15/08/2016
Irritations linguistiques XXXI : revue de presse
Dans le courrier des lecteurs (c’est bien un courrier, relisez mon billet du 11 août 2016…) du Marianne du 8 juillet 2016, BC (de Privas) apporte son soutien au journaliste Jack Dion sur le ras-le-bol de l’anglais (tiens, à propos, pourquoi ne se prénomme-t-il pas Jacques, comme tout le monde ?). Voici ce qu’il écrit : « C’est loin d’être la langue la plus riche ou la plus agréable d’Europe, voire du monde, mais elle a réussi à s’imposer partout… Même à l’Eurovision où, pour gagner, il faut chanter en anglais (…). Honte à ces membres français (NDLR : des institutions européennes ?) qui n’utilisent pas la langue de leur pays ; nous allons le leur faire payer ; pour s’adresser à eux, nous utiliserons nos langues régionales : occitan, catalan, breton… ». Le constat est juste et la colère légitime mais je ne souscris pas au remède car un Premier Ministre de la République a craint récemment de devoir répliquer à une apostrophe en corse. Donc, ne mélangeons pas tout.
Dans une tribune du Huffington Post consacré aux réformes (NDLR : n’y a-t-il pas suffisamment de journaux français en difficulté qu’il faille encore collaborer à des titres américains ?), Patrick Artus, membre du Cercle des Économistes, pose cette question : « Faut-il privilégier l’approche bottom-up ou l’approche top-down ? » (cité dans le Marianne du 8 juillet 2016). Ma réponse : tant qu’à écrire dans un journal américain, pourquoi ne pas le faire entièrement en anglais ?
De son côté et a contrario, pour la première fois depuis son « élection » au poste de président de la Commission de Bruxelles, Jean-Claude Juncker a pris la parole, non pas en anglais, mais en français et en allemand, les deux autres langues de travail de l’Union européenne, d’ordinaire laissées au vestiaire (NDLR : rappelons qu’au Luxembourg le cursus scolaire est organisé en trois phases successives, chacune dans une langue différente, luxembourgeois, français et allemand, et que les habitants sont polyglottes). « C’était pour faire passer un message » a précisé l’un de ses collaborateurs. « Ouf » conclut le journaliste de Marianne (8 juillet 2016), en riant jaune, « on a eu peur que la victoire du Brexit ne permette de (re)découvrir le pluralisme linguistique d’une eurocratie soumise à l’emprise de l’anglais ». C’est de l’humour, bien sûr. On peut aussi de se demander quel genre de message voulait faire passer J.-C. Juncker…
Le jargon politique ne part jamais en vacances. L’excellent Bernard Cazeneuve a ainsi mis en garde contre « une théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police ».
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
11/08/2016
L'été Dutourd de France (IV) : le jargon de prestige
Jean Dutourd a inventé le terme (je n’ose pas parler de « concept ») de « jargon de prestige ». On ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de succès et, à ma connaissance, il n’a été repris par personne. De quoi s’agit-il ?
C’est une façon pédante d’employer des mots français, soit improprement, soit à la place d’autres plus simples ou plus pertinents, pour faire savant ou moderne ; c’est une manifestation directe de l’une des causes évidentes du franglais et du charabia : le snobisme.
Jean Dutourd rappelle ainsi que le « courrier » n’est pas une lettre mais l’ensemble des lettres qu’apporte le facteur (page 28). Soit dit en passant, qui, dans dix ans, saura encore ce qu’est un facteur ?
Donc, écrire « j’ai bien reçu votre courrier », uniquement parce que « courrier » peut sembler plus beau, plus vaste, plus chic que « lettre », qui ferait popote et familial, est fautif ou aberrant. C’est du jargon de prestige.
Autre exemple : croyant bien faire, croyant faire instruit, certains écrivent « croire en mes sentiments… ». Or on peut croire en Dieu, en la patrie, en la France… Mais on ne peut croire qu’à des sentiments, fussent-ils distingués !
On peut sans doute inclure dans cette catégorie le remplacement de mots anciens et simples comme « professeurs » et « élèves », par « enseignants » et « apprenants » (page 68). Jean Dutourd y voit le besoin de compenser le fait que les professeurs ne sauraient plus comment enseigner et que les élèves n’apprendraient plus grand-chose. C’est excessif sans doute ; il y a plutôt une dévalorisation, une dévaluation du sens des mots, le souhait de faire du neuf avec du vieux et surtout le besoin de chacun de se pousser du col, de se montrer plus beau, plus noble, plus enviable qu’on ne l’est en réalité (d’où les techniciens de surface, les agents administratifs… à l’heure des dirigeants drogués aux options d’achat d’actions et des courtiers perfusés aux bonus).
