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28/05/2015

Cécile, ma sœur (VII)

Cécile Ladjali a des tournures de phrases parfois peu orthodoxes et utilise quelques mots savants. J'ai parlé dans le billet précédent de "syncrétisme". Il y a aussi "aporie" (difficulté logique sans issue, contradiction survenant dans un raisonnement), "idiosyncrasie" (tempérament propre à chaque individu) et "syntagmatique" (de "syntagme", groupe de mots qui se suivent et forment une unité fonctionnelle et sémantique dans une phrase).

Dans son parcours d'enseignante, on lui a suggéré de s'appuyer sur le rap ou sur le verlan, plutôt que sur les classiques, pour être plus abordable (par les jeunes qu'elle a en face d'elle). Elle en a été outrée.

"Comment imaginer sérieusement qu'un professeur pourra asseoir son autorité, la force stimulante de son discours, qui dans sa forme doit être singulier, en usant des codes linguistiques qui sont ceux des jeunes, lesquels seraient alors plus à même de faire un cours au professeur sur ces réalités linguistiques, précisément ?

Nous ne sommes à l'école ni pour inaugurer une quelconque esthétique du bouleversement carnavalesque ni pour expérimenter la transe d'une inversion des valeurs...

J'évoquais l'ennui et la frustration… le discours promulgué ne touche le cœur qu'à la condition d'être motivé...

Or, qu'est-ce qu'un classique ? Une œuvre que l'on n'a jamais fini d'interroger. Une œuvre qui replacera toujours nos belles certitudes sur l'écheveau du rêve. Un puits sans fond qui nous perdra sans cesse dans les méandres de ses possibilités. L'esprit y trouvera , en toute place, en tout temps, une manne précieuse pour les visions qu'il cherche et le sens qu'il veut découvrir. Non seulement les grands textes intéressent au plus haut degré les élèves, car comme nous l'avons dit, leur humanisme leur est adressé, mais ils sont la seule autorité dont je dispose pour faire cours et m'en sortir.

S'en sortir, pour un professeur de lettres, c'est peut-être ne pas renoncer à enseigner la littérature. Convoquer les savoirs universitaires qu'il a passionnément acquis. Et c'est aussi ne jamais justifier ses passions. En ce qui me concerne, et cela doit concerner beaucoup d'entre nous, elle est celle que je cultive pour les mots. Et cette passion, je ne la négocierai pas. Je ne renoncerai jamais à la littérature en présence de mes élèves. Sinon, je changerais de métier".

Tout cela pourrait sans doute être dit plus simplement mais c'est magnifiquement dit (pages 25 à 27). Et c'est une belle réponse à mon interrogation d'un billet antérieur, dans lequel je remarquais que les classiques n'étaient peut-être pas ce qui attirait le plus certains élèves.

Elle a raison : le goût s'éduque. Et on apprend à aimer en fréquentant et en étudiant. Nos idoles littéraires ne sont-elles pas celles que nous avons découvertes à l'adolescence et avant, grâce à nos professeurs de lettres ? Dans mon cas, Ronsard et Du Bellay, Corneille, Hugo et Proust.

Grâce soit rendue à ces professeurs-là.

Ils revivent en Cécile Ladjali, née à Lausanne, de mère iranienne... Cécile Ladjali.jpg

 

27/05/2015

Cécile, ma sœur (VI)

"Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré…".

En citant Proust ("Journées de lecture", 1905, in Pastiches et Mélanges), Cécile Ladjali commence un des passages les plus émouvants de son livre ("Mauvaise langue"), celui où elle décrit l'importance de la bibliothèque de son lycée, et donc l'importance de la lecture, pour ceux de ses élèves qui chez eux n'ont aucun livre ni aucun coin pour lire. Cela vous a un petit côté Dickens, Alain-Fournier, Pagnol, voire Comtesse de Ségur, qui personnellement m'a ravi.

Juge-z-en, public.

