mer (cf. « Oceano nox » dans « Les travailleurs de la mer »), l’Art d’être grand-père, les honneurs et la gloire (député, pair de France, Académicien… et le million de Français qui l’accompagnent vers sa dernière demeure, le Panthéon) et tant d’autres événements – joyeux et douloureux – qui ont jalonné une vie extraordinairement remplie.

On découvre aussi dans ce petit livre des aspects inconnus du grand homme, par exemple ses expériences de spiritisme, au cours desquelles il fera tourner des tables ! 

Hélas, la compilation est plutôt plate et sans âme : on saute du coq à l’âne et surtout l’œuvre littéraire reste dans l’ombre (même si quelques extraits figurent par ci par là) ; nos auteurs sont sans doute fascinés par le personnage mais ne se risquent à aucune analyse approfondie de sa production littéraire ni de son importance au milieu du XIXème siècle ; ce n’était pas leur but et ce n’est pas leur spécialité. 

Leur propre style d’écriture est d’ailleurs plutôt médiocre ; on croit retrouver, souvent, l’un de nos manuels scolaires : « A-t-il vraiment aimé ? N’était-ce qu’un rêve ?... Nous sommes ici en plein romantisme » (page 174). 

Certaines phrases sont bancales : « En un mot : trouver la vérité du grand fil mystérieux du labyrinthe humain. Il a en tête, c’est La légende des siècles » (page 181). 

Tout à coup, page 202, un chapitre entier sur Théophile Gautier… qui se termine par cette construction bizarre : « Dix ans plus tard, le jour de l’enterrement de Gautier, il arborera les mots d’un ami » (page 207).

Un autre chapitre est consacré au peintre Delacroix, ami de Hugo. « Delacroix expose La mort de Sardanapale et son audacité déclenche les foudres » (page 210). C’est vrai qu’un des logiciels que j’utilise se nomme « Audacity » mais bon… 

Les contemplations.jpgEn conclusion, le principal intérêt de ce livre est de nous rappeler quel génie était Hugo et de nous donner envie de relire ses textes ; mes préférés sont « Les contemplations » et « Notre Dame de Paris » mais il m’en reste tellement encore à découvrir…

27/06/2016

"Lumières de Pointe-Noire" : critique (II)

Sur la forme, voici les quelques coquilles et incorrections que j’ai relevées dans « Lumières de Pointe-Noire » : 

  • « … ce mensonge qui ne m’aura permis jusqu’alors que d’atermoyer le deuil ». C’est la deuxième phrase du livre, page 11 de l’édition Points (la première est très proustienne : « J’ai longtemps laissé croire que ma mère était encore en vie » !). Moi qui connais le mot « atermoiement », j’ai été surpris par ce verbe « atermoyer » qui fait suranné. Mais, manque de chance ou absence de relecture vigilante, ce verbe est intransitif ; Alain Mabanckou ne pouvait donc pas écrire « atermoyer le deuil ».
  • « de ma mère, j’ai le souvenir immarcescible des yeux marron clair dont il me fallait sonder la profondeur pour discerner ses soucis… » (page 19). Bien sûr « marron » est invariable car cette couleur porte le nom d’un objet (comme « orange » et contrairement à « vert »). Mais franchement, ce beau mot de « immarcescible », je ne connaissais pas. Il ne figure pas dans le Hachette de 1991 mais voici ce qu’en dit le Trésor de la langue française :

IMMARCESCIBLE, IMMARCESSIBLE, adj.

Littér. Qui ne peut se flétrir ; impérissable. Les lois immarcescibles de l'optique géométrique (QUENEAU, Loin Rueil, 1944, p. 95). Un souvenir (...) immarcescible (...) un de ces souvenirs si solides, si présents qu'on a pour ainsi dire jamais besoin d'y penser (ARNOUX, Visite Mathus., 1961, p. 154) :

Ainsi, je t'ai créé de la suprême essence,

Fantôme immarcessible au front d'astres nimbé,

Pour me purifier de la concupiscence,

Pour consoler mon cœur dans l'opprobre tombé.

MORÉAS, Syrtes, 1884, p. 68.

  • J’ai toujours un problème avec les expressions du type « une des raisons qui », comme dans « une des raisons qui expliquaient qu’elle ne m’avait réellement jamais regardé droit dans les yeux durant mon enfance » (page 19). Alain Mabanckou accorde avec « des raisons » mais moi, je l’accorderais avec « une ». Je vais demander à l’Académie. 

Dans « Lumières de Pointe-Noire », il y a bien sûr quelques belles pages et quelques belles phrases.

« Ces enfants, eux, savent, à travers la rudesse de l’existence, trouver les points de lumière. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’ils étaient tout aussi heureux que je l’étais lorsque j’avais leur âge et que le bonheur était dans le plat qui fumait dans la cuisine, dans l’herbe qui poussait, dans le pépiement d’un couple d’oiseaux amoureux, voire sur l’affiche d’un film indien projeté au cinéma Rex où nous nous alignions dès dix heures du matin pour avoir la chance d’assister à la séance de quinze heures. Nous étions loin des tracasseries de nos parents en qui, de toute façon, nous avions confiance car ils savaient maquiller leurs angoisses, leurs manques, leurs difficultés à joindre les deux bouts de mois pour ne pas entacher notre innocence » (page 125). 

« Cette influence de l’Union soviétique sur notre éducation eut pour conséquence directe le recul de deux langues que nous estimions propres aux capitalistes et qu’il fallait bannir : l’anglais et l’espagnol. À se demander pourquoi nous continuions à utiliser le français, laissant presque sous-entendre que celui-ci ne venait pas du monde capitaliste et était une langue congolaise. Toujours est-il que le russe devint la langue que chacun devait privilégier (…). Afin d’inciter les élèves à regarder vers l’Union soviétique, certains professeurs, membres du PCT, lâchaient : - Qu’est-ce que vous avez à foutre avec la langue anglaise puisque vous n’irez jamais en Angleterre ? » (page 219). 

« Pointe-Noire conserve jalousement son passé de ville coloniale (…). Le romancier camerounais Eza Boto (Mongo Beti) est sans conteste l’un des auteurs d’Afrique noire francophone qui auront le mieux décrit la ville coloniale. Dans son roman Ville cruelle, le nord de la cité de Tanga est une petite France importée sous les tropiques, avec ses bâtiments somptueux, ses artères fleuries, tandis que le sud croupit dans la misère la plus extrême, sans électricité et où, quand la ville dort, la pègre sème la terreur » (page 233). 

Il y a aussi, comme souvent chez Mabanckou, de l’humour et un certain militantisme optimiste pour la liberté et le respect du droit, comme dans le chapitre « Guerre et paix », que j’ai déjà cité, où il fait dire à l’un de ses interlocuteurs dans un bar, tout le mal qu’il pense des guerres civiles et des dirigeants de son pays, ligoté par le pétrole.

Au total, donc, un livre qui se lit facilement, que l'on n'a pas envie de garder et auquel on doit préférer le roman "Demain j'aurai vingt ans" du même auteur.