08/08/2016
Irritations linguistiques XXX
Décidément, cet été, en fait dès qu’on lit la Presse ou que l’on se connecte aux médias audio-visuels, si l’on ne désespère pas à cause de l’actualité de ces temps calamiteux, on s’irrite des maltraitances infligées à notre langue.
Regardez par exemple cette photo charmante parue dans le Marianne du 3 juin 2016… pas tellement pour le joli sourire, célèbre à juste titre, de Najat (encore que…) mais plutôt pour le maillot que porte le petit garçon en face d’elle et qui donc nous tourne le dos… Lisez-vous comme moi la mention « University » sur ce maillot ? Et ne vous dites-vous pas : « N’y a-t-il pas d’autre référence culturelle à utiliser pour transformer son petit garçon en affiche publicitaire ? » ou bien « À quoi songent les parents de 2016 ? »
Même hebdomadaire mais dans sa production du 1er juillet 2016 ; Hubert Artus y écrit un article consacré à Moby qui « sort Porcelain, son premier livre ». Passons sur le fait que le verbe « sortir » n’était pas transitif jusqu’à ces dernières semaines… et intéressons-nous à ce qui est dit de ce compositeur de 50 ans : « Et un mode de vie vegan, comme on le voit dans chacune de ses interventions… ». À la première lecture, je n’ai pas compris ; à la seconde non plus ; jusqu’au moment où je me suis dit que « vegan » (qui se prononce « veg-anne » en français) était sûrement de l’anglais et même une contraction comme les Américains les aiment tant. Bon sang mais c’est bien sûr : « vegan », c’est « vegetarian » ! D’où la question : « cet Hubert Artus, pour qui nous prend-il ? ».
En page 90 du même numéro, Guy Konopnicki dénonce l’utilisation « des guillemets de négation » par l’AFP à propos du massacre d’un million et de mi de chrétiens arméniens par la Turquie en 1915. Écoutons-le : « Les guillemets, parfois agités manuellement pour leur donner une existence à l’oral (NDLR : manie horripilante s’il en est…), semblent perdre leur fonction, qui est de distinguer les citations, au profit de divers usages déplacés, rapprochant ce signe de ponctuation du clin d’œil douteux. On ouvre donc les guillemets pour ne pas assumer un terme que l’on emploie et le charger de doute, si ce n’est d’infamie (…) Son seul emploi paraît déjà choquant du seul point de vue de la langue, il devient franchement ignoble quand les guillemets entourent de suspicion le mot génocide ». Et plus loin : « L’AFP traite cette protestation (NDLR : celle du Pape François lors de son voyage en Arménie) comme s’il s’agissait d’un débat d’historiens, les uns soutenant la thèse du génocide, les autres préférant parler d’une guerre civile, en révisant, au passage, le nombre des victimes ».
L’article rappelle aussi, à propos de la Turquie – et cela nous ramène à l’esclavage et à Alain Mabanckou – que « Les Ottomans pratiquaient l’esclavage et la traite d’êtres humains avant les puissances coloniales, et qu’ils ont poursuivi ce commerce criminel bien après que les Européens l’eurent aboli ».
Voilà qui est dit.
Terminons par une autre « remise en place » salutaire, celle de Jean-Noël Jeanneney, en page 25 du même numéro, à propos de l’impérialisme culturel américain et de la servilité de l’Union européenne : « J’ai vu naguère naufrager, ou à peu près, le beau projet d’une bibliothèque numérique européenne, du fait, notamment, de l’apathie de la Commissaire concernée, et de sa terreur de peiner l’Amérique et ses marchands ».
Tout l’entretien est intéressant ; il se conclut par l’affirmation qu’il faut faire sa place à une revanche des peuples et des nations et par la proposition de cinq priorités pour sortir de l’impasse européenne : rassurer, harmoniser, protéger, entraîner, exemplifier (ce dernier terme ne me semble pas heureux…). Dommage que les journalistes se soient cru obligés d’ajouter un sous-titre en « jargon à la mode » : « l’opportunité de poser les principes d’un vouloir être ensemble », en ligne avec les « faire société » et « le vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles !