14/07/2016
"Souvenirs d'enfance et de jeunesse" (Ernest Renan) : critique (I)
Je ne sais plus lequel, parmi les auteurs que je lisais il y a quelques mois, citait souvent Renan ; Natacha Polony ? Alain Finckielkraut ?
Et je ne sais même plus à quelle occasion il ou elle le citait ; l’école ? la nation ? la religion ?
En fait, peut-être que tout simplement, je l’ai confondu avec Péguy…
Toujours est-il que j’ai lu les « Souvenirs d’enfance et de jeunesse » que Ernest Renan a publiés en 1883.
Quelques mots d’abord sur cet écrivain et intellectuel oublié, qui connut, dans les années 1880, « une vogue qui (a) fait de lui, avec Victor Hugo, le représentant le plus illustre de l’intelligence française ».
Ce Breton de Tréguier, né en 1823 et mort en 1892, était agrégé de philosophie, docteur ès lettres et fut membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, professeur au Collège de France et élu à l’Académie française.
Il fut un écrivain prolifique, étudiant essentiellement les religions et les langues et traduisant le Livre de Job et le Cantique des Cantiques : « Études d’histoire religieuse », « Histoire générale des langues sémitiques », « Vie de Jésus », « Histoire des origines du christianisme », « Dialogues philosophiques », « Histoire du peuple d’Israël » sont ses ouvrages les plus connus.
Mais il a dû la difficulté de sa carrière d’intellectuel et aussi sa réputation, à son parcours spirituel original, en phase avec les soubresauts religieux de son époque : élevé dans la plus pure tradition catholique, au Petit Séminaire, puis au Grand Séminaire à Paris, il quitte la voie de la prêtrise à l’âge de 22 ans, à la suite d’une crise terrible au cours de laquelle il remet en cause l’enseignement qu’il a reçu, sans toutefois cesser d’être croyant.
À dire vrai la lecture de ce livre, dans l’édition établie par son grand spécialiste, Jean Pommier, en 1959 et reprise par Folio (n°1453), est assez laborieuse, à cause de son « appareil critique » (comme disent les savants), à savoir la multitude de commentaires de bas de page et de renvois à d’innombrables notes en fin de volume. À cause aussi d’une longue introduction de quarante pages, dans laquelle, Jean Pommier analyse l’œuvre, thème par thème, avec une partialité et un enthousiasme dérangeants.
Croyant y trouver soit les souvenirs d’un petit Breton du XIXème siècle, soit la réflexion sur la Nation et l’État d’un grand intellectuel, je suis resté sur ma faim. En outre, la forme en est déconcertante puisque ce n’est pas un récit suivi mais « des pages presque sans ordre », de l’aveu même de l’auteur. Et que dire de ces récits naïfs comme « le broyeur de lin » ou « le bonhomme Système », sinon qu’ils présentent de nos jours bien peu d’intérêt, pas même de pittoresque ou de nostalgie ?
A contrario la Préface d’Ernest Renan est remarquable, fort intéressante, et pour ainsi dire, actuelle, sans avoir de rapport avec le livre qu’elle introduit : « Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais, une fois les crises de l’heure actuelle passées, pourra bien n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de l’esprit humain.
Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune cote officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et de gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire.
Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitudes n’avons-nous pas payé ce patronage ! » (page 5) et, plus loin, « Le but du monde est le développement de l’esprit, et la première condition du développement de l’esprit, c’est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c’est l’état théocratique, comme l’islamisme et l’ancien État pontifical, où le dogme règne directement d’une manière absolue. Les pays à religion d’État exclusive comme l’Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients » (page 7). S’en suit un manifeste pour la laïcité, le libéralisme à l’anglo-saxonne et l’Europe.
07:30 Publié dans Écrivains, Essais, Littérature, Livre, Renan Ernest | Lien permanent | Commentaires (0)
11/07/2016
L'été Dutourd de France (I) : itinéraire lexicographique
En 1998 (oui, c’est une date footballistique, non pas une date cycliste, mais c’est comme ça…), Jean Dutourd, grande gueule de droite assumée et Académicien de son état, était sollicité par le Figaro, alors dirigé par Franz-Olivier Giesbert, pour donner une chronique sur le français tel qu’il était parlé ici et là, « Le bon français ».
Il paraît que c’était l’idée de Maurice Druon, le Secrétaire perpétuel de l’époque ; il n’en fallut pas moins pour que l’auteur de « Au bon beurre » donnât libre cours à sa mauvaise humeur légendaire et, accessoirement, à sa connaissance quasi-étymologique de notre belle langue.
En fait de purisme et de conservatisme pointilleux, si vous croyez que ce blogue et son animateur en sont l’illustration ultime, vous n’avez encore rien vu !
