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04/01/2023

"Soudain, seuls" (Isabelle Autissier) : critique

Ma méthode « analogique » ou « thématique », à la Warburg, pour sauter d’un livre à l’autre, s’est appliquée naturellement à l’automne 2022. Ayant récupéré chez mon père plusieurs livres d’Hervé Bazin, je jetai mon dévolu sur « Les bienheureux de la désolation », intrigué par le titre, par le sujet – très éloigné des sujets habituellement traités par cet auteur – et par le lieu : l’île de Tristan da Cunha, en plein milieu de l’Atlantique Sud, pile entre Buenos-Aires et Le Cap.

Pendant que je terminais ce livre, dont je rendrai compte une autre fois, je tombai sur un billet de Pauline Laigneau qui donnait des conseils de lecture pour les fêtes, vite complété par plusieurs suggestions, dont celle de Clotilde Dusoulier. J’ai extrait de cette liste : « S’adapter » de Clara Dupont-Monod, « Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson et « Soudain, seuls » d’Isabelle Autissier, sachant que le commentaire « Un livre prenant, haletant, que j’ai adoré » s’adressait à un quatrième, le  célébrissime « Comte de Monte-Cristo » d’Alexandre Dumas, que j’ai lu depuis longtemps et « adoré », cela va sans dire. [On ne s’étonnera pas que, pour le verbe extraire, j’ai soudain préféré le passé composé… car son passé simple n’existe pas ! Merveilles de la langue française ! Ceux qui actuellement la simplifient à outrance et ceux qui s’obstinent à la déformer pour voler au secours des femmes, ne savent pas ce qu’ils perdent…].

J’attaquai donc le livre d’Isabelle Autissier et constatai qu’il commence à peu près comme « L’île mystérieuse » de Jules Verne ou comme « Robinson Crusoë » de Daniel Defoe, c’est-à-dire par un naufrage, et surtout que son action se passe dans l’île de Stromness, qui fait partie de l’archipel de Géorgie du Sud (non, rien à voir avec la Géorgie de l’ex-URSS ni avec la Géorgie de Scarlett O’Hara !), qui compte également les îles Sandwich du Sud. Cette île est, comme Tristan da Cunha, perdue en plein Atlantique-Sud et a abrité au début du XXème siècle une station baleinière (voir le rond noir sur la carte ci-dessous).

Carte Île de Stromness.jpg

 

Venons-en au petit livre « Soudain, seuls » publié par les Éditions Stock en 2015. Pour ne pas en dévoiler la chute, je me contenterai de le résumer de la façon suivante : un couple quitte son confort parisien bobo pour se lancer dans un tour de l’Océan Atlantique à la voile. Lui est un dilettante optimiste qui attire la lumière sur lui ; elle souffre d’être « transparente », manque de confiance en elle et pratique l’alpinisme. Arrivés à la latitude des Malouines (les Îles Falkland des Anglais), ils décident de mouiller devant Stromness et de s’offrir un petit séjour sur cette île rocailleuse et inhabitée, sauf par les manchots. À partir de là, le pire se produit : ils perdent leur bateau, en sont très vite réduits à consommer la viande locale (devinez…) et désespèrent de trouver un moyen de se sortir de ce très mauvais pas. Naturellement la belle entente de leur couple devient vite un lointain souvenir et cela n’arrange pas leur situation. Les circonstances vont faire qu’ils suivront chacun leur voie, avec des issues différentes… Le salut viendra d’une équipe de scientifiques et d’un journaliste parisien en quête d’un article percutant. Le retour de Louise à la vie parisienne sera difficile.

Voilà…

L’histoire que nous raconte Isabelle Autissier pourrait être vue comme la démonstration que dans des conditions extrêmes une femme est plus réfléchie, plus pragmatique, plus résistante et plus déterminée qu’un homme (et je vous laisse extrapoler cette démonstration aux conditions non extrêmes…).

