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25/09/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique II

Et encore et toujours des métaphores : « (…) il fit demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise. Avant d’empoigner un bâton d’épine, on met des gants » et aussi « c’est le principe que, pour venir à bout d’un sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens » (page 156).

Le récit de Hugo est parsemé de mots rares ou techniques ou qui, pour nous, sont désuets. Par exemple, « le vaigrage » (page 23) : ensemble des planches du revêtement intérieur d’un navire (Larousse universel en deux volumes, 1923). Autre exemple, « Il éprouvait desépreintes comme une mère » (page 103) : pour « épreintes », le Larousse universel indique « envie douloureuse d’aller à la selle »… Je préfère m’arrêter sur le verbe « épreindre » : serrer une chose pour en exprimer le suc !

Page 194, on découvre « patène » (vase sacré, en forme de petite assiette, qui sert à couvrir le calice et à recevoir l’hostie) et « matassin » (danseur, bouffon).

Vers la fin du roman (dans le tome III), en suivant les pérégrinations de Gavroche, nous aurons droit à des dialogues en argot.

De temps à autre, on bute sur des expressions que nous ne comprenons plus guère : « (…) comme un limier qui met le nez à terre pour être juste à la voie » et « il assura les grands devants, comme parlent les chasseurs » (page 156).

Notre romancier adore les périodes bien balancées : « Toutes les fois qu’une force immense se déploie pour aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver les hommes » (page 23).

Son style est admirablement souple et précis. Ses descriptions usent et parfois abusent de longues juxtapositions d’adjectifs, de façon à éclairer toutes les facettes d’un caractère ou d’une situation. « Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. Au bagne il était mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche » (page 103).

Les Misérables est un roman-fleuve (plus de 1600 pages) protéiforme, dont l’argument (le prétexte ?) est l’histoire de Jean Valjean (de la déchéance à la rédemption, du mal au bien), de Cosette (de la misère au bonheur), de Marius et de Gavroche, – c’est la partie émergée de l’iceberg, ce par quoi l’œuvre est connue et populaire – mais qui est parsemée de digressions politiques, philosophiques et morales passionnantes, ce qui permet à Hugo d’exprimer ses analyses historiques et ses conceptions sociales.

Réglons d’abord son compte à l’histoire elle-même, l’élément du roman qui, sans doute, attirait et passionnait le plus les lecteurs du XIXème siècle (le roman date de 1853). Jean Valjean a arraché Cosette aux mains de l’affreux couple Thénardier et il est maintenant poursuivi par le policier Javert. Il se retrouve acculé dans un cul-de-sac à Paris ; ses efforts dantesques pour échapper à ses poursuivants alors qu’il a devant lui rien de moins d’un immense mur, font irrésistiblement penser aux « évaporations » d’Arsène Lupin en pareille situation, ainsi qu’à la résolution, par Isidore Beautrelet, d’impossibilités apparentes comme dans le « Mystère de la chambre jaune » (narrateur maîtrisant la technique, Hugo nous raconte successivement cette « évaporation » de deux manières différentes, d’abord du point de vue de Valjean, ensuite du point de vue de Javert ; nous avons l’explication du mystère, avant même de constater que Javert, lui, ne l’aura pas !).

De même, quand Hugo nous emmène dans les bas-fonds de Paris avec Gavroche, Éponine et les acolytes de Thénardier, on se rappelle  les « Mystères de Paris » (Eugène Sue) et même « La Gana » (Fred Deux), si d’aventure on les a lus avant les Misérables, bien que, naturellement, ils soient postérieurs.

21/09/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique I

À partir de janvier 2017, j’ai consacré pas moins de huit billets à l’analyse du Tome I des Misérables. J’avais commencé la lecture intégrale de ce monument de la littérature écrit par Victor Hugo en 1857, n’ayant lu enfant qu’une édition abrégée et des extraits.

Cela m’a gêné qu’un film récent, largement promu par les médias, ait été baptisé « Les Misérables », d’autant que ce titre accroît l’ambigüité sur le propos réel du cinéaste : qui a-t-il voulu désigner ainsi ? le terme est-il à prendre dans l’acception hugolienne (« les gens victimes de la misère ») ou bien dans l’acception plus moderne (« ah, les misérables ! les vandales ! ») ? qui est vraiment visé dans ce film (certains jeunes de banlieue, les clans, la police) ?

