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30/12/2022

"Le tombeau d'Helios" (Pierre Magnan) : critique I

J’adore Pierre Magnan, mais le disciple de Jean Giono, l’adolescent du Contadour, l’amant de Thyde Monnier, l’auteur d’une passionnante autobiographie qui commence par « L’amant du poivre d’âne », et aussi celui qui, quand la vieillesse fut venue, se retira dans une petite maison avec seulement les vingt-cinq livres qu’il jugeait dignes d’être lus et relus.

Et non pas celui qu’on avait baptisé un temps, « le Giono du roman policier », le créateur du Commissaire Laviolette. D’abord parce que je considère le « polar » comme un art mineur dans le grand concert de la littérature – on laissera le bénéfice du doute à l’œuvre prolifique de Georges Simenon (que je connais trop peu pour en dire quoi que ce soit) et on gardera pour soi sa passion enfantine pour le Rouletabille de Gaston Leroux, pour le Sherlock Holmes de Conan Doyle et surtout pour les mille visages et noms d’emprunt de l’inégalable Arsène Lupin de Maurice Leblanc (passion que l’on partage, quant à ce dernier, avec Jean d’Ormesson, excusez du peu !).

Et donc, ce « Tombeau d’Helios », l’une des huit enquêtes de Laviolette, paru en 1980, ne nous fera pas changer d’avis. Si l’issue reste évidemment incertaine jusqu’au bout – c’est bien le moindre –, si notre auteur, évidemment, brouille les pistes à l’envi, jusque dans le titre (dont la conception fait penser au fameux « Grison d’Arcadie » par sa façon de présenter le sujet sans en rien dire de clair – on comprend à la fin sa signification), le roman n’a franchement d’autre intérêt que de faire passer quelques heures de lecture sans effort : pas d’étude psychologique, guère de style (en tout cas, quasiment rien de ce qui fera le charme de Pierre Magnan romancier), si peu de descriptions de cette Provence qu’il saura magnifiquement peindre ailleurs, une intrigue scabreuse, au dénouement aguicheur à souhait (en 1980, cela devait choquer ou susciter l’incrédulité ou attirer des commentaires graveleux), et bien sûr des invraisemblances, le genre y oblige.

Manosque (septembre 2022).jpeg

L’histoire ? Oh, elle se passe dans la Haute-Provence de Giono, de Magnan et de Lucien Jacques. Plusieurs personnes – un paysan sur son tracteur, un notaire, un tenancier d’auberge pour rendez-vous galants…– meurent  de mort violente, visiblement intoxiquées par un poison contenu dans de petites capsules normalement destinées aux renards surabondants… Il se trouve que ces personnes se connaissaient très bien, depuis quelque quarante ans, et que le Commissaire Laviolette passait par là. On a aussi une cartomancienne, deux belles filles du pays, un artiste-sculpteur, un juge, un substitut, un télégraphiste… et un mystérieux motocycliste, évidemment casqué.

Le style ? Quelconque… sauf en de rares passages, comme celui-ci : « Le camion de tête alla affronter ses phares jusqu’à la margelle de la fontaine aux quatre canons. La lumière crue traversait les cordes d’eau qui surgissaient sans bruit presque au ras du bassin » (page 219) et aussi celui-ci : « Sous les arbres, au sommet du cube, le soupir infime des évents qui expiraient le dernier souffle de l’air chaud, expulsé du moule, répondait au murmure des quatre canons qui déversaient leur eau dans le bassin. La brume traînante qui hésitait au ras de la Durance, gonfla soudain, déborda la vallée, se coula par le lit du Lauzon jusqu’à Sigonce qu’elle investit. Par colonnes qui comblaient les vallons, elle monta vers Bel-Air. Elle lançait contre la façade des tentacules qui occultaient les lumières. Elle investissait les communs et les granges, mais devant les marronniers, elle refluait ».

08/12/2022

"Nature humaine" (Serge Joncour) : critique

C’était le 6 ou le 7 novembre 2022, journées affreuses, j’avais commencé à trier ses papiers, pour mettre de l’ordre et me permettre d’avancer dans les formalités. Assez facile, en fait, car ils étaient empilés ou rangés par catégorie, avec seulement quelques feuilles égarées par ci par là. En bas de l’une d’elles, une liste de courses je crois, je lis quelques mots griffonnés à la hâte : « Nature humaine, Serge Joncour ». Je vois bien qu’il s’agit d’un livre, qui a dû lui être recommandé… Avant de jeter la feuille, séance tenante, je commande l’ouvrage, que je trouverai deux jours après dans la boîte aux lettres. J’en commence la lecture le 1er décembre, je la termine ce jour, 8 décembre 2022.

Il s’agit de plonger le lecteur dans la longue période révolue qui va de juillet 1976 à décembre 1999. Pour ceux qui l’ont connue, le livre rappelle celui de Benoît Duteurtre, qui s’intitule justement « L’été 76 », mais ici sous forme romancée et située dans le Sud-Ouest au lieu de Le Havre. Repassent ainsi devant nos yeux les luttes violentes contre le nucléaire, les prémisses de l’écologie et de l’agriculture respectueuse des équilibres, la désertification des campagnes, l’arrivée des « grandes surfaces » de la distribution, la pression sur le rendement des exploitations agricoles (qui a culminé il y a peu avec « la ferme des mille vaches »), la généralisation du téléphone (fixe), le Minitel (« bijou de technologie »), Tchernobyl et le nuage radioactif, les Socialistes au pouvoir, etc. et l’apothéose des calamités, si l’on peut dire, que constituent les grandes tempêtes de décembre 1999. Pour les plus jeunes, c’est l’égrainement des événements qui ont jalonné la vie de leurs parents et cela peut être une bonne façon de les situer dans le temps (certaines allusions leur resteront absconses…).