Ou bien que des circonstances exceptionnelles permettent à des êtres même effacés de se dépasser et de réussir mieux que d’autres a priori plus doués…

Ou que, de David ou Goliath, c’est toujours David qui triomphe car l’intelligence, l’opportunisme, l’esprit d’initiative et l’absence d’hésitation quand il s’agit d’imaginer une solution non triviale, seront plus efficaces que les capacités physiques ou l’agressivité (c’est un peu la morale du Lion et du Rat, non ? « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage »)…

Ou bien que les couples en apparence les plus solides résistent difficilement aux situations de stress extrême… N’est pas charitable,  empathique et oublieux de soi qui veut…

Ou bien que la vérité doit toujours être dite, faute de quoi on traîne avec soi un sentiment de culpabilité insupportable…

Ou bien que les excursions dans l’extrême sont réservées à des professionnels endurcis et bien préparés et que les gens simplement sportifs doivent s’abstenir…

Il y a de tout cela, sans doute, dans ce livre mais c’est trop en 217 pages seulement.

C’est raconté dans un style quelconque (voir Musso-Lévy) et avec des références quelque peu naïves. Par exemple : friande d’aventure, Louise dévorait Jules Verne et… Zola ! Autre exemple : un soir, à Islay, temple du whisky écossais, elle « déniche » 1984 de Georges Orwell, « se met au lit avec » et y trouve une similitude entre elle et Big Brother !

Navigatrice de talent et aujourd’hui présidente de WWF France, Isabelle Autissier se voit écrivain. Pourquoi pas… Son petit livre se lit sans déplaisir, comme un dépaysement. Mais pas question de le relire un jour ni de le recommander comme un morceau de littérature.

02/01/2023

"Le Roi au-delà de la mer" (Jean Raspail) : critique

C’est Mathieu Bock-Côté, le sociologue et chroniqueur québécois, qui récemment a recommandé ce livre de Jean Raspail avec le commentaire suivant (de mémoire) : l’œuvre romanesque de Jean Raspail était essentiellement défaitiste et tout à coup, avec « Le Roi au-delà de la mer » (Albin Michel, 2000), il encense la persévérance, l’acharnement, la détermination aveugle, qui consistent à batailler pour une cause que l’on estime perdue, et ce jusqu’au bout.

C’est vrai que les romans de Jean Raspail sont à la base pessimistes (il se jugeait sans doute lucide et réaliste…), résignés, tournés vers le passé, nostalgiques (voir sa saga des Pikkendorff, « Hurrah Zara », publiée en 1998, dans laquelle il déclare : « À ce moment-là, j’aurais tout donné pour être des leurs. Je ne dois pas être le seul dans ce cas. Ce monde-là ne reviendra plus »), souvent fantasmagorique (voir le bizarre « Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule… ») ou proche du canular savant (voir le prodigieux « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie)… Même quand il s’essaye à l’anticipation, c’est apocalyptique et désespéré (voir « Le camp des saints », publié en 1973 chez Robert Laffont et plusieurs fois réédité, qui outre qu’il l’a marginalisé dans le camp des supposés xénophobes ou pire, s’est révélé d’une pertinence et d’une intuition incroyables). Je n’ai pas lu les récits de l’explorateur (il a bourlingué pendant vingt ans avant de se mettre à écrire des fictions) mais je suppose que c’est de la même veine.

Et en 2000, soit vingt ans avant sa mort, il prend le contre-pied de tout cela, comme s’il s’était dit : oh non, c’est trop bête, il faut poursuivre ses rêves jusqu’au bout ! Il s’imagine alors en conseiller d’un descendant vivant des Rois de France, se livre à une sorte d’analyse stratégique de la situation et établit un plan de bataille pour, non pas reconquérir le pouvoir et monter sur le trône – il sait que c’est quasi impossible aujourd’hui – mais, simplement, pour exister ; ne pas se résigner, ne pas rentrer dans le rang, montrer qu’on est là, pacifique, incorruptible, intransigeant, gardien des anciennes vertus.

