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11/07/2016

L'été Dutourd de France (I) : itinéraire lexicographique

En 1998 (oui, c’est une date footballistique, non pas une date cycliste, mais c’est comme ça…), Jean Dutourd, grande gueule de droite assumée et Académicien de son état, était sollicité par le Figaro, alors dirigé par Franz-Olivier Giesbert, pour donner une chronique sur le français tel qu’il était parlé ici et là, « Le bon français ».

Il paraît que c’était l’idée de Maurice Druon, le Secrétaire perpétuel de l’époque ; il n’en fallut pas moins pour que l’auteur de « Au bon beurre » donnât libre cours à sa mauvaise humeur légendaire et, accessoirement, à sa connaissance quasi-étymologique de notre belle langue.

En fait de purisme et de conservatisme pointilleux, si vous croyez que ce blogue et son animateur en sont l’illustration ultime, vous n’avez encore rien vu !

Dans ses chroniques, l’excellent homme à la pipe se déchaîne et passe au lance-flammes les cuistres et les pédants, les avachis et les soumis, les paresseux et les incultes, et in fine tous les ravis de la domination américaine sur notre mode de vie et notre façon de jacter.

L’éditeur Plon les a réunies en 1999 dans un livre, « À la recherche du français perdu », au plan lumineux et sans ambages : Partie I L’état de siège, Partie II Détails de la trahison…

À mon tour ( !), je vous propose d’en faire le (Du) tour, pendant ces belles journées de l’été 2016 où les coureurs parcourent la Grande Boucle (avant-hier soir ils étaient au Lioran).

Mais voyons d’abord quelles sont les causes de la débâcle selon Jean Dutourd.

En premier lieu, le snobisme : « Les Français s’évertuent à utiliser des mots américains (ou américanomorphes), non certes dans le but d’apprendre l’anglais, idiome du reste, auquel leur gosier est étrangement réfractaire, ni dans celui de communiquer avec d’éventuels Anglo-Saxons, mais pour épater les autres Français ».

Ensuite les publicitaires : « Le plus comique est que les épateurs se laissent intimider à leur tour par les agents de publicité, les présentateurs de télévision, les parleurs de la radio, les enseignes ou les réclames en jargon des commerçants ».

Jean Dutourd dénonce aussi « le galimatias pédant, où fleurissent les problématiques, les thématiques et mille autres belles choses inaccessibles aux esprits simples » et « le charabia administratif et la langue de bois des politiciens ».

Tout cela fait beaucoup de moulins…

Au-delà du snobisme, il y a le défaitisme, le manque de volonté : « Nous renions notre langage, qui est notre dernier trésor. Nous ne sommes pas encore remis d’avoir perdu la guerre de 1940, que les Américains, les Anglais, les Russes et le Général de Gaulle ont gagnée à notre place ».

Et pourtant, « notre langue était l’instrument le plus approprié pour aller jusqu’au plus caché de l’être, le bistouri permettant de tout disséquer dans l’esprit ».

« La première des deux guerres réelles de notre temps est celle opposant la science, la technique, l’industrie, à la philosophie et aux lettres ; la seconde, qui en découle, et n’est pas moins furieuse, a lieu entre les langues saxonnes et les langues latines ».

« Le langage conditionne tout, il est la charpente et le ciment des civilisations (…). Submerger la langue sous un afflux de mots étrangers et de néologismes hâtifs fabriqués par les techniciens ou des marchands, finit par détruire non seulement la langue elle-même mais encore le passé, l’histoire, les coutumes, les traditions, les métiers, les vieilles recettes et surtout cette chose si charmante qu’est le génie national (...) ».

« Il s’agit de rendre les hommes identiques d’un continent à l’autre. Travail de longue haleine, qui commence par imposer un patois commun, le reste découlant de cette première violence ».

Une langue s’enrichit bien sûr des apports extérieurs « mais à condition que ces apports soient peu nombreux, afin que la langue ainsi nourrie les digère à loisir, non pas si on les déverse par tombereaux ».