Quoiqu’il en soit, c’est le roman de Victor Hugo qui m’intéresse ici. Son Tome II des Éditions Rencontre (1968) ne va pas susciter de ma part autant de commentaires que le premier, bien que l’on y retrouve aussi nombre d’ingrédients du talent de l’écrivain : ampleur de la documentation, qualité des descriptions (des lieux tout autant que des caractères), habileté de la construction (rebondissements à la Maurice Leblanc, réapparition de certains personnages…) digne des meilleurs feuilletons (rebaptisés « séries » par les Américains), et surtout virtuosité de l’écriture dans un français précis, riche, varié, dont la pertinence et l’originalité de ses métaphores ne sont pas l’élément le moins remarquable.

Voici par exemple, page 22 du Tome II, comment Hugo décrit un vaisseau de ligne : « Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu’ait le génie de l’homme avec la puissance de la nature. Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu’il ya de plus lourd et de ce qu’il y a de plus léger, parce qu’il a affaire en même temps aux trois fromes de la substance, au solide, eu liquide, au fluide, et qu’il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, et plus d’ailes et plus d’antennes que la bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des clairons énormes, et répond fièrement à la foudre. L’océan cherche à l’égarer dans l’effrayante similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. Ainsi, contre le vent, il a la corde et la toile, contre l’eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, contre l’ombre la lumière, contre l’immensité une aiguille ». Ensuite, Hugo, comme Jules Verne, s’extasie des chiffres immenses qui caractérisent ce bateau (avec des unités que nous n’employons plus : toises, pieds, stères et chevaux)  et conclut : « C’est une forêt qui flotte » !

Et la bigaille, me direz-vous, qu’est-ce donc ? Ce mot est inconnu de mon Larousse de 1923 mais le TILF nous renseigne : « Fam.  Insecte ailé qui agace ou qui pique. Un large éventail (...) pour chasser les moustiques et les bigailles (Hugo, Bug-Jargal, 1826, p. 23) ».

05/08/2020

"Il reviendra" (Philippe Chatel) : critique II

Par hasard, je suis tombé sur son premier roman, « Il reviendra » (Éd. Michel Lafon, 1988), dont la troisième de couverture indique qu’il se considère avant tout comme un écrivain. Il a été invité à Apostrophes à ce titre. Voyons cela…

L’histoire est sans aucun doute largement autobiographique, ne serait-ce qu’à cause des prénoms de ces parents, François, réalisateur à l’ORTF, et Marie. De même, François abandonne la particule de son patronyme en entrant à la Télévision et c’est aussi ce que le père de Philippe avait fait.

On se souvient de sa superbe chanson « Marie et François », évocation équilibrée et émouvante de son enfance ballotée entre deux parents séparés. Il la concluait par l’aveu qu’il lui avait fallu vingt ans pour trouver les mots pour la raconter…

Dans le roman, à part le coup de foudre à Saïgon entre les deux jeunes gens, rien de tout cela ; le mariage forcé tourne vite vinaigre à Paris, dans un mauvais appartement sans confort sous les toits, et l’enfant, surnommé « Portrait Craché » car il ressemble à son père, considère que sa mère ne l’aime pas.

La séparation est inévitable, et le père adoré et admiré s’en va vers une autre femme. L’argument du roman est contenu dans cette conviction et cet espoir de Marie et de ses enfants : il reviendra.

Malgré l’habileté du romancier, qui utilise à la fois la narration directe, le journal de l’enfant, le livre commencé du père et les lettres non envoyées de la mère, pour donner la parole tantôt à l’enfant, tantôt au père, tantôt à la mère, l’attention du lecteur fléchit parfois à cause des répétitions ; l’histoire traîne en longueur vers sa fin inévitable, que l’on ne va pas raconter ici. Mais certaines réflexions sont dignes d’intérêt. Par exemple page 219, où il parle de l’envie de tout un chacun d’être écouté et donc l’intérêt d’être en société un auditeur muet : « Sa compagnie fut extrêmement recherchée, par la horde des âmes en peine, la cohorte des confidences-pour-confidences, la meute des tu-vas-comprendre, la manade des Moi-je, l’armée des bavards en tout genre (babillards, discoureurs, baratineurs, jacasseurs, jaseurs, pipelets, verbeux, volubiles, et même quelques beaux parleurs)… ».

« Nos enfants nous réuniront dans leur souvenir, comme je l’ai fait pour mes parents, bien avant eux. J’ai reproduit ce qu’on m’a fait vivre, ils feront de même à leur tour. Nos enfants nous perpétuent, je veux dire qu’ils sont nos prisonniers » (page 227).

