28/06/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique V
Dans l’article « Répétitions », page 70, Michelle Maurois évoque le « niveau de vie » d’une famille bourgeoise, les Pouquet. C’est la famille de Marie, de Jeanne sa fille et de Simone sa petite-fille. « Il y a six ou sept domestiques qui se répartissent un travail accompli de nos jours dans des milieux similaires par une ou deux personnes. Les maîtres et les enfants ne font rien eux-mêmes, ni couture ni courses ni rangements ni bagages. Les femmes ne se déshabillent pas seules ; on repasse tous les soirs les revers des draps et les chemises de nuit. Les serviteurs sont en livrée et en gants blancs, le valet de chambre en gilet rayé noir et jaune avec le dos de coton satiné, la femme de chambre porte un petit bonnet amidonné, un col et un tablier blancs sur sa robe, claire le matin, sombre le soir (…). Il n’y a pas de limite de temps au travail. Louis, le valet, et Mathilde, la chambrière, doivent se lever tôt et attendre tard le retour des maîtres, la femme de chambre pour délacer les corsets de Marie et de Jeanne, le valet pour allumer un feu, entretenir les bougies qu’il faut moucher et nettoyer, apporter des brocs d’eau chaude de la cuisine. Le matin est un incessant va-et-vient pour vider les seaux, les contenus des tables de nuit, etc. La nourriture, à l’office, est différente de celle de la table des patrons mais ces derniers n’entrant jamais à la cuisine, ne vérifient pas les menus. Marie, qui considère qu’elle n’a pas un très grand train, a aussi un cocher, le beau Paul, et un groom » (page 71). Château, terres et titres mis à part, on pense à Downton Abbey…
Mais il y a une autre différence, qui est tout à l’honneur des Anglais : « Chaque fois que Jeanne parle des serviteurs, elle emploie des termes de mépris et les qualifie d’idiots. Le valet de chambre est cet imbécile de Louis, Mathilde est la sotte petite chambrière. Quelle plaie que cette race de larbins ! si on pouvait s’en passer ! écrit Jeanne à Gaston parce qu’elle pense que le personnel a potiné à leur sujet. Ses critiques s’adressent même au facteur qui n’est guère évoqué que comme ce stupide facteur » (page 71). Les familles Grantham et Crowley ne parlaient pas ainsi de leur personnel !
En 1889, Marie Pouquet couve l’amour naissant et adolescent de sa fille Jeanne pour le jeune Gaston Arman, qui deviendra célèbre pour ses pièces de théâtre sous le nom de Caillavet. Son mari Eugène est agent de change. La mère de Gaston, elle, Léontine Arman, file le parfait amour avec l’écrivain Anatole France, alors bibliothécaire au Sénat. Son père, panier percé et mari complaisant, écrit des articles sur la voile (le yachting) au Figaro. Tout ce petit monde habite la plaine Monceau. Les jeunes gens se voient avec leur chaperon au Parc et vont de fêtes en fêtes. Ils jouent au tennis également, à Neuilly.
« Proust, dès qu’il a une permission, vient les rejoindre : il ne peut pas jouer à cause de son asthme et il est chargé du goûter ; Jeanne sentant qu’il est de plus en plus épris d’elle, commence à lui assigner le rôle qu’elle lui destine, le seul qu’elle tentera de lui faire jouer jusqu’à son mariage avec Gaston, celui de chandelier. Quand Proust enverra à Jeanne À l’ombre des jeunes filles en fleurs, il accompagnera son livre d’une lettre : Vous y verrez amalgamé quelque chose de cette émotion que j’avais quand je me demandais si vous seriez au tennis…
Dans son M. Proust, Céleste Albaret dit : Même vis-à-vis de la jeune fille qu’il a sans doute le plus aimée, avant son âge d’homme et après la petite Marie de Benardacky, il semblait maintenant complètement détaché. Elle s’appelait Jeanne Pouquet, à l’époque de leur petite bande d’adolescents joueurs. Ils se voyaient aux Champs-Élysées et au tennis (…) Il me disait : J’étais amoureux d’elle comme on ne peut pas l’être plus – Et que lui trouviez-vous, Monsieur ? – Elle avait de magnifiques cheveux blonds – Était-elle au moins intelligente ? Il ne m’a jamais répondu. Il me disait aussi : Je n’en dormais plus. Quand nous allions au tennis le matin, je partais avec des provisions, de petits gâteaux et des sandwichs ; il y en avait de tous les goûts et de toutes les couleurs ; je ne sais que faire pour lui plaire, je lui achetais des fleurs, des cadeaux, je me donnais un mal… Quand je devais la voir, je n’y allais pas, j’y courais ! Quand elle jouait au tennis, j’aimais à regarder voler ses tresses blondes » (page 83).
Éternels tourments de l’amour, efforts dérisoires, joies fugaces, émois dévastateurs… mais éclosion d’un génie de la littérature.
