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27/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique IV

Je reviens aujourd’hui sur ma critique du petit livre de Jacques Laurent. J’en suis au chapitre VI, dans lequel, pour ainsi dire, il jette les bases de ce qui sera la rectification de l’orthographe de 1991 (réforme Rocard dont j’ai déjà longuement parlé dans ce blogue et qui, rappelons-le, n’avait impliqué l’Académie française qu’en toute fin de parcours).

Chariot.jpgIl revient donc sur « les petites monstruosités que nous nous obstinons à sanctifier » : « chausse-trape » avec une seule « p » alors que « trappe » en prend deux ; « chariot » avec une seule « r », alors que tous les dérivés de char : charrette, charretier, charrier, charroi, charron, charrue… en prennent deux (Littré le déplorait déjà et écrivait : « c’est une irrégularité qui est sans raison, et qui dès lors complique inutilement l’orthographe. L’Académie fera bien de rétablir la régularité ; d’autant plus que dans les livres imprimés au XVIIème siècle, chariot a souvent deux r »). Et de même pour « bonhomie » (avec une seule m), qui devrait s’écrire comme « bonhomme » ; pour « imbécile » qui devrait s’écrire comme « imbécillité » ; pour « persifler » qui devrait s’écrire comme « siffler » ; pour « innomé » qui devrait s’écrire comme « nommer ». Jacques Laurent reproche à Littré d’avoir accepté des graphies qu’il jugeait pourtant aberrantes et considère qu’il aurait fallu se débarrasser « de particularités déraisonnables, inutiles et dépourvues de la moindre beauté, laides au contraire ».

Dans la foulée, il moque ces « championnats de France d’orthographe » qui sont créés à l’époque et qui se focalisent sur « les petites embûches que recèle notre langue » (souvent extraites de vocabulaires de spécialistes), tout en prenant comme exemple des phrases mal construites et au sens ambigu, péché bien plus grave. De leur côté, les dictionnaires, dont le grand public fait grand cas, ont chacun leur parti pris et « se soumettent à la faconde hellénisante des savants, notamment des linguistes, des rhétoriciens, des biologistes et des médecins. Ces derniers considèrent que le grec fait plus chic que le latin – ne parlons même pas du français – ». Et c’est vrai, quand on y songe, que « ophtalmologue » a remplacé « oculiste », « voie orale » a remplacé « bouche » (dans les notices de médicaments), « posologie » remplace « mode d’emploi »…

Tout ce chapitre est très intéressant ; sa thèse est que « l’orthographe a pris une importance croissante à mesure que, par l’imprimerie et l’école, l’écrit a imposé son joug à l’oral ». À l’époque où il écrivait ces lignes ni la messagerie électronique ni le téléphone mobile n’avaient encore fait leurs ravages ; et ces ravages n’ont pas consisté à amplifier encore l’importance de la sacro-sainte orthographe, n’en déplaise à Jacques Laurent, mais au contraire à lui porter un coup qui pourrait être fatal, sacrifiée qu’elle est aujourd’hui à la déesse « rapidité maximale », pour ne pas dire « vaine agitation permanente » (je fais allusion aux courriels bâclés, dont même la ponctuation a été éliminée et à la pseudo-langue des textos).

Revenons à la thèse de Jacques Laurent. En contrepoint du caractère sacré de l’orthographe vénérée, il note un laisser-aller sur les autres composantes de la langue. Voici son exemple page 84 : vanter la haute technologie d’une machine à coudre, revient à « énoncer que la machine en question étudie les procédés de la technique (NDLR : « logie » signifie « l’étude »). Cette faute est d’une stupidité ignoble mais elle n’encourt aucune foudre : elle n’est pas une faute d’orthographe ».

Il s’afflige également que l’écrit impose progressivement la prononciation (et non l’inverse). Ainsi prononce-t-on aujourd’hui toutes les lettres de « mercredi » (et non plus « mecredi »), de « exact » (et non plus « exa »), etc. J’ai du mal à le suivre sur cette voie : prononcer ce qui est écrit ne va-t-il pas dans le sens de la simplification que, par ailleurs, il appelle de ses vœux ?

13/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique III

Souviens-toi, public : je te rends compte de l’une de mes lectures pendant cet été sec et surchauffé, « Le français en cage » de Jacques Laurent.

Arrivé au chapitre IV, je m’étais calmé : après tout, le tout nouvel Académicien protestait contre la tyrannie largement répandue (en tous cas dans les établissements scolaires des années 60 et 70) qui consistait à prohiber l’utilisation de certains mots ou de certaines expressions (voir mes deux billets antérieurs à ce sujet). Mais loin d’être un laxiste ou un « anarchiste du langage », Jacques Laurent manifestait seulement son aversion pour certains interdits, arbitraires et non justifiés selon lui, tout en exigeant le respect de formes pour lui indispensables (dont la syntaxe). 

