02/06/2016
"Le sanglot de l'homme noir" (Alain Mabanckou) : critique (1/2)
Deuxième livre cité dans sa leçon du 10 mai 2016, « Le sanglot de l’homme noir » a été publié par Alain Mabanckou dans la collection « Points » des éditions Fayard, en 2012. Il y revient sur les causes et les conséquences de l’esclavage (commerce triangulaire occidental mais aussi rôle des Arabes et des notables africains). Les 175 pages de son livre sont un régal de langue française, d’érudition, d’humour et de rhétorique. Il a emprunté son titre à Pascal Bruckner, pour signifier qu’il reprenait le même thème : le sentiment de culpabilité, la mauvaise conscience, la haine de soi, le repentir, lorsque les Européens se penchent sur leur passé colonialiste. Mais là, il s’adresse aux victimes, les Africains eux-mêmes et il leur dit que les « Blancs » ne sont pas les seuls responsables, que l’esclavage existait avant leur arrivée sur le continent et qu’ils doivent maintenant construire quelque chose et arrêter « l’inventaire ». C’est une sorte de suite à sa « Lettre à Jimmy » (voir mon billet du 30 mai 2016). Il cite le roman du Malien Yambo Ouologuem « Le devoir de violence », prix Renaudot 1968 (pour la première fois un auteur d’Afrique noire francophone obtenait un des grands prix littéraires français) : « C’était également la naissance de l’autocritique, indispensable si l’on veut que soient fondés les reproches adressés aux autres. C’était une hardiesse, au moment où tout écrivain africain était censé célébrer aveuglément les civilisations africaines et décrire un continent où tout était calme et pacifique avant l’arrivée des méchants Européens, boucs émissaires de prédilection lorsqu’on ne s’explique pas l’enlisement des États africains après leur émancipation, à partir de la fin des années cinquante » (page 128).
Ce livre, retiré de la vente en France pour une vague accusation de plagiat, a eu beaucoup de succès à l’étranger et a été enseigné dans les universités du monde entier. « (Il) est un des romans incontournables de l’histoire de la littérature africaine d’expression française, avec Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, La vie et demie de Sony Labou Tansi et Le pleurer-rire d’Henri Lopes » (page 129).
Bien sûr, il y a une présence noire dans la France d’aujourd’hui mais, selon lui, la « France noire » n’existe pas, à cause de l’histoire, qui est bien différente de celle des Noirs américains (qu’il appelle les Africains-Américains). Pour la France métropolitaine, les Noirs ont d’abord été des sauvages et des indigènes, puis des tirailleurs, et c’est ainsi qu’est née à Paris, en réaction, la notion de « négritude », dont on a déjà parlé.
Bien sûr Alain Mabanckou évoque la situation de l’immigré, fustige les position de l’extrême-droite et proclame son attachement aux vertus républicaines et à la France, son pays d’adoption (ses parents, Congolais, étaient français puisque nés avant l’indépendance).
Mais il raconte surtout ses rencontres avec des Français, ici ou là, qui lui demandent inlassablement de quel pays il est. Il raconte ses déboires d’étudiant noir arrivant à Nantes pour étudier, puis ses débuts d’enseignant à Ann Arbor dans le Michigan.
Une anecdote sur le français est intéressante : « La langue (française) que nous utilisions était raillée (à Nantes) aussi bien en cours qu’au restaurant universitaire. On n’employait plus l’imparfait du subjonctif en France… Or nous y tenions comme à la prunelle de nos yeux ! De notre côté, la langue des autochtones nous paraissait pauvre, pervertie par une paresse désolante. Ces jeunes gens avaient appris le français dans les jupes de leurs mères, et adopté, selon nous, les raccourcis les plus abominables, ainsi que cette manie de contourner la difficulté des concordances de temps en se réfugiant derrière une prétendue évolution de la langue… Cette attitude nous chagrinait, nous qui avions enduré le fouet pour un participe passé mal accordé » (page 107).