07:30 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Maurois Michelle, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)
19/06/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique IV
Il faut mémoriser un minimum de généalogie de cette famille pour y comprendre quelque chose : fascinée par sa belle-mère Simone, Michelle Maurois remonte le temps pour découvrir, dans ses ancêtres, d’où lui vient cette personnalité et ce souci d’écrire : d’abord ses parents, Gaston Arman de Caillavet et Jeanne Pouquet, puis ses grands-parents paternels, Albert Arman et Léontine Lippmann (mariés en 1867), et ses grands-parents maternels, Eugène Pouquet et Marie Rousseau. Elle ira même un peu plus haut, jusqu’à Lucien Arman et Auguste Lippmann.
Au-delà de la famille, le livre abonde en personnages illustres ou pittoresques. En voici deux exemples.
J’ai toujours cru, depuis l’époque où les mathématiques modernes enchantaient nos études, que le groupe de savants qui avait « reconstruit » l’édifice mathématique à partir d’axiomes avait inventé son nom collectif, Bourbaki. Et bien, à la page 57 de « L’encre dans le sang », je découvre que l’un des témoins de mariage de Léontine, était « Charles Bourbaki, général de division, qui servit en Algérie et en Crimée, fut commandant de la Garde impériale en 1870, remporta la victoire de Villersexel mais perdit la bataille de Lisane à Héricourt. Il tenta ensuite de se suicider près de la frontière suisse ».
Avec Gérard d'Houville, page 19, c’est bien autre chose. Wikipedia nous apprend que c’était le nom de plume de Marie Louise Antoinette de Heredia, romancière, poétesse et dramaturge française, née le 20 décembre 1875 à Paris 7ème et morte le 6 février 1963 à Suresnes. Elle est la deuxième des trois filles de José-Maria de Heredia, le célèbre poète parnassien.
Elle épouse le poète Henri de Régnier, puis devient la maîtresse de Pierre Louÿs (« Les chansons de Bilitis »). Elle a par ailleurs d'autres amants, Edmond Jaloux et son ami Jean-Louis Vaudoyer, le poète italien Gabriele D'Annunzio exilé à Paris entre 1910 et 1914, le dramaturge Henri Bernstein.
Son pseudonyme « Gérard d'Houville » vient du nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle. Sous ce nom de plume, elle reçoit en 1918 le 1er prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre (C’est la première femme à obtenir ce prix).
En 1894, elle contribue à créer l'Académie canaque, parodie de l'Académie Française.
Ce n’est pas tout ! Dominique Bona, que j’associais aux Maurois au début de cette série de billets (voir ma devinette), réapparaît ici car elle a écrit une biographie, « Les Yeux noirs : les vies extraordinaires des sœurs Heredia » (Paris, J-C. Lattès, 1989).
Incroyable, non ?
11:47 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Maurois Michelle, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)
14/06/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique III
Ce qui est passionnant dans « L’encre dans le sang » de Michelle Maurois, c’est que tous les personnages sont réels et presque tous célèbres, les autres, fort pittoresques, ayant souvent servi de modèles à des pièces de théâtre ou des romans : M. et Mme Arman, et leur fils, dans « La recherche du temps perdu » ; Mme Pouquet dans deux pièces de son gendre et aussi dans un roman d’André Maurois, et bien sûr Léontine Arman dans « Le Lys rouge ».
Deuxième intérêt du récit : à travers l’histoire familiale reconstituée, c’est la France du tournant du XXème siècle qui revit sous nos yeux, celle qui était le cadre de la Recherche, avec d’ailleurs son auteur en filigrane (il accompagne au tennis nos fiancés, il écrit des petits mots, il cancanne…).
Tout le début du livre est consacré à la mémoire, aux mémoires, aux journaux intimes, à la transmission, au désir de laisser une trace. Le personnage de sa belle-mère, Simone, semble devoir dominer le récit :
« Comprendre, c’est pardonner, disait mon père (NDLR : André Maurois). Je n’étais pas d’accord avec lui et ne le serai jamais (NDLR : personnellement je le suis). Néanmoins il avait peut-être raison en ce qui concerne les morts. Depuis la disparition de Simone en 1969, dès que je parle d’elle à ses amis, à ses relations, chacun me confie ce qu’elle lui a raconté, me montre d’étonnantes lettres où elle se mettait à nu, et, avec elle, toute sa famille, son mari, et même moi, à l’occasion » (page 24).
Comme beaucoup de gens aujourd’hui, Simone souhaitait laisser un témoignage, sa vérité : « Dans le milieu auquel j’appartiens, des milliers de femmes tiennent ponctuellement le journal de leur vie. Combien peu de ces cahiers se voient imprimés par une descendance indifférente ! Autour de moi, j’assiste à l’étouffement systématique de tels manuscrits » (page 25). C’est son « directeur de conscience », l’abbé Mugnier qui disait d’elle « Simone a de l’encre dans le sang » (page 25).
« Ce récit débute en 1890 au moment où le père et la mère de Simone de Caillavet se rencontrent » (page 25).
Le décor est en place, faites entrer les acteurs. Bel avant-propos ! Et de fait, le premier chapitre (sans numéro) s’intitule : la rencontre.
07:30 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Maurois Michelle, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)