Ouf ! Après tout, il annonçait la couleur sur la quatrième de couverture : « (…) Je me décide à dénoncer les maniaques qui, pour donner l’illusion qu’ils maîtrisent le français, ont choisi arbitrairement, pour le défendre, des bastions malencontreux qui nous emprisonnent sans nous protéger ».

Dit comme cela, c’est acceptable et même louable, même si ce combat contre les « maniaques » me semble moins vital que celui contre les « destructeurs », les snobs, les désinvoltes, les paresseux et les ignorants (encore que les ignorants, à tout moment, puissent apprendre ; et on ne leur en voudra donc pas). Et je ne me sens pas visé par cette dénonciation des "maniaques du langage". 

Le chapitre 4 du livre se propose de remettre Littré, la référence de beaucoup d’érudits, à sa juste place, c'est-à-dire celle de son époque : « ne jamais tenir ses jugements pour définitifs » (ce qu’ils n’étaient pas et ne voulaient pas être) (page 55). Il donne l’exemple du mot « fruste », qui signifie « effacé » mais qui, contaminé par « rustre » (NDLR : cette explication est bizarre...), est employé pour dire « rugueux ». Vaincu par l’usage, Jacques Laurent s’était effacé (jeu de mots !) et avait renoncé à employer le mot dans ses écrits, de peur d’être mal compris. Il en profite pour brocarder ceux qui « prennent un sombre plaisir à conduire des barouds d’honneur où ils prouvent l’héroïsme de leur solitude et cherchent le droit de mépriser les coupables qui les entourent » (page 57). 

Grenouille à disséquer.jpgEt de donner des exemples similaires (glauque, glabre, acolyte, énerver, s’avérer…), mots dont le sens a changé et qu’il est aujourd’hui fort difficile d’employer dans leur acception première, sauf à paraître pédant ou à ne pas être compris du tout. Le paragraphe sur « énerver » m’a particulièrement réjoui parce qu’il m’évoque un échange avec mon professeur de sciences naturelles de 5ème, suite à un cours sur la grenouille… Je lui avais demandé, après le tripatouillage d’un pauvre batracien, si le mot « énervé » avait à voir avec les nerfs que l’on venait de chatouiller. Agacée (jeu de mots !), elle m’avait envoyé balader avec mépris… Or, que raconte Jacques Laurent à ce sujet ? « dans son acception stricte (…), (c'est) un affaiblissement qui, au propre, est provoqué par l’ablation des nerfs et, au figuré, par une diminution de l’énergie (…). Aujourd’hui, ce mot désigne couramment l’excitation, l’exaspération, donc un état opposé à celui que la langue classique entendait rendre » (page 59). Quel que soit son sens, il y a donc bien filiation entre "les nerfs" et "énerver". D’ailleurs le préfixe « ex » qui subsiste dans le « é » initial rappelle qu'il y a bien eu "ablation des nerfs". Satisfaction à des dizaines d’années de distance et conclusion : les profs de sciences-nat ne sont pas des lexicographes.

 

Un peu plus loin, Laurent fait du Dutourd en pestant contre le détournement volontaire du sens de certains mots : « Tout se passe comme si le mot juste, parce qu’il est trop juste, soulevait le cœur des jeunes qui, pressés de s’approprier la langue en la modifiant pour le plaisir, la saccagent innocemment (…) et réussissent à la fois à exterminer difficile et à faire oublier la portée pourtant unique et irremplaçable d’évident » (page 61). On pourrait lui dire que pourfendre « c’est pas évident » (au chapitre 4) et défendre « par contre ou baser sur » (au chapitre 1) procède d’une logique à géométrie variable… Il s’en rend compte et écrit à la fin du chapitre : « il y a du neuf utile et (ou) agréable, et du neuf qui est malheureux ». Débrouillez-vous avec cela ! 

Mais je me retrouve entièrement d’accord avec Jacques Laurent quand, à l’ouverture du cinquième chapitre, il déclare : « L’envahissement de notre vocabulaire par celui des Anglais, le plus souvent des Américains, et à l’occasion par des mots angloïdes, inventés par des Français à qui le français ne plaisait pas, appelle peut-être un jugement de la sorte » (page 65). Nous y voilà. 

Le chapitre entier n’apprendra rien à mes lecteurs les plus fidèles. Jacques Laurent dénonce, derrière l’emploi de self-service à la place de libre-service, les snobs qui ont préféré un temps le mot anglais, derrière les mots américains du cinéma, le triomphe d’Hollywood, derrière l’anglicisation de la Belle époque et de l’entre-deux-guerres, la préciosité de la bonne société. Alors qu’il aurait pu citer les tics de Madame Verdurin, il préfère parler des aventures d’Arsène Lupin : « lorsque le grand monde est dépeint, les mots anglais affluent dont la plupart ont disparu sans que leur visite nous ait causé le moindre tort. Ainsi en est-il des garden-parties » (page 67). Réaliste, il légitime sandwich, wagon et shampoing mais concentre sa sévérité, comme nous autres, sur l’adoption insidieuse de tournures syntaxiques étrangères comme « sincèrement vôtre » (sincerely yours), l’invasion des adverbes, le recours systématique au passif et au gérondif, la disparition du retrait typographique pour signaler un nouvel alinéa. 