« Les lexicographes, jadis, étaient de sourcilleux gardiens (…) ; maintenant, ils mettent un point d’honneur à n’être que des journalistes du langage ; c’est à qui attrapera le premier la moindre scie américaine ou argotique fraîchement éclose dans la publicité (…), sous couleur qu’il est essentiel de suivre pas à pas l’évolution de la langue ».

Les dictionnaires que l’on publie aujourd’hui « sont pleins de discordances bien propres à désespérer les écrivains, les lettrés et le peuple s’il les feuillette. On voit là en plein les ravages de la néologie ; quand apparaît un vocable inédit, au sens indécis, à consonance étrangère ou scientifique, il a vite fait de se substituer aux termes anciens qui étaient non seulement esthétiques mais encore adéquats ».

« La langue française est en état de siège. Il ne tient qu’à nous que ce soit le siège de Paris, dont nous ressuscitâmes très vite, et non celui de Troie, au terme duquel la ville fut rasée définitivement ».

Voilà pour le diagnostic et l’acte d’accusation ; ils datent de décembre 1998. Dans les semaines qui viennent, je vous proposerai un florilège des billets du livre de Jean Dutourd qui m’ont semblé les plus actuels et les plus pertinents.

13/06/2016

Alain Mabanckou : ses leçons au Collège de France (V)

Après un détour d’un mois par quelques livres d’Alain Mabanckou, nous revenons à son cours au Collège de France, en l’occurrence sur celui du 10 mai 2016 ; il répondit aux détracteurs de son « Sanglot de l’homme noir ».

Ce jour-là (le 10 mai...) évoque différentes choses aux Français… Pour Alain Mabanckou, c’est la commémoration de l’abolition de l’esclavage en France métropolitaine, suite à la loi Taubira.

Petit rappel historique :

Journée commémorative de l'abolition de l'esclavage en France métropolitaine

Commémoration 10 mai 2016.jpgLe président de la République française, Jacques Chirac, a décidé de faire du 10 mai la Journée commémorative de l'abolition de l'esclavage en métropole : l'occasion pour la France métropolitaine d'honorer le souvenir des esclaves et de commémorer l'abolition de l'esclavage.

La date du 10 mai correspond à l'adoption par le Parlement, le 10 mai 2001, de la loi Taubira "reconnaissant la traite négrière transatlantique et l'esclavage". 

Commentaire lu sur le site journee-mondiale.com :

Hideo (contribution publiée le 8 mai 2014 à 15:05) 

"Aujourd'hui, l'esclavage existe encore.

  • en Afrique, on vend des jeunes filles, on force les mariages, on vend les enfants, on fait de l'immigration un vrai trafic d'êtres humains. Certaines ambassades africaines en France pratiquent l'esclavage envers leur personnel. Sous couvert d'immunité diplomatique, des diplomates africains sont impunis. Il faut changer la Convention de Vienne et punir ces gens qui n'hésitent pas à traiter de racistes ceux qui les dénoncent.
  • En Amérique du Sud, on exploite les enfants dans les mines.
  • En Asie, les grandes marques de textiles utilisent les enfants pour fabriquer des vêtements de marque, vendus très chers.

L'histoire de l'esclavage avant la colonisation : les royaumes africains faisaient de la vente d'esclaves noirs sur le marché international de Djeddah en Arabie et le Hadje de la Mecque était un piège pour beaucoup d'Africains qui se retrouvaient vendus comme esclave. Encore maintenant en Arabie, il existe des ventes clandestines d'esclaves. Sans compter les pauvres ouvriers indiens, pakistanais et bengalis qui travaillent au Qatar pour construire la Coupe du monde et qui sont traités comme des animaux.

Les Pharaons, les Romains, Sparte, Athènes, Genghis Khan, Alexandre Le Grand, tous ont conquis leur puissance grâce à l'esclavage des peuples vaincus.

