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14/11/2016

"La porte étroite" (André Gide) : critique II

On est loin du romanesque – ou alors c’est du roman psychologique – on est loin aussi d’un livre de souvenirs… c’est une œuvre classique, par son style aussi bien que par son thème : les tourments croisés de l’amour terrestre et de la foi religieuse. Et l’on pense à la « Symphonie pastorale » du même Gide (pour qui « La porte étroite » était le pendant de son « Immoraliste »), au « Lys dans la vallée » de Balzac, voire aux tragédies du XVIIème siècle et aux romans de Mme de La Fayette. Amateurs d’actions, de mystères, de rebondissements, et même de poésie, s’abstenir. 

Ces « tempêtes sous un crâne » et même sous deux crânes, paraîtront bien désuètes et ne passionneront sans doute guère nombre de lecteurs d’aujourd’hui. C’était une époque où les jeunes filles cousaient et brodaient docilement au salon, se lassaient de fiançailles trop longues (si elles sont courtes, « cela permet de faire comprendre – oh ! discrètement – qu’il n’est plus nécessaire de chercher pour elles »), où l’on se fiançait ou plutôt où l’on était fiancé souvent sans pouvoir donner son avis, où correspondance et rapports entre les jeunes gens n’étaient acceptés que dans cette situation. Et, à cette époque, certains jeunes, exaltés, s’interdisaient le bonheur qui semblait à portée de leurs mains et semblaient s’adonner à ce que l’on appellerait aujourd’hui du masochisme, au nom de sentiments élevés et d’une haute exigence spirituelle. Tandis que d’autres, dociles, se soumettaient à la dictature des convenances et de la bonne éducation, refoulant leurs passions et leurs aspirations profondes. Ridicule, tout cela ? Peut-être. Dépassé ? sans aucun doute. Mais peut-on se réjouir de l’impatience, de la légèreté, de l’égoïsme modernes, à l’œuvre dans les mêmes circonstances ?

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L’écriture classique et fluide de Gide n’exclut pas quelques bizarreries, comme par exemple cette phrase page 49 : « Déjà la plupart des champs étaient vides, où la vue plus inespérément s’étendait »… On peut dire à cette occasion que Gide était un passionné des adverbes. Ainsi, page 54 : « Et je me remémorais inquiètement nos paroles » et page 63 : « Elle était au fond du verger, cueillant au pied d’un mur les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L’air était saturé d’automne. Le soleil ne tiédissait plus qu’à peine les espaliers, mais le ciel était orientalement pur », et encore page 65 : « Mais le sourire qui l’illuminait restait si sereinement beau… », page 73 « mes mains qu’elle pressa pathétiquement dans les siennes » et « Hum ? fit ma tante interrogativement »...

Rien que dans la moitié de la page 75, je trouve : précisément, tristement, clairement, doucement. La page 81 nous assène : fixement, confusément, violemment et immensément. À la page 82, c’est hostilement, anxieusement, furieusement. « Tout me paraît dérisoirement provisoire » (page 111). « Alissa était déplaisamment colorée » (page 116). Et encore « incurablement » (page 121). Mais, à vrai dire, ce qui surprend, c’est sa propension à inventer des adverbes comme « inquiètement » ou peut-être à en utiliser de peu connus.

Pour le reste la langue est belle et sure, usant de toutes les possibilités d’enchevêtrement et de circonvolution des phrases : « Il me plaisait que cette habitude quasi monacale me préservât d’un monde qui, du reste, m’attirait peu et qu’il m’eût suffi qu’Alissa pût craindre pour m’en apparaître haïssable aussitôt » (page 66). « Je ne pus retenir ma plainte, montrant du deuil de quel bonheur mon malheur d’aujourd’hui se formait » (page 141).

André Gide mène son récit vers son implacable dénouement avec virtuosité et on le quitte la gorge nouée. 

Au terme de ce billet, je m’étonne d’avoir consacré autant de lignes à un récit lu cet été et que j’ai dû relire pour en retrouver mes impressions initiales. Je ne dirai rien de plus de ses rebondissements, des états d’âme de ses protagonistes ni bien sûr de son épilogue. « La porte étroite » traite avec subtilité et élégance des passions humaines éternelles et témoigne d’une époque révolue où l’on ne lésinait pas sur les principes (en tous cas, la trame du roman tourne autour d’eux, ceux de la société bourgeoise européenne de la fin du XIXème siècle, à l’exception près de l’infidélité de la sensuelle tante Lucile). Et ses personnages sont loin d’être ridicules ou antipathiques ; même si l’on ne comprend plus leurs choix, on les respecte, à un siècle de distance, et l’on n’est pas loin de les admirer, par comparaison. 

« Elle passa ses mains sur son visage et il me parut qu’elle pleurait…

Une servante entra, qui apportait la lampe ».

10/11/2016

"La porte étroite" (André Gide) : critique I

Pourquoi avoir acheté et lu ce petit livre d’André Gide datant de 1909 ?

Parce qu’un article de Marianne consacré aux vertus de la littérature l’avait conseillé à ceux dont la vie est gâchée par leur perfectionnisme… et que j’étais intrigué par cette recommandation.

Le roman – en fait une longue nouvelle (Gide considérait que c’était un récit) – débute comme une autobiographie : « Je n’avais pas douze ans lorsque je perdis mon père ». Et tout de suite le lieu central de l’histoire apparaît : « Fongueusemare, aux environ du Havre, où mon oncle Bucolin nous reçoit chaque été ». Le ton personnel, le style alerte, les descriptions sobres mais précises (« Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l’aise. Une allée, riante de fleurs, devant les espaliers au midi, est abritée contre les vents de mer par un épais rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres »), l’évocation des années heureuses de l’enfance, tout laisse espérer un bon moment de lecture… 

Puis entre en scène la tante créole : « Lucile Bucolin était très belle » et le narrateur annonce : « Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal ». Plus loin on apprend que « Certains jours, Lucile Bucolin avait sa crise ». Mais bientôt, l’attention du lecteur va être détournée vers l’une de ses filles : « Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore ; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté ». Le narrateur raconte qu’il jouait avec ses cousins Juliette et Robert, et qu’avec Alissa, il causait. 

L’histoire, bien menée, semble hésiter entre plusieurs développements, rythmée qu’elle est par des transitions qui sont autant de relances : « Cet instant décida ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots ». Rien n’indique encore en cette page 27 de l’édition Folio de 1997 ce que sera vraiment le sujet du roman. 

Mais quelques pages plus loin, on l’entrevoit, ainsi que l’origine de son titre : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite », que l’on peut comprendre comme une exhortation à être exigeant, à rechercher la voie la plus difficile, celle qui demandera des sacrifices mais « qui conduit à la Vie », autrement dit « la félicité du ciel ». 

C’est l’histoire de l’amour entre deux jeunes gens, né pendant l’enfance et rendu impossible par la foi chrétienne de l’un des deux, qui ne vise qu’une chose : la vertu, le renoncement, la pureté, la prière. L’héroïne, Alissa, va tout faire pour ne pas s’unir à son cousin Jérôme.

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Dans ses lettres, elle lui dit son amour mais joue au chat et à la souris avec lui : « Certes Alissa me remerciait de ne point venir à Fongueusemare, certes elle m’avait supplié de ne point chercher à la revoir cette année, mais elle regrettait mon absence, elle me souhaitait à présent ; de page en page retentissait le même appel » (page 100). Et plus loin : « Non, n’écourte pas ton voyage pour le plaisir de quelques jours de revoir. Sérieusement, il vaut mieux que nous ne nous revoyions pas encore (…) Je sais seulement que je pense à toi sans cesse (ce qui doit suffire à ton bonheur) et que je suis heureuse ainsi » (page 103). Le lecteur est ému mais enrage…

Les mois passent, l’absence dure et quand, enfin, ils se retrouvent, ils ne trouvent plus rien à se dire. Même leur correspondance est jugée maintenant, par Alissa, comme un mirage. Le temps a fait son travail d’usure ; ce qui stagne, s’étiole… On parlerait aujourd’hui d’un problème de communication. Tout semble compliqué entre ces deux êtres : s’écrire ou se voir, rien n’y fait, l’insatisfaction persiste. Tantôt l’un, tantôt l’autre propose le silence ou l’absence. 

N’exagérons pas l’importance de la religion ; cette impossibilité à être heureux ensemble malgré le souhait partagé de l’être, s’installe progressivement et inexorablement, mais à mesure que le récit avance, le narrateur n’y fait plus allusion. De sorte que « La porte étroite » est aussi, plus généralement, un symbole de l’incommunicabilité, de l’incapacité au bonheur serein, de l’immaturité sentimentale peut-être. Chacun pourra y trouver une résonance avec telle ou telle expérience personnelle. Quant à moi, certains dialogues et certaines réactions m’ont frappé par leur vraisemblance…

L’histoire chemine, toujours dans le même sens, celui d’une séparation inéluctable, voulue, préparée avec une sorte de cruauté : « Le soir où, descendant pour dîner, je ne porterai pas à mon cou la croix d’améthyste que tu aimes… comprendras-tu ? – Que ce sera mon dernier soir. – Mais sauras-tu partir, reprit-elle, sans larmes, sans soupirs… » (page 125).