On retrouve les formules bancales (ou ce style tarabiscoté, si l’on préfère) déjà présentes dans les chansons : « Vous avez pourtant continué plus tard (…) à cacher de vos yeux la réalité ambiante, par des stratagèmes dont le moteur était de penser que vous ne seriez jamais vieux, puisque votre jeunesse avait été trop courte » et « Je vous vois comme si j’étais là (…) faire jouer cette galette noire qui appelle au déplacement rythmé et (…) vous bougez seuls sur ce carrelage croisé, invitant malgré vous les bravos, trop occupés que vous êtes à votre démesure, définissant par là le possible, c’est-à-dire la réalité d’un rêve » (page 24). C’est beau comme un programme scolaire concocté par les pédagogistes du Ministère (« se mouvoir horizontalement dans un milieu liquide », etc.).

Autres exemples, page 121 : « Il n’est pas question pour moi de justifier aveuglément (…) ce manque apparent de courage, puisque ce mot en forme de début d’aventure ne fut pas de mise dans cette situation plutôt lugubre » et, page 171, « Tu prends ce gant blanc que cette salle de bains aride a mis à ma disposition, tu le mouilles à ce filet d’eau dont tu crois la discrétion imposée (une messe), et tu le tends vers mes lèvres, comme si ton bras traversait des murs invisibles. Je fais mon possible pour inviter ma tête au hochement de la reconnaissance » et, page 186, « Quand François arriva au crépuscule de sa besogne » (à vrai dire, toute la page 186 est de ce tonneau, filant chaque métaphore avec application, jusqu’au bout, alors que le lecteur a compris depuis longtemps…). Cela continue page 187 : « Les yeux de l’enfant grandirent tellement que le cœur du père fut bronzé comme sa peau l’eût été sous l’effet d’un soleil au zénith », « François entama le long parcours du couloir parqueté, les épaules ployant sous le poids d’une passion qu’il avait transformée pour un moment en fardeau, sous l’œil d’un petit garçon en robe de chambre, dont la mine blanchie par un microbe banal multiplia le poids » (sic). C’est lourd (encore le poids !) et confus, non ?

Visiblement Philippe Chatel adore les phrases balancées, les paradoxes, les périodes, les métaphores mais ce n’est pas toujours heureux : « À une portée, il peut manquer quelques notes, et je ne vous en veux pas de m’avoir joué sans faire exprès », « J’écris donc pour vous rassembler, improbable pari que l’écriture, en faisant simplement se côtoyer vos noms, relève », « Mes mots sont des trains, et les trains comme on sait arrivent dans des gares » (page 25), « La vérité se trouve ailleurs, dans les sous-bois de la peur de la solitude », « Au bal de l’électricité, la bougie préfère encore briller l’alentour que de défaillir, puis quitter la fête entourée, fût-ce de cendres » (page 29), « Celui-ci était prisonnier des cordes d’un ring, dont la moitié de l’existence lui incombait » (page 82), « L’insecte se répandit dans la liberté comme dans une deuxième jeunesse ; je souris, puis je m’assimilai évidemment à lui » (page 99).

Et parfois, il touche juste, la métaphore est féconde et elle séduit : « J’aime ces petits trains que je dessine et qui courent le long des lignes. Les « i » sont leurs cheminées et les points, les accents graves et aigus sont leur vapeur. Dans les parenthèses, les trains entrent comme en gare (…) La cohorte de lettres, comme en wagons serrés, m’entraîne vers des pays inconnus, où les villages se repèrent aux clochers des accents circonflexes, entourés des arbres des « i », où les habitants parlent par la bouche des « o » » (page 83).

Comme dans ses chansons (je pense à « J’t’aime bien Lili »), Philippe Chatel néglige parfois le subjonctif après « bien que » et après « encore que » (c’est moins grave) : « Cette vérité simple ne m’a jamais quitté, bien que je m’amuserai plus tard à masquer ma solitude derrière des faux-semblants (…) ». Mais pas toujours : « bien que je m’efforçasse (…) de m’y intéresser » (page 98).

Ce n’est pas le mot de la fin mais une belle sentence, censément extraite du livre de François : « Et le créateur se meurt dans l’homme sans reproche » (page 227). Pour une fois, elle est sobre et percutante ; sans doute veut-elle expliquer également l’origine de la carrière artistique de Philippe Chatel, enfant balloté et plus tard homme blessé.

Pour moi il n’est pas un écrivain (en tous cas pas encore) mais à jamais un grand auteur-compositeur-interprète de chansons.

J’ai découvert Philippe Chatel.