Dans ses chroniques, l’excellent homme à la pipe se déchaîne et passe au lance-flammes les cuistres et les pédants, les avachis et les soumis, les paresseux et les incultes, et in fine tous les ravis de la domination américaine sur notre mode de vie et notre façon de jacter.
L’éditeur Plon les a réunies en 1999 dans un livre, « À la recherche du français perdu », au plan lumineux et sans ambages : Partie I L’état de siège, Partie II Détails de la trahison…
À mon tour ( !), je vous propose d’en faire le (Du) tour, pendant ces belles journées de l’été 2016 où les coureurs parcourent la Grande Boucle (avant-hier soir ils étaient au Lioran).
Mais voyons d’abord quelles sont les causes de la débâcle selon Jean Dutourd.
En premier lieu, le snobisme : « Les Français s’évertuent à utiliser des mots américains (ou américanomorphes), non certes dans le but d’apprendre l’anglais, idiome du reste, auquel leur gosier est étrangement réfractaire, ni dans celui de communiquer avec d’éventuels Anglo-Saxons, mais pour épater les autres Français ».
Ensuite les publicitaires : « Le plus comique est que les épateurs se laissent intimider à leur tour par les agents de publicité, les présentateurs de télévision, les parleurs de la radio, les enseignes ou les réclames en jargon des commerçants ».
Jean Dutourd dénonce aussi « le galimatias pédant, où fleurissent les problématiques, les thématiques et mille autres belles choses inaccessibles aux esprits simples » et « le charabia administratif et la langue de bois des politiciens ».
Tout cela fait beaucoup de moulins…
Au-delà du snobisme, il y a le défaitisme, le manque de volonté : « Nous renions notre langage, qui est notre dernier trésor. Nous ne sommes pas encore remis d’avoir perdu la guerre de 1940, que les Américains, les Anglais, les Russes et le Général de Gaulle ont gagnée à notre place ».
Et pourtant, « notre langue était l’instrument le plus approprié pour aller jusqu’au plus caché de l’être, le bistouri permettant de tout disséquer dans l’esprit ».
« La première des deux guerres réelles de notre temps est celle opposant la science, la technique, l’industrie, à la philosophie et aux lettres ; la seconde, qui en découle, et n’est pas moins furieuse, a lieu entre les langues saxonnes et les langues latines ».
« Le langage conditionne tout, il est la charpente et le ciment des civilisations (…). Submerger la langue sous un afflux de mots étrangers et de néologismes hâtifs fabriqués par les techniciens ou des marchands, finit par détruire non seulement la langue elle-même mais encore le passé, l’histoire, les coutumes, les traditions, les métiers, les vieilles recettes et surtout cette chose si charmante qu’est le génie national (...) ».
« Il s’agit de rendre les hommes identiques d’un continent à l’autre. Travail de longue haleine, qui commence par imposer un patois commun, le reste découlant de cette première violence ».
Une langue s’enrichit bien sûr des apports extérieurs « mais à condition que ces apports soient peu nombreux, afin que la langue ainsi nourrie les digère à loisir, non pas si on les déverse par tombereaux ».
« Les lexicographes, jadis, étaient de sourcilleux gardiens (…) ; maintenant, ils mettent un point d’honneur à n’être que des journalistes du langage ; c’est à qui attrapera le premier la moindre scie américaine ou argotique fraîchement éclose dans la publicité (…), sous couleur qu’il est essentiel de suivre pas à pas l’évolution de la langue ».
Les dictionnaires que l’on publie aujourd’hui « sont pleins de discordances bien propres à désespérer les écrivains, les lettrés et le peuple s’il les feuillette. On voit là en plein les ravages de la néologie ; quand apparaît un vocable inédit, au sens indécis, à consonance étrangère ou scientifique, il a vite fait de se substituer aux termes anciens qui étaient non seulement esthétiques mais encore adéquats ».
« La langue française est en état de siège. Il ne tient qu’à nous que ce soit le siège de Paris, dont nous ressuscitâmes très vite, et non celui de Troie, au terme duquel la ville fut rasée définitivement ».
Voilà pour le diagnostic et l’acte d’accusation ; ils datent de décembre 1998. Dans les semaines qui viennent, je vous proposerai un florilège des billets du livre de Jean Dutourd qui m’ont semblé les plus actuels et les plus pertinents.
07/07/2016
"Souriez, vous êtes français !" (Bernard Maris) : critique
Plus d’un an après sa disparition dans les circonstances que l’on sait, France Inter publie avec Grasset les chroniques de l’économiste iconoclaste Bernard Maris dans l’émission « La France au milieu du gué ».
Ces chroniques forment une chaîne, la nouvelle reprenant le fil là où l’avait arrêté la précédente, et elles commencent toutes par la même accroche provocatrice : « Bonjour chers assistés, chers frileux qui recherchez le soleil ».