La métaphore de la porte étroite se double alors pour le lecteur de celle de l’entonnoir, en ce sens que pour espérer franchir cette porte, il faut s’alléger, brûler ses vaisseaux, se dépouiller et cheminer dans un couloir qui rétrécit progressivement. Le narrateur parle d’ailleurs de « s’arracher les ailes » à propos de la transformation qu’il constate chez Alissa. La religion est réapparue vers la fin du récit.

À suivre.

03/11/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique VI

Décidément ce livre de Jacques Laurent m’aura donné du fil à retordre, non pas qu’il soit difficile à lire ou abscons, bien au contraire ; mais il est concis et synthétique au point que j’ai été tenté d’en faire un compte rendu exhaustif, quasiment une paraphrase ; de plus, le point de vue de l’auteur reste assez « fuyant », en ce sens qu’il approuve ou désapprouve tel ou tel mot, telle ou telle transformation du sens, tel ou tel emploi, telle ou telle mode, au gré de ses préférences à lui, qui ne sont pas toujours complètement argumentées. 

Ce qui frappe, c’est la grande connaissance de la langue de l’Académicien, qui en appelle tantôt à Littré, tantôt à Voltaire, et connaît l’étymologie et le sens originel des mots. Le chapitre VIII est ainsi pour lui l’occasion de disserter sur « abîmer », « gêner », « étonner », « énerver », « denture » et « dentition », « inclinaison et inclination », « impressionné », « ouvrir », « susceptible », « emprise », « empire » et « empreinte », « mappemonde » et enfin « compendieusement », pour dire ce que lui évoque tel mot et proposer de le garder ou de l’abandonner. Beaucoup de subjectivité dans tout cela… 

Le chapitre IX est consacré au style, en particulier à l’obligation qui nous était faite, au collège, d’éviter les répétitions (on a constaté plus tard, en lisant des manuels américains, que ceux-ci usaient et abusaient des répétitions, rendant leur lecture fastidieuse et lassante). Or, dit Laurent, nos ancêtres, tels Vaugelas et Pascal, ne condamnaient pas la répétition, l’encourageant même quand le mot en valait la peine. Plus tard, une sorte de perfection formelle fut recherchée, à travers des « règles de style » auxquelles nous devions nous soumettre. À cette occasion, André Gide en prend pour son grade, accusé de « sacrifier la précision de la pensée à un mouvement de coquetterie ». Ça tombe bien car j’ai lu cet été un livre de Gide dont je vous parlerai prochainement. Et a contrario, Molière demandait de « sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ».

Jacques Laurent reproduit aussi une page de « Le Rouge et le Noir », dans laquelle Stendhal multiplie comme à plaisir les répétitions, qui pourtant ne l’avaient pas choqué lors de ses centaines de lecture de cette page, fasciné qu’il était par le texte et par l’histoire. En revanche, une page d’une nouvelle de Mérimée l’avait arrêté à cause d’une incohérence dans la narration, bien plus gênante qu’une répétition. Et le verdict tombe : « Mérimée, contrairement à Stendhal, prêtait une haute valeur à la forme ; il écrivait froidement minutieusement, et son imagination était vide ».

Êtes-vous Mérimée ou Stendhal ? Flaubert (la concision) ou Proust (la surcharge) ? Rousseau (la correction) ou Stendhal (la négligence) ?

Quant à moi, considérant Proust comme l’écrivain par excellence, j’avoue être séduit également par Albert Camus et Jean Giono, maîtres ès sobriété littéraire. 

Et vient enfin la conclusion, sous la forme du chapitre X. Il commence par un extrait du « Dictionnaire des racines des langues européennes » de M. Grandsaignes d’Hauterive. C’est l’aventure linguistique de la racine –ar « qui contient les notions de jointure et d’arrangement », que l’on trouve en français dans armoire, orteil, article, alarme, arithmétique, aristocrate, harmonie, artiste, inerte, rituel, artisan, etc. Puis il passe à la racine hug, à ye, à kap et à ghel et détaille leurs mille métamorphoses, les associations d’idée qui ont produit d’innombrables nouveaux mots en grec, en latin, en français, mais aussi en espagnol, italien, anglais et allemand.

Sleepings.jpgJe laisse au futur lecteur de cet opuscule le plaisir de découvrir l’anecdote « ferroviaire » qui le clôt. En fait Jacques Laurent ne conclut pas ; il demande « qu’on laisse aux mots la licence de rêver, comme nous, durant leurs longues nuits ». Après tant de tentatives de démonstrations cartésiennes, c’est dire que le fin mot (!) revient à la poésie et à la subjectivité. Et c’est bien pour cela que le livre brille seulement par son érudition et n’est d’aucune manière un manuel de « bien écrire »… 

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