20/08/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique VII
Revenons à nos amoureux (Jeanne et Gaston) et à leurs amours pudiques. Gaston embrasse enfin sa petite fiancée sur la bouche et s’en effraie : « Songe un peu, mon Dieu, à tout ce que nous faisons, mais c’est qu’il y en aurait assez non pour étonner, non pour stupéfier, non pour épouvanter quelqu’une des bonnes personnes qui s’intéressent à nous mais pour la tuer sur le coup » (page 140).
Le 6 septembre 1890, « à dix heures et demie, Jeanne a dit oui dans l’escalier de l’hôtel ». « Les voici parvenus au sommet d’une grande passion ? Il y aura encore des moments de bonheur mais bientôt la pente déclinante apparaîtra et jamais plus les jeunes gens ne seront aussi radieux que ce jour-là » (page 140). Jeanne a seize ans ! Marie Pouquet couve les fiancés, et sa proximité avec son futur gendre est étonnante : « Ah mes enfants adorés, jouissez, jouissez des heures présentes, enivrez-vous à cette coupe délirante que si peu peuvent atteindre sans avoir souffert ou que d’autres n’atteignent jamais » (page 142). C’est à croire qu’elle vit une histoire d’amour par procuration…
Le mariage n’est pas pour tout de suite (ils sont très jeunes et Eugène, le père de Jeanne n’est au courant de rien…) mais Jeanne commence à s’irriter de voir que ses amies se marient. En filigrane, il y a les chevaux, les voitures, les diamants, bref la fortune de qui on épouse, le luxe dont le beau mariage va faire profiter. Ce sera une obsession dans tout le livre (et les suivants).
Marcel Proust n’est jamais loin ; on le tolère mais on se moque un peu de lui, on le prend pour un hurluberlu. Et l’ambigüité sur ses préférences sentimentales subsiste… À la suite d’une promenade en landau avec lui, voici ce que Jeanne écrit à Gaston : « J’ai vu Proust… Je l’ai prévenu honnêtement que je ferais tous mes efforts pour lire sa lettre donc qu’il gaze cette situation scabreuse (NDLR : sic !) ». Proust indique qu’il envisage de passer un mois au bord de la mer à sa sortie du régiment pour être un peu seul. Jeanne ajoute : « Je pense cependant qu’une amie discrète ne fera qu’ajouter aux charmes de cette mélancolique solitude pour peu qu’elle ait des cheveux blonds authentiques et qu’elle sera un tiers agréable entre le poétique Marcel P. et dame nature… C’est un agréable toqué » (page 180).
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17/08/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique VI
Il n’y a pas, dans « L’encre dans le sang » et dans sa suite, que l’époque et la façon de vivre à la Belle époque qui nous touchent ; il y a les lieux. Nos personnages se rendent, au-delà de la Plaine Monceau, au Cœur volant (propriété de Mme Aubernon à Louveciennes) (page 120), à Marly, à Chatou ; ce sont des campagnes mais le premier chemin de fer, qui fera tant peur au public, a été inauguré entre Saint Lazare et Saint Germain en Laye dès 1837.
Revenons donc à la forme, pour commencer. Michelle Maurois a découpé son récit en une multitude de petits chapitres – parfois d’une seule page – aux titres tantôt étranges : « Anarchie et persil », « Les amours secondaires », « La chute des feuilles », tantôt banals : « La randonnée », « L’affaire », « La compétition ». La lecture en est facilitée mais au détriment de la continuité.
Le style est parfois obscur, voire bizarre, non seulement parce que Michèle Maurois cite des expressions du temps de Jeanne : « qui va au cours très copur-chic [1], selon d’expression de l’époque, de Mlle Pouzadoux » (page 32) ou du temps de Simone, mais aussi parce qu’elle a une façon d’écrire assez « relâchée », un peu journalistique. Cela est dû, en partie, à l’origine du récit : des journaux intimes et surtout des lettres. Ce qui fait que Michelle Maurois mélange les styles direct (elle cite des extraits de lettres) et indirect (« untel a dit ceci… »), et insère même, sans crier gare, des opinions ou des souvenirs personnels. À la longue, c’est assez lourd et parfois c’est abscons (qu’ont voulu dire les personnes concernées ? quel est le fin mot de l’histoire ? mystère…). On est loin – mais évidemment ce n’était pas le but de l’auteur – des analyses psychologiques à l’infini de Françoise Chandernagor, par exemple, dans « La première épouse ».
[1] Le TILF, qui l’écrit « copurchic » en un seul mot, dit ceci : d'une extrême élégance. « Ses pieds ont cinquante centimètres, une pointure copurchic » (LARCHEY Nouv. Suppl. 1889, p. 65). « Un jeune gandin (...) lui donnait des conseils copurchic sur la façon de porter le pet-en-l'air dans la haute » (QUENEAU, Exerc. style, 1947, p. 178). Le mot apparaît, semble-t-il, en 1886. Il n’a pas fait fortune…
19:24 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Maurois Michelle, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)
13/08/2018
"Une vie de boy" (Ferdinand Oyono) : critique
Ce petit livre a été publié en 1956 et a rendu célèbre son auteur, devenu plus tard ambassadeur du Cameroun à Paris. Il a participé de la vague de années 50 qui a vu la littérature africaine s’émanciper de la servilité vis-à-vis des colonisateurs, phénomène que décrit bien Alain Mabanckou dans sa série de conférences au Collège de France.Voici ce qu’il en disait en avril 2016 :
À partir de 1956, ce sera « la déconstruction de la colonisation ». Les romans « Batouala » de René Maran (1921), « Le vieux Nègre et la médaille » (1956) et « Un nègre à Paris » (1959) contribuent « à réhabiliter l’Afrique, à l’exalter, à proposer une autre lecture de l’aventure humaine, à rejeter les clichés du roman colonial ».
Le style de F. Oyono est simple, sans emphase ni formule recherchée. Son récit prend la forme d’un journal écrit par un jeune Camerounais durant sa période de « boy » au service d’un gradé et retrouvé lors de sa fuite vers la Guinée espagnole. Brimades, moqueries, tâches ancillaires sans fin se terminent par une dénonciation qui le conduit en captivité et aux travaux forcés pour la simple raison qu’il en sait trop sur les passions extra-conjugales de Madame la Commandante et le cocufiage du mari.
Aucune dénonciation particulière, aucun message politique… uniquement la narration d’un destin banal qui va se terminer mal.
Bizarrement (mais est-ce vraiment étonnant) le récit se conclut comme « Les soleils des indépendances », par une révolte.
15:29 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Oyono F., Récit | Lien permanent | Commentaires (0)