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05/05/2016
Alain Mabanckou : ses leçons au Collège de France (III)
Quand il revient devant nous, le 5 avril 2016, dans le grand amphithéâtre, Alain Mabanckou, veste bleue et chapeau, semble transformé ; tout en résumant la leçon précédente et en insistant sur le rôle des femmes dans l’émergence de la négritude, il est euphorique : souriant, moins crispé et solennel qu’au début, il nous parle des nombreux courriels qu’il a reçus, se félicite de faire salle comble une fois de plus, nous vante la qualité du site internet du Collège de France (qui a mis en ligne la vidéo de ses premiers cours), et voit dans tout cela le signe de l’intérêt grandissant que la France porte à l’Afrique et à sa littérature.
Et justement, à mon grand soulagement personnel, il ne parle plus de littérature nègre mais de littérature africaine.
Mieux que cela, il place sa leçon sous les mânes de Jean Giono (l’un de ses écrivains préférés – on est au moins deux !), qui avait dit : « Le poète est un professeur d’espérance ».
Donc, ça commençait très bien ; il m’a semblé que le public vibrait…
Alain Mabanckou reprend alors son panorama historique en distinguant quatre périodes. Et d’abord la période pré-coloniale, c’est-à-dire l’histoire de l’Afrique avant l’arrivée des Blancs. L’empire du Ghana, du VIIIè au XIIIè siècles, était contemporain de Charlemagne, tandis que celui du Mali l’était de notre Moyen-Âge. Mais il ne fallait pas céder à la surenchère en magnifiant l’Afrique, qui aurait été un continent unique, un espace de paix ! Il cite les pratiques esclavagistes arabes (lire par exemple « Le devoir de violence »). Les romans « Le pagne noir », « À la belle étoile », « Les légendes africaines » prouvent que la littérature africaine n’est pas uniquement une compilation de contes et légendes.
Dans les années 20, c’est la période coloniale. Les romans décrivent la société coloniale et ses poncifs, du point de vue du colonisé (« Batouala »). Camara Laye publie « L’enfant noir » en 1953, qui décrit de façon idyllique les traditions africaines. Il sera critiqué.
Il s’agit à cette époque de s’engager, de critiquer l’Homme blanc et de se concentrer sur le général (et non sur des histoires individuelles). Il y a un malaise entre l’islam et l’attrait de la culture occidentale.
Bernard Dadié, avec « Climié » parle de la crise identitaire ; il faut contester et agir (lutter contre l’impérialisme de la langue française, qui conduit à l’acculturation).
Alain Mabanckou cite encore « Un nègre à Paris », « Le roi miraculé » (1958), « Une vie de boy », « Les bouts de bois de Dieu », « Le mandat ».
Cependant tous les livres ne critiquent pas le colonisateur !
Les années 60 sont celles des indépendances africaines.
« Les soleils de l’indépendance », « La vie et demie », « Le pleurer-rire » sont des armes anti-dictatures mais les nations africaines sombrent dans le chaos ; les violences sont encore pire que pendant la colonisation. « La grève de batou » raconte la vie des mendiants dans les rues de Dakar. Et voici d’autres livres « Elle sera de jaspe et de corail », « Une si longue lettre ». Léonora Miano avec « La saison de l’ombre » dénonce la complicité de certains avec les colonisateurs.
Et c’est l’époque de l’immigration, celle des Africains noirs en Europe.
Odile Cazenave écrit « Afrique sur Seine » et Sami Tchak « Place des fêtes » en 2001 (être libre, refuser la tradition, échanger avec les Africains de France). Les personnages y sont plutôt désespérés. Le Suisso-gabonais (sic) Bessora publie « 53 cm ».
Les autres thèmes traités sont la littérature-monde, le génocide du Rwanda, la contestation de l’hégémonie de Paris sur la littérature.
Mais comment sont donc reçues les littératures africaines ?

À suivre
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Écrivains, Francophonie, Histoire et langue française, Littérature, Mabanckou Alain, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
28/04/2016
Alain Mabanckou : ses débuts au Collège de France (II)
Je suis donc allé écouter sa première leçon.