C'est l’histoire réelle des peuples du monde et cela ne se résume pas seulement à la sombre époque coloniale africaine. C'est ridicule et criminel de vouloir opposer et culpabiliser les seuls Blancs, au motif que certaines associations à caractère raciste font du clientélisme anti-blanc. C'est inacceptable dans le pays des droits de l'homme et, à l'étranger, on juge sévèrement cette attitude typiquement française, y compris parmi la communauté noire américaine.

Alors cessons de raconter tout et n'importe quoi (…). C'est tous unis, quelle que soit la couleur de notre peau, notre origine ethnique, notre religion, que nous vaincrons l'esclavage et que nous rendrons un noble hommage à tous ceux qui ont souffert et qui sont morts à cause de l'esclavage et de la folie humaine". 

Bon, ce jour-là, Alan Mabanckou choisit donc d’illustrer et de défendre son livre de 2012 « Le sanglot de l’homme noir », dont j’ai déjà rendu compte. Il considère que ce livre a été interprété au-delà de ce qu’il voulait dire et cité hors contexte (sur des sites d’extrême-droite d’une part et, à l’opposé, sur slate.afrique par des Africains d’autre part).

On l’a en particulier accusé de « porter les valises des Blancs »... Mais ce qui l’intéresse, ce sont les douleurs des immigrés, qui sont les siennes. Pour lui, l’autocritique des Africains (et pas seulement celle des Européens) est nécessaire pour comprendre ce qui est arrivé.

Son premier chapitre est une « lettre à Boris », son fils né d’une Française de Guadeloupe et qui n’a jamais vu l’Afrique, pour qu’il ne s’arrête pas aux préjugés.

Il n’y a pas de communauté noire en France car ce peuplement ne s’est pas fait comme aux États-Unis. D’où le concept de négritude. En particulier, pour lui, il n’y a rien de commun entre les différents Noirs qui habitent en France car ils ne partagent que la couleur de peau et la langue ; ce sont des « citoyens de l’alternative » car ils peuvent toujours rentrer dans leur pays d’origine, contrairement aux Noirs américains. Il y a même un contentieux entre les Noirs américains et antillais, et les Africains, ces derniers étant accusés d’avoir contribué à la traite triangulaire (il est vrai qu’il y a eu des « collabos noirs »). D’une façon générale, il y a des chocs de cultures entre Noirs d’origines différentes.

Il recommande le livre « Le devoir de violence » de Ouologuem, qui évoque l’esclavage par les Arabes et les notables africains.

« Lorsque le Malien Yambo Ouologuem publie "Le devoir de violence" en 1968, il obtient le prix Renaudot (une première pour un écrivain africain) et déclenche un véritable coup de tonnerre (pour la première fois, la complicité active et féroce des notables africains dans certains des pires aspects de la société est dépeinte et mise en cause au même titre que celle du colonisateur). C'est aussi dans ce roman que Ouloguem forgea le terme de "négraille" par dérision envers la "négritude" de Senghor, qu'il réfute sans pitié » (critique empruntée au site littéraire Babélio). 

Au total il regrette que son livre ait été critiqué sur ces thèmes, alors qu’il en abordait bien d’autres. Il a même reçu des menaces de la part de mouvements noirs…

Mais il est optimiste : « Le monde de demain est un monde de courtoisie » (voir son colloque du 2 mai 2016 au Collège de France, dont je rendrai compte). 

Dans sa conclusion, Alain Mabanckou revient sur la commémoration de l’abolition. En 1948, on célébrait plus l’assimilation que l’abolition (on effaçait les douleurs, on oubliait…). Mais commémorer, c’est reconnaître un crime contre l’humanité ! 

Au bout d’une heure, on se dit que, bien sûr, le thème de réflexion est légitime, qu’il concerne à bon droit les Noirs de France et d’ailleurs, que la position de notre écrivain est équilibrée et humaniste… mais qu’on est quand même très loin de la littérature.

La Chaire a bon dos (et la chair est faible).