"Et il est des moments de grâce, lorsque le lycée se vide après les cours, souvent en fin d'année, quand il commence à faire trop chaud, mais que la fraîcheur du soir retombe sur les fronts. Alors le visage du monde change. L'univers, dans la conscience de beaucoup d'enfants, tient entre la salle de classe, la bibliothèque et la cour où, en juin, les grands arbres font chuchoter les feuilles à nouveau. Dans ces instants, le temps semble suspendu, le silence s'impose, on marche plus lentement et on chuchote.Cour de lycée.jpg

On passe une dernière fois à la bibliothèque, parce que la femme de ménage a oublié d'en fermer la porte. Et là, on choisit un livre… On a le temps… Il n'y a personne… On va s'asseoir près des grandes vitres. On regarde les arbres. On lit...

Mais on ne lit ni pour l'examen ni pour une note ni pour faire plaisir à son professeur. On lit pour soi. On est dans son lycée. Dans le silence abandonné de son école, à la fin du jour, à la fin d'une année, au début d'une vie".

26/05/2015

Cécile, ma bonne sœur (V)

L'actualité du livre de Cécile Ladjali "Mauvaise langue", pourtant vieux de huit ans, est étonnante. Ainsi ce passage sur la religion (ou le "fait religieux", comme l'on dit aujourd'hui, dans le contexte général d'hypocrisie et de camouflage), qu'elle écrit page 165, un peu avant l'épilogue : "Je pense que nous sommes sortis d'une ère qui a construit ses valeurs autour de la révolution de mai 1968 ! L'école a longtemps laissé vacant le terrain consacré à l'étude des religions. Les programmes y reviennent depuis quelques années et la demande des élèves va croissant. Je devine un lien entre la crise de l'autorité à l'école, la crise du langage, et le renoncement à l'étude des textes sacrés.

Apollinaire.jpgJ'ai étudié Alcools avec mes étudiants. Le syncrétisme biblique et mythologique d'Apollinaire est éblouissant et il reste l'architecture de sa poétique. Si presque toutes les références aux textes de l'Ancien et du Nouveau Testament étaient identifiées par les élèves en 1913, tel n'est plus le cas aujourd'hui. Or, il n'est pas possible de lire les œuvres qui construisent notre culture sans ce bagage. L'une des raisons de la surdité des élèves aux classiques est peut-être à chercher dans leur absence de connaissances sérieuses relatives au corpus sacré. Ce vide doit être comblé, en dehors de toute idéologie et de tout prosélytisme dangereux. L'étude comparée de la Torah, du Coran et de la Bible reste une invite à la tolérance, puisque ces trois textes fondateurs sont superposables en bien des points. Tourner le dos à cette réalité linguistique revient non seulement à s'interdire d'entrer en littérature sérieusement, mais aussi à priver les élèves de repères et de valeurs qu'ils sont les premiers à demander.

La laïcité reste une formidable occasion de rencontre entre les cultures et les différentes confessions. Le face-face avec la poétique des textes sacrés et leur humanisme que permet un langage rigoureux, conduit au dépassement des clivages et abolit l'épreuve des idéologies. La laïcité tourne le dos aux communautarismes, justement parce qu'elle favorise un accès au sacré par des mots simples, posés, tournés vers l'objectivité d'un cours et d'une culture commune à acquérir puis à partager".

N'est-ce pas que c'est beau ?

Pour moi, d'une certaine façon, c'est trop beau ! Il reste d'abord à se convaincre que c'est le rôle de l'école  de s'immiscer dans le domaine des convictions personnelles et de la foi (la laïcité a bon dos)… Ensuite à croire que les enseignants auront le bagage nécessaire pour éviter de dire des bêtises sur tel ou tel point de telle ou telle religion, au risque de déclencher une bronca ou une mini-émeute dans certaines classes. Par ailleurs, les croyants de ces trois religions sont-ils prêts à entendre comparer la leur avec les deux autres ? Et puis, pourquoi ces trois-là et non pas le bouddhisme ou d'autres ? Il est vrai que, malgré le film de Jean Yanne, les Chinois n'ont pas essayé d'envahir la France...

Cela étant, l'esprit ouvert et positif de Cécile Ladjali est remarquable et surtout, n'est-ce pas peu ou prou, sur ce sujet, ce que veut faire (ou amplifier) Mme Belkacem en 2015 ?

Petit détail, côté typographie, je n'aurais pas mis de virgule ni avant ni après "or" et "mais". En revanche, j'en aurais mis une avant "puis"...

PS. syncrétisme : fusion de plusieurs éléments culturels hétérogènes / combinaison de plusieurs systèmes de pensée.