Et il conclut, comme nous autres, sur « le droit que possède chacun de lancer, comme Diderot, des néologismes » (page 71). (NDLR : on pourrait lui reprocher cette expression curieuse « lancer un néologisme », dans la mesure où certains condamnent « démarrer un projet »…).

10/10/2016

"Solomon Gursky" (Mordecai Richler) : critique II

Je suis fasciné par la synchronicité (nous sommes au moins quatre : Carl-Gustav, Wolfgang, AL et moi).

Dernier avatar en date en ce qui me concerne : au moment où je terminais « Solomon Gursky », je suis tombé sur un éditorial de Joseph Macé-Scaron dans le Marianne du 9 septembre 2016 intitulé « L’Allemagne à l’heure autrichienne », dans lequel il écrit : « (La politique) s’expose au surgissement de l’imprévu à l’image de la Mer de glace, célèbre tableau du grand peintre symboliste allemand Caspar David Friedrich ». Ce tableau (das Eismeer) montre un navire brisé par les glaces ; c’est justement la situation dans laquelle se retrouve l’ancêtre des Gursky dans le Grand Nord canadien… étonnant non ?

friedrich_la_mer_de_glace.gif

 

Quand on cherche des critiques de ce livre sur internet, on ne trouve que des résumés tous identiques et des avis dithyrambiques… Par exemple, celui-ci, du site Babelio :

« Moses Berger est encore enfant quand il entend pour la première fois parler de Solomon Gursky. Ce personnage mystérieux deviendra bientôt pour lui une obsession qui l’incitera à mener une vaste enquête aux quatre coins du monde. Toute sa vie sera consacrée à démêler le vrai du faux dans l’histoire d’un homme et d’une famille dont les origines sont drapées dans le mystère.

Nous entraînant dans les bas-fonds londoniens du XIXème siècle, en Arctique avec l’expédition de Franklin, dans l’Amérique de la prohibition, dans les paysages vallonnés des Cantons-de-l’Est d’hier et d’aujourd’hui, des hauteurs de Westmount jusqu’aux ruelles du Mile End, Solomon Gursky est un puissant récit qui nous captive par sa verve et son humour mordant.

Des grands romans de Mordecai Richler, il s’agit sans doute du plus ambitieux, car il met au monde une riche mythologie, à la mesure de la destinée des Juifs en Amérique ». 

Et celui du site France TV Info :

« C’est un roman fou, inclassable, épique, picaresque, drôle, tragique, qui raconte la vie aventureuse d'un descendant de juifs d'Europe centrale passés par l'Angleterre jusqu'au Canada, dans le grand nord et à Montréal, dans le quartier juif anglophone. Solomon Gursky 1899-1934 est un anti-héros, raconté, dans le livre, par un autre anti-héros Moses Berger dans les années 60-70. Il y a dans ce roman une foule de personnages, qui traversent le temps, les océans et le génie de l'auteur c'est qu'on ne se perd pas.

Pourquoi était-il si difficile à traduire ?

D'abord parce qu'on traverse le temps. Et l'anglais n'est pas le même entre le Montréal des années 70 et l'expédition de l'explorateur anglais John Franklin en Arctique en 1845 pour découvrir le passage du Nord-Ouest, dans laquelle l'auteur ajoute un participant fictif, seul survivant, Ephraïm Gursky, grand père de Solomon, qui a monté une secte millénariste chez les Inuits. Pour que la folie de ce livre enchante le lecteur, il fallait un énorme travail d'adaptation, éviter les  "québéquismes" qui l’auraient rendu incompréhensible à des lecteurs français, Lori Saint Martin a traduit ce livre avec Paul Gagné. 

Comment situer l'auteur, Mordecai Richler ?

Il était un grand provocateur, à l'humour juif décapant, longtemps mal aimé au Québec car il se moquait des francophones. Adrien Bosc qui l'édite aujourd'hui en France se plie au jeu difficile des comparaisons littéraires : "Il y a du Dickens, de l’humour juif à la Philip Roth, mais aussi du Céline et même de la littérature des grands espaces."

Terriblement addictif, comme tous les chefs d'œuvre écrits par de grands conteurs,  "Solomon Gursky" est taillé pour plaire à tous les publics ». 

Je m’arrête là, tout est de la même eau, bien représentatif de l’état d’esprit actuel : il faut « faire de la performance », multiplier les personnages (la belle affaire), emmêler un récit comme de la laine dans un sac, accumuler les faux mystères et vrais culs-de-sac, pour épater le gogo et passer pour un génie. 

C’est donc dans la poche pour Richler ; moi, j’ai mis la main à la poche pour voir (24 €) mais je n’ajoute pas ma voix au concert.