C’est dire que Bernard Maris, dans ce petit livre, s’insurge malicieusement contre cette idée répandue qui considère la France comme un îlot d’État-providence, et les Français comme des « planqués » qui ne songent qu’aux vacances (les Allemands, avec leur fameux « Glücklich wie Gott in Frankreich », ne sont sans doute pas pour rien dans cette réputation).
Selon cette idée, la France serait donc marginalisée dans la mondialisation, confite dans son ancien mode de vie, incapable de progrès et d’innovation, et condamnée au déclin.
Selon son habitude, Bernard Maris pourfend avec fougue et joyeux désordre cette doxa, qui est celle – et ce n’est pas la moindre ironie de l’histoire – de son contradicteur sur France Inter, Dominique Seux, qui signe l’avant-propos et assure avoir aimé, beaucoup aimé, leurs joutes oratoires, tout en n'étant d’accord sur quasiment rien avec lui…
Sur le fond, les connaisseurs et admirateurs d’Oncle Bernard n’apprendront rien de vraiment nouveau dans cette compilation, plutôt une nouvelle présentation de points de vue déjà lus dans ses ouvrages précédents (par exemple dans « Et si on aimait la France »), avec autant de données statistiques réexaminées, autant de paradoxes amusants, autant de gentille mauvaise foi parfois, mais surtout autant de largeur de vue, débordant l’économie étriquée pour parler d’humanisme, de philosophie, d’histoire…
Voici ce que j’ai noté lors de ma lecture.
Dans le chapitre « Bonjour les frileux, bonjour les planqués de la ligne Maginot », Bernard Maris règle son compte au paradoxe du libéralisme à la française : « … Les Français aiment les intellectuels, qui n’aiment pas le libéralisme (…). Pourtant, si les autres pays sont libéraux en parole, ils ne le sont pas dans les faits » (page 111). Et de citer les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Corée du Sud, le Japon et, bien sûr, la Chine, qui se protègent tant et plus, l'air de rien. Il conclut : « Les Français sont protectionnistes en parole et libéraux dans les faits, les Anglais c’est l’inverse. Comme disait ce prix Nobel : la concurrence c’est bien surtout quand on peut manger les autres » (page 113).
Un autre chapitre, « Bonjour les retardés, les passéistes, les nostalgiques », est intéressant ; il y rappelle l’étonnante capacité de la France à rattraper son retard (qu’elle ne manque pas de prendre à chaque étape…) : dans les chemins de fer, la téléphonie, l’école (sous la Troisième République), les autoroutes (NDLR : parfait aujourd’hui ce réseau bien entretenu pour les camionneurs lithuaniens…). Et la culture ? Oui, la France a perdu son aura d'antan auprès des artistes. « Mais elle rattrapera son retard : quoi de plus simple d’attirer les élites du monde quand on en a vraiment envie ? Une politique universitaire généreuse, une politique culturelle originale, une façon de vivre différente… Un pays où les affaires se font surtout pendant le déjeuner de midi ne peut pas être tout à fait mauvais » (page 117).
Mais ces connaisseurs et admirateurs, in fine, retiendront peut-être surtout la préface de sa fille et la postface de son fils, dignes, instructives et tellement émouvantes.
« … nous attendions qu’il revienne (dans le sud). Je lui parlais d’une maison, dans la campagne toulousaine. J’imaginais le Lauragais, ou pourquoi pas, un peu plus loin, l’Aude ou l’Ariège. Un endroit où nous nous retrouverions… » (page 11).
« Je remonte le temps (comme j’aimerais que ce soit possible) et je le vois, toujours le même, concentré, penché sur sa table, une mien dans les cheveux. (…) Et déjà, dans la pénombre de ma chambre d’enfant : j’ai trois ou quatre ans et, dans notre petit appartement, son bureau est dans ma chambre. J’ouvre les yeux dans un demi-sommeil, et il est là, le dos tourné. Un jeune homme, écrivant dans une toute petite lumière qui ne doit pas me réveiller » (page 13).
Je veux terminer en citant Raphaël Maris, on comprendra pourquoi ce passage de sa postface me touche beaucoup : « (…) sa bibliothèque, c’était lui et lui était aussi sa bibliothèque, ils sont indissociables dans mon souvenir. Tolstoï, Dostoïevski, Michelet, Proust, Tocqueville, Kafka, Virginia Woolf et tant d’autres, amis pour toujours, même si je ne les ai pas encore tous lus. Mon père m’a donné le goût des livres, plus encore, le goût de la compagnie des livres et des écrivains. Cette bibliothèque était pour moi une caverne d’Ali Baba, un trésor auquel je n’avais pas encore complètement accès, mais que je saurais mériter avec le temps et quelques efforts » (page 133).
07:30 Publié dans Économie et société, Livre, Maris Bernard | Lien permanent | Commentaires (0)