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28/02/2019

"Les yeux d'Irène" (Jean Raspail) : critique II

Tout le début du livre de Jean Raspail « Les yeux d’Irène » est assez déconcertant puisqu’il consiste en un début de roman qu’est en train de commencer le narrateur et qui n’est autre qu’un vrai roman, « Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée » que Jean Raspail publiera effectivement en 1993 (Éditions Robert Laffont) !

Ce n’est pas le seul procédé romanesque utilisé pour casser la linéarité d’un récit chronologique : les époques et les événements se superposent et se mélangent, et ce n’est qu’au dénouement que l’on réussit à remettre l’histoire à peu près d’aplomb. Comme avec « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone, on a envie de revoir le début, ce qui serait sans doute une erreur : pourquoi chercher à démonter absolument les tours des magiciens ?

Le vocabulaire est pittoresque puisque largement emprunté à la marine. « Le bateau courait grand largue » (page 28), le rouf, « On entendait là-haut de durs rappels d’écoute (…), le claquement caractéristique du grand foc qui faseye » (page 38), « La jeune femme barrait en silence (…) corrigeant les lofs d’un coup de poignet énergique » (page 44), « Après de courts bords dans un mouchoir de poche, il avait doublé la jetée à vive allure au près serré » (page 46), « Dans le port, deux bateaux seulement, gréés d’un interminable beaupré et de deux mâts inclinés, de l’espèce à jamais disparue des bisquines » (page 77), « un côtre ou un sloop grée à l’ancienne, portant grand-voile apiquée, voile de flèche, probablement aussi foc et trinquette » (page 129), etc.

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Indépendamment de la qualité ou non du fond et de la forme du roman, j’ai commencé à me sentir concerné en lisant, page 60 : « Le Salvatora fait naufrage il y a vingt ans, après s’être empalé sur un rocher quelque part dans les Grenadines, et la compagnie Orth aussi, déclarée en faillite, démantelée et dispersée ». Quelle coïncidence troublante ! Le mien, c’était dans les Antilles françaises mais je n’en étais pas propriétaire…

Le narrateur ferme sa maison de Provence et prend la route pour les Côtes du Nord : « La haute maison devenue aveugle, austère muraille de pierre, tous volets clos, avait repris ce même aspect sévère et dédaigneux qui était le sien dix ans plus tôt lorsque je l’avais achetée. Quand la vie et l’âme de la vie ont fui, les murs abandonnés le proclament aussitôt de façon presque palpable. Il en est ainsi des maisons fermées dont on sait au premier coup d’œil que les habitants se sont seulement absentés, et d’autres,, sitôt la porte close, dont les façades suintent la tristesse et la honte d’avoir été trahies par ceux qui ne reviendront plus » (page 65).

S’ensuit une litanie de commentaires malveillants et fatalistes sur Avignon et sa gare (« C’est un asile »), Uzès (« Ville vivante et morte »), l’autoroute La languedocienne (« un entassement de voitures bondées ») et Alès (« croupissant dans les souvenirs de sa crasse charbonnière »). À Florac, nouvel accès de bile à propos de la brocante : « Tout y était affreux, pitoyable, un déballage petit-bourgeois épars au milieu de rebuts de grenier à peine définissables entre lesquels défilaient, gravement intéressés, de nombreux spécimens représentatifs de ce merveilleux chasseur d’authenticité qu’est devenu le Français moyen (…) Une moitié de la France vend ses vieilleries à l’autre, dans un délire d’accession collective à l’horreur » (page 76).

« Je lui expliquai que Mende est une ville effroyable. Que faute de pouvoir l’éviter, il fallait la franchir toutes vitres levées, le plus vite possible, en regardant droit devant soi. Une ville frappée d’endémie, peuplée de psychiatres, de neurologues, de psychopédiatres, d’infirmiers, de pharmaciens, de laborantins, de diététiciens (j’en passe et des meilleurs, il y en a une demi-page ! Mais où va-t-il cherché tout cela ?) » (page 79).

La description de sa traversée de la N9 (théâtre des retours d’Espagne à Paris) est un morceau d’anthologie, de fausse mauvaise foi et de mépris d’esthète (page 82).