À 13 h 40, la magnifique salle « Marguerite de Navarre » du Collège de France est déjà comble ; une majorité de têtes chenues et sans doute de nombreux professeurs de français, tous « sages comme des images ».
Le professeur Mabanckou arrive, légèrement en retard ; veste bleue très seyante, lunettes moins « clown » que sur les photos du site, souriant, à l’aise.
En ce qui me concerne, j’attends un cours de littérature contemporaine africaine, voire afro-antillaise ou afro-créole.
Au lieu de cela, Alain Mabanckou reprend le concept de « négritude », apparu en France dans les années 30 par l’entremise d’Aimé Césaire en réaction au système d’assimilation des Noirs d’Afrique et des Antilles françaises qui prévaut à l’époque. Il ne quittera plus ce thème pendant les 75 minutes de sa leçon, se limitant à une présentation historique de l’émancipation progressive, sur plus d’un siècle, des écrivains noirs, du contexte colonial.
On apprend que les prémisses de ce concept sont à rechercher dans le « souffle haïtien » qui date de l’indépendance au début du XIXème siècle (Le nouvel Académicien Denis Laferrière rappelle que la littérature haïtienne est ancienne et centrée sur l’histoire de l’île) et dans le mouvement américain impulsé par William Dubois (1868-1963), auteur de « L’âme noire » et émigré au Ghana, qui donnera « la renaissance de Harlem » (1918-1928).
Focalisant son propos sur la France, Alain Mabanckou cite René Maran (« Batouala, véritable roman nègre », prix Goncourt 1921), Blaise Cendrars (« Anthologie nègre »), puis analyse longuement les revues – à durée de vie souvent très courte – fondées à cette époque par les précurseurs (Senghor, Césaire, Damas) : « La revue du monde noir » (six numéros), « Légitime défense » (un numéro), « L’étudiant noir », dans lequel Aimé Césaire, « en quête dramatique de l’identité » affiche la primauté de la culture sur la politique…
Un peu plus tard, ce sont des écrivains blancs qui soutiennent cet effort d’émancipation : André Breton préface « Cahier d’un retour au pays natal » (1939) d’Aimé Césaire, tandis que Jean-Paul Sartre fait de même pour « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » (1948) de Léopold Senghor.
Suit un moment de lexicographie qui établit la différence entre « négritude » (manière d’être des nègres) et « négrité » (ensemble des valeurs des nègres). (Remarque : on est choqué aujourd’hui par l’emploi du mot « nègre » mais, apparemment, il ne faut pas).
Alain Mabanckou dénonce l’ignorance du rôle pourtant important des femmes (noires) dans cet essor de la négritude ; la photo qu’il montre du Congrès des écrivains noirs en 1956, à la Sorbonne, est éloquente ! Une seule femme (au premier rang néanmoins…) dans une assemblée d’hommes.
Et dans les cinq ou dix dernières minutes, il se fait l’écho des contradicteurs, des intellectuels noirs qui ne se reconnaissent pas dans le concept de négritude et préfèrent se considérer comme des humains dans un monde globalisé.
Pour un esprit scientifique comme le mien (mais je pense qu’un juriste penserait de même), un exposé aussi déséquilibré entre les droits de la défense et ceux de l’accusation, est choquant, sauf à être certain qu’effectivement les contradicteurs ont été ultra-minoritaires. Béotien, je suis moi aussi perplexe devant un mouvement littéraire dont l’identité semble reposer sur une couleur de peau… Je sais bien que la colonisation avait étouffé, pour ne pas dire plus, toute tentative d’expression non européenne ou non occidentale. Mais était-ce pour autant le bon angle d’attaque ?
Quant à l’exposé, j’aurais nettement préféré qu’il se donnât pour but de nous montrer, citations à l’appui, les spécificités et les beautés de la littérature africaine et créole francophone… C’est peut-être pour la suite du cours !
À suivre...
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