02/06/2016

"Le sanglot de l'homme noir" (Alain Mabanckou) : critique (1/2)

Sanglot de l'homme noir.jpgDeuxième livre cité dans sa leçon du 10 mai 2016, « Le sanglot de l’homme noir » a été publié par Alain Mabanckou dans la collection « Points » des éditions Fayard, en 2012. Il y revient sur les causes et les conséquences de l’esclavage (commerce triangulaire occidental mais aussi rôle des Arabes et des notables africains). Les 175 pages de son livre sont un régal de langue française, d’érudition, d’humour et de rhétorique. Il a emprunté son titre à Pascal Bruckner, pour signifier qu’il reprenait le même thème : le sentiment de culpabilité, la mauvaise conscience, la haine de soi, le repentir, lorsque les Européens se penchent sur leur passé colonialiste. Mais là, il s’adresse aux victimes, les Africains eux-mêmes et il leur dit que les « Blancs » ne sont pas les seuls responsables, que l’esclavage existait avant leur arrivée sur le continent et qu’ils doivent maintenant construire quelque chose et arrêter « l’inventaire ». C’est une sorte de suite à sa « Lettre à Jimmy » (voir mon billet du 30 mai 2016). Il cite le roman du Malien Yambo Ouologuem « Le devoir de violence », prix Renaudot 1968 (pour la première fois un auteur d’Afrique noire francophone obtenait un des grands prix littéraires français) : « C’était également la naissance de l’autocritique, indispensable si l’on veut que soient fondés les reproches adressés aux autres. C’était une hardiesse, au moment où tout écrivain africain était censé célébrer aveuglément les civilisations africaines et décrire un continent où tout était calme et pacifique avant l’arrivée des méchants Européens, boucs émissaires de prédilection lorsqu’on ne s’explique pas l’enlisement des États africains après leur émancipation, à partir de la fin des années cinquante » (page 128).

Ce livre, retiré de la vente en France pour une vague accusation de plagiat, a eu beaucoup de succès à l’étranger et a été enseigné dans les universités du monde entier. « (Il) est un des romans incontournables de l’histoire de la littérature africaine d’expression française, avec Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, La vie et demie de Sony Labou Tansi et Le pleurer-rire d’Henri Lopes » (page 129).

Bien sûr, il y a une présence noire dans la France d’aujourd’hui mais, selon lui, la « France noire » n’existe pas, à cause de l’histoire, qui est bien différente de celle des Noirs américains (qu’il appelle les Africains-Américains). Pour la France métropolitaine, les Noirs ont d’abord été des sauvages et des indigènes, puis des tirailleurs, et c’est ainsi qu’est née à Paris, en réaction, la notion de « négritude », dont on a déjà parlé.

Bien sûr Alain Mabanckou évoque la situation de l’immigré, fustige les position de l’extrême-droite et proclame son attachement aux vertus républicaines et à la France, son pays d’adoption (ses parents, Congolais, étaient français puisque nés avant l’indépendance).

Mais il raconte surtout ses rencontres avec des Français, ici ou là, qui lui demandent inlassablement de quel pays il est. Il raconte ses déboires d’étudiant noir arrivant à Nantes pour étudier, puis ses débuts d’enseignant à Ann Arbor dans le Michigan.

Une anecdote sur le français est intéressante : « La langue (française) que nous utilisions était raillée (à Nantes) aussi bien en cours qu’au restaurant universitaire. On n’employait plus l’imparfait du subjonctif en France… Or nous y tenions comme à la prunelle de nos yeux ! De notre côté, la langue des autochtones nous paraissait pauvre, pervertie par une paresse désolante. Ces jeunes gens avaient appris le français dans les jupes de leurs mères, et adopté, selon nous, les raccourcis les plus abominables, ainsi que cette manie de contourner la difficulté des concordances de temps en se réfugiant derrière une prétendue évolution de la langue… Cette attitude nous chagrinait, nous qui avions enduré le fouet pour un participe passé mal accordé » (page 107).