25/02/2019

"Les yeux d'Irène" (Jean Raspail) : critique I

Jean Raspail, ancien aventurier, ancien marin, ancien explorateur, publie « Les yeux d’Irène » en 1984 chez Albin Michel, onze ans après « Le Camp des Saints » controversé à l’époque mais tristement d’actualité aujourd’hui, et trois ans après le fabuleux « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie ».

Quatre personnages occupent la scène.

Deux hommes : le narrateur et  Salvator, dont nous suivons le parcours de privilégié à la Charles de Foucault, depuis sa quête d’une femme inaccessible jusqu’à sa quête de la sérénité dans un monastère d’Auvergne.

Deux femmes Irène et Aude : l’une représente le Mal (le Diable) et l’autre le Bien (la pureté, la sincérité, la droiture, la loyauté), toutes deux incroyablement belles et désirables. Irène se cache dans le tableau d’un peintre célèbre, aussi bien que dans celui peint par Salvator alors tout jeune ou dans d’innombrables beautés qui croisent sa route, toujours renaissante, toujours malfaisante, toujours inaccessible… On n’est pas loin du mythe.

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Sous ses différentes facettes, le livre de Jean Raspail rappelle « L’instant présent » de Guillaume Musso, pour le fantastique et pour l’énigme ; les Contes de Gabriel Garcia-Marquez pour la verve et l’inventivité des passages pseudo-historiques (le jacquemart du beffroi d’une petite ville médiévale d’Allemagne qui frappait le treizième coup de midi, par exemple) ; le scabreux « Comtesse Lipska » de Pierre Kyria pour le défilé de filles promptes à se dénuder dans la propriété des Princes.

Son style est sans relief particulier mais classique (il utilise le passé simple, lui !) et agréable à lire. Peu de descriptions, uniquement des éléments de contexte : la mer, la côté rocheuse, les phares, la forêt, les petites routes, les déjeuners tout simples mais délicieux en province, les soirées au coin du feu, assis par terre, avec du foie gras et une bonne bouteille… Autant dire, que ses personnages n’ont pas de problème de fin de mois, ni de fin du monde d’ailleurs !

Fidèle à sa réputation, Jean Raspail multiplie dans ce roman les remarques de bougon conservateur, voire de réactionnaire. La nostalgie de l’ancien temps – pour ne pas dire de l’ancien régime – des belles manières, de façons châtiées de s’exprimer et de se comporter, est omniprésente. Voici par exemple, page 18, ce que son narrateur dit à propos d’une jeune fille : « dernier exemplaire d’un modèle assez répandu et tout à fait adorable qui faisait le charme de nos familles et de nos sociétés et qui s’est partout effacé devant la collégienne de C.E.G. (collège d’enseignement général, pour les plus jeunes de mes lecteur), au visage déjà dur de baiseuse endurcie, qui représente aujourd’hui notre banal univers juvénile féminin ». Féministes, passez votre chemin ! Soit dit en passant, il y a une faute d’orthographe à « juvénile » dont il a oublié le « e » final. C’est par ailleurs à cette page 18 que commence vraiment le roman, au moment où une étudiante, la belle Aude, va venir le voir. Plus loin, page 28, le narrateur regrette qu’on ait perdu le souvenir même du « délassement romantique d’initiés qui se pratiquait entre gentlemen-sailorssur fond de casquettes à taud blanc, de pavillons de propriétaire en tête de mât, de blazers bleu marine, de pantalons blancs et de champagne-cocktails à l’escale ». Le délassement en question consistait à naviguer sur une mer presque vide…