Le roman commence par une généalogie des Rois depuis Eudes en 888, et s’attarde sur l’acharnement des Révolutionnaires quand ils profanent leurs tombeaux dans la basilique de Saint Denis. Horrible…

Le narrateur analyse ensuite la disparition de l’idéal monarchique dans le pays qui a connu une quarantaine de Rois au total et en a guillotiné un…

Mais pour convaincre un de leurs successeurs, il faut des faits et si possible de hauts faits ! Jean Raspail convoque alors les deux « chevauchées fantastiques » que furent la tentative de reconquête du trône d’Angleterre par Charles Édouard Stuart en 1708 (page 92), et celle de la Duchesse de Berry, en 1832, sous le règne de Louis-Philippe (page 130). Les résultats en furent calamiteux…

Mais, Jean Raspail reprend à son compte la célèbre formule : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ! Et c’est ce qu’il conseille à son souverain putatif.

C’est remarquablement écrit, comme d’habitude. Une des caractéristiques du style de Jean Raspail – et l’un de ces charmes – c’est de mêler savamment la grande Histoire, la petite et les ingrédients de ses romans, ce qui fait qu’on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui a été inventé. Ici, le méli-mélo est complet ; est-ce un roman ? est-ce une thèse, un programme, un manifeste ? un peu tout à la fois.

Ainsi trouve-t-on page 53 et suivantes une intéressante discussion autour des symboles et du vocabulaire : français, républicain, citoyen… « Aujourd’hui le nettoyage républicain s’accélère, renouant avec le sectarisme de ses débuts. On assiste de nouveau à un glissement, à une substitution concertée et progressive de la France par la République ». En un mot : « Avec la symbolique et l’esthétique, le vocabulaire est aussi contre vous (Monseigneur). La muraille des mots s’oppose à votre retour » (page 55).

Ce texte court (185 pages) aurait pu encore être allégé de quelques répétitions : « Vous êtes le Roi » doit être écrit une vingtaine de fois !

L’épilogue – crépusculaire – fait vaguement penser à celui du Camp des saints. Il se termine par ces mots : le devoir d’insurrection. Rien de moins !

J’avoue que ce mélange des genres – un peu comme dans les jeux ou les spectacles dans lesquels les joueurs ou spectateurs peuvent intervenir, choisir des fins différentes – m’a un peu gâché mon plaisir. Jean Raspail écrit même page 183 : « Abandonnons la fiction, Monseigneur » !

Au total, un livre que je n’aurai pas envie de relire et que je ne recommande pas (entendons-nous bien : il a des qualités et il peut plaire à de nombreux lecteurs ; mais ce n’est pas un « grand » livre pour moi. Amis lecteurs, jetez-vous plutôt sur « Moi, Antoine de Tounens » !).

08/12/2022

"Nature humaine" (Serge Joncour) : critique

C’était le 6 ou le 7 novembre 2022, journées affreuses, j’avais commencé à trier ses papiers, pour mettre de l’ordre et me permettre d’avancer dans les formalités. Assez facile, en fait, car ils étaient empilés ou rangés par catégorie, avec seulement quelques feuilles égarées par ci par là. En bas de l’une d’elles, une liste de courses je crois, je lis quelques mots griffonnés à la hâte : « Nature humaine, Serge Joncour ». Je vois bien qu’il s’agit d’un livre, qui a dû lui être recommandé… Avant de jeter la feuille, séance tenante, je commande l’ouvrage, que je trouverai deux jours après dans la boîte aux lettres. J’en commence la lecture le 1er décembre, je la termine ce jour, 8 décembre 2022.