18/02/2019

"Déchirez cette lettre" (Michelle Maurois) : critique II

Le mariage est la grande affaire des jeunes filles et de leurs familles à cette époque, et Simone n’échappe pas à la règle. Ses nombreuses tentatives, ses angoisses, ses fiançailles rompues remplissent une bonne partie du volume « Déchirez cette lettre ». Cependant elle ne se berce pas d’illusions. Voici ce qu’elle en dit : « Les jeunes gens se marient rarement dans l’entraînement irrésistible d’un coup de foudre pour la jeune fille à laquelle ils demandent sa main. Le libre exercice sensuel de l’amour, pendant les années de la vie de garçon, les blase sur les emportements physiques de la passion : ils en calculent le peu d’importance dans l’ensemble d’uneexistence, la durée éphémère – et loin de chercher dans le mariage un prétexte légitime à l’accomplissement d’une fonction animale, dont ils ont l’habitude d’apaiser les exigences en dehors du domicile familial, ils font entrer, dans le choix de leur compagne légitime, des considérations sociales et financières beaucoup plus que des préférences d’attraction. Une épouse n’a pas pas besoin d’être une maîtresse experte – il y a des filles de joie pour la mise en action des rites passionnels –, mais il faut qu’elle apporte un grand luxe dans l’intérieur que l’on veut bien constituer avec elle, et qu’elle assure fastueusement la « matérielle » du ménage. L’enfant, qu’on lui fera par condescendance et par calcul, sera le lien indestructible qui opèrera définitivement la fusion des fortunes, le prétexte à ne pas divorcer, donc à jouir sans remords et sans inquiétude des rentes de l’épousée » (page 166).

Nous sommes en 1918, on ne saurait être plus lucide sur les mœurs de son époque. Un peu plus tôt, Simone avait déjà écrit : « Les hommes sont généralement des mufles. À la femme qui leur plaît ils offrent 100000 francs pour être son amant ou bien ils lui en demandent 500000 pour devenir son mari » (page 129).

La fille d’Anatole France, Suzanne Psichari, mourra de la grippe espagnole, le 18 novembre 1918, au 3 rue Boccador à Paris dans l’appartement de sa mère qu’elle habitait avec son fils, Lucien. Son mari, Michel Psichari, dont elle était séparée, avait été tué le 20 avril 1917. Cette famille concentrait en son sein les deux fléaux qui ravagèrent la France (et l’Europe) au début du siècle : la guerre mondiale et la grippe. Nous aurons l’occasion de reparler des Psichari.

En 1919, c’est le père de Jeanne, Eugène Pouquet, qui meurt. Il laisse une succession importante, dont le partage causera des rancœurs. Son épouse, Marie « avait sacrifié un tiers de sa fortune personnelle à l’achat de la charge d’agent de change de son mari. Elle eut la pénible surprise de voir qu’il n’était tenu aucun compte de la valeur de cette charge dans l’héritage, alors qu’Essendiéras était soumis au partage. En présence du notaire, elle sentit qu’elle devait dire quelque chose mais elle se tut. Elle ne comprit qu’après que les traitements étaient inégaux entre Jeanne et Pierre, sources de longues querelles de famille » (page 212). Combien d’épouses ont été dans la situation de Marie Pouquet au siècle précédent ? Il n’y a pas si longtemps, les épouses n’héritaient pas de leur mari !

Enfin, le mariage de Simone est annoncé, avec un diplomate roumain Georges Stoïcesco, en janvier 1920. Ce ne sera pas un succès, même si une fille naîtra de cette union, enfant dont Simone se désintéressera.

Pour terminer ce dernier billet sur la saga de la famille Arman-Pouquet, laissons la parole à Michelle Maurois : « Ce même mardi 2 décembre 1924, Simone donnait chez elle un déjeuner de dix couverts réunissant Robert de Flers et sa femme, Jeanne Pouquet, Alice Halphen, Paul Valéry, François Mauriac, Bernard Grasset et André Maurois. Elle avait demandé à Grasset de lui amener ce dernier, veuf depuis quelques mois, et qu’elle ne connaissait pas.

Mon père crut que son éditeur l’emmenait chez une très vieille dame, Mme Arman de Caillavet, l’égérie d’Anatole France. Il fut surpris et fasciné de rencontrer une belle jeune femme brune, entourée d’écrivains célèbres et qui parlait familièrement de Marcel Proust.

Le 6 septembre 1926, Simone de Caillavet devenait Mme André Maurois. Ce mariage devait durer quarante et un ans, jusqu’à la mort de mon père. Mais cela, comme disait Kipling, est une autre histoire, et je ne la conterai pas » (page 439).