Il s’agit de plonger le lecteur dans la longue période révolue qui va de juillet 1976 à décembre 1999. Pour ceux qui l’ont connue, le livre rappelle celui de Benoît Duteurtre, qui s’intitule justement « L’été 76 », mais ici sous forme romancée et située dans le Sud-Ouest au lieu de Le Havre. Repassent ainsi devant nos yeux les luttes violentes contre le nucléaire, les prémisses de l’écologie et de l’agriculture respectueuse des équilibres, la désertification des campagnes, l’arrivée des « grandes surfaces » de la distribution, la pression sur le rendement des exploitations agricoles (qui a culminé il y a peu avec « la ferme des mille vaches »), la généralisation du téléphone (fixe), le Minitel (« bijou de technologie »), Tchernobyl et le nuage radioactif, les Socialistes au pouvoir, etc. et l’apothéose des calamités, si l’on peut dire, que constituent les grandes tempêtes de décembre 1999. Pour les plus jeunes, c’est l’égrainement des événements qui ont jalonné la vie de leurs parents et cela peut être une bonne façon de les situer dans le temps (certaines allusions leur resteront absconses…).

Au cœur de l’action, Alexandre et sa famille de paysans, exploitants d’une grande propriété, et un groupe d’activistes, dont la jeune et belle Allemande, Constanze. L’histoire d’amour va naître et prospérer en contrepoint de l’histoire sociale et économique, sans oublier l’affrontement sourd entre gens des villes et gens des champs.

Serge Joncour sait indiscutablement tourner un roman, de telle sorte que son livre se lise facilement et nous tienne en haleine jusqu’au bout des 476 pages de l’édition J’ai lu. Il est organisé en chapitres assez courts en général, chacun étant daté, et avec des retours en arrière et des sauts en avant. Cela étant, inutile d’y chercher de la littérature, c’est comme un vin de soif, il est désaltérant et le plaisir qu’il offre est instantané. J’ai envie de dire « Joncour et Lemaître, même combat ». On peut sans doute leur adjoindre Lévy et Musso, sans reproche aucun à quiconque…

Quant au titre (« Nature humaine »), il faudra nous expliquer… Je n’ai pas vu le rapport ! La photographie de Ben Zank en couverture (deux bras d’homme enserrent de hautes tiges vertes…) ne m’apparaît pas plus adaptée. Pire que cela : en librairie, elle m’aurait dissuadé d’acheter le livre.

Allez pour la route, deux citations, ceux qui ont des oreilles entendront :

« En cinq ans, Alexandre n’avait jamais eu de nouvelles de Constanze, mais pour lui le 24 avril restait un jour anniversaire, une célébration dont lui seul connaissait l’existence, la première nuit où ils avaient couché ensemble. Il se demandait si Constanze, où qu’elle soit, avait retenu cette date mais sans doute qu’elle l’avait complètement oubliée et qu’elle ne se souvenait même pas de leur histoire » (page 246).

« Alors tant pis, cette fois il lui dirait carrément, il lui demanderait d’arrêter de courir le monde et de venir se poser là, cette fois il lui dirait frontalement les choses, il lui dirait qu’il fallait arrêter de courir le monde, arrêter de fuir et se poser, quitte à la surprendre, quitte à la faire douter, il lui dirait qu’il était prêt à ne plus récolter que des fleurs de menthe, de la mélisse et des fleurs d’aubépine, qu’il était prêt à ne plus cultiver que des fruits à coque, des tubercules et du safran, d’ailleurs ils feraient ce qu’elle voudrait de la terre, ils lui en demanderaient peu et le feraient proprement, le plus naturellement du monde (…) Constanze appellera (…) Elle va appeler, et il faudra qu’il lui dise qu’elle est une histoire que le temps n’efface pas, et que même quand elle est loin, qu’elle ne donne pas le moindre signe de vie, le cortège des jours aux Bertranges ne souffle rien d’autre qu’un parfum de patchouli » (pages 475 et 476).

Au total, un livre qui n’est ni à relire ni à recommander. Sachant qu’un tel verdict, évidemment, est très personnel et qu’il y a autant de types de lecteurs que de styles de livres !