Au cœur de l’action, Alexandre et sa famille de paysans, exploitants d’une grande propriété, et un groupe d’activistes, dont la jeune et belle Allemande, Constanze. L’histoire d’amour va naître et prospérer en contrepoint de l’histoire sociale et économique, sans oublier l’affrontement sourd entre gens des villes et gens des champs.

Serge Joncour sait indiscutablement tourner un roman, de telle sorte que son livre se lise facilement et nous tienne en haleine jusqu’au bout des 476 pages de l’édition J’ai lu. Il est organisé en chapitres assez courts en général, chacun étant daté, et avec des retours en arrière et des sauts en avant. Cela étant, inutile d’y chercher de la littérature, c’est comme un vin de soif, il est désaltérant et le plaisir qu’il offre est instantané. J’ai envie de dire « Joncour et Lemaître, même combat ». On peut sans doute leur adjoindre Lévy et Musso, sans reproche aucun à quiconque…

Quant au titre (« Nature humaine »), il faudra nous expliquer… Je n’ai pas vu le rapport ! La photographie de Ben Zank en couverture (deux bras d’homme enserrent de hautes tiges vertes…) ne m’apparaît pas plus adaptée. Pire que cela : en librairie, elle m’aurait dissuadé d’acheter le livre.

Allez pour la route, deux citations, ceux qui ont des oreilles entendront :

« En cinq ans, Alexandre n’avait jamais eu de nouvelles de Constanze, mais pour lui le 24 avril restait un jour anniversaire, une célébration dont lui seul connaissait l’existence, la première nuit où ils avaient couché ensemble. Il se demandait si Constanze, où qu’elle soit, avait retenu cette date mais sans doute qu’elle l’avait complètement oubliée et qu’elle ne se souvenait même pas de leur histoire » (page 246).

« Alors tant pis, cette fois il lui dirait carrément, il lui demanderait d’arrêter de courir le monde et de venir se poser là, cette fois il lui dirait frontalement les choses, il lui dirait qu’il fallait arrêter de courir le monde, arrêter de fuir et se poser, quitte à la surprendre, quitte à la faire douter, il lui dirait qu’il était prêt à ne plus récolter que des fleurs de menthe, de la mélisse et des fleurs d’aubépine, qu’il était prêt à ne plus cultiver que des fruits à coque, des tubercules et du safran, d’ailleurs ils feraient ce qu’elle voudrait de la terre, ils lui en demanderaient peu et le feraient proprement, le plus naturellement du monde (…) Constanze appellera (…) Elle va appeler, et il faudra qu’il lui dise qu’elle est une histoire que le temps n’efface pas, et que même quand elle est loin, qu’elle ne donne pas le moindre signe de vie, le cortège des jours aux Bertranges ne souffle rien d’autre qu’un parfum de patchouli » (pages 475 et 476).

Au total, un livre qui n’est ni à relire ni à recommander. Sachant qu’un tel verdict, évidemment, est très personnel et qu’il y a autant de types de lecteurs que de styles de livres !

03/11/2022

"Voyage au centre du malaise français" (Paul Yonnet) : critique I

On se dit : encore un essai sur les fractures de notre société française de 2022… Erreur ! Écrit en 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, ce livre a été publié début 1993 – presque trente ans ! – et il a fait grand bruit (je dois avouer que je n’en ai aucun souvenir), ainsi que le rappellent Marcel Gauchet et Éric Conan dans leur préface et postface de la réédition de L’ARTILLEUR (2022).

À l’époque le livre sous-titré « L’antiracisme et le roman national » fut une bombe ou plutôt un pavé dans la mare et aujourd’hui il sidère par sa préscience, sa lucidité et sa pertinence : c’est la description de ce qu’est devenue la France et c’est désespérant.

Dès l’introduction de son « Voyage au centre du malaise français », Paul Yonnet situe la rupture à la fameuse aventure de SOS Racisme et des potes (« Touche pas à mon pote »), qu’il considère comme l’aboutissement de l’évolution de la gauche arrivée au pouvoir en 1981 et incapable de tenir la promesse de « Changer la vie » (et non pas comme le déclencheur de cette évolution, ainsi qu’il est souvent prétendu). Il rétablit ainsi la chronologie : 1983, le tournant de la rigueur ; automne 1983, la marche des beurs originaires des Minguettes ; janvier-avril 1984, exposition sur « Les enfants de l’immigration » au Centre Pompidou ; octobre-novembre 1984, naissance de SOS Racisme ; « SOS Racisme n’a donc en aucune manière inventé un discours antiraciste différentialiste. Celui-ci le précède. Il s’y est lové à ses débuts », page 69. Parallèlement, premiers frémissements du Front national présidé par M. Jean-Marie Le Pen… Fin 1990, implosion du mouvement qui se fracture entre bellicistes et pacifistes à l’occasion de la Guerre du Golfe. Une période de moins de dix ans a pris fin…

Dès l’Introduction générale (page 16), Paul Yonnet utilise le mot racialisme, que je ne croyais pas si ancien. Pour lui, l’antiracisme est, historiquement, la lutte « contre les préjudices ou les sévices subis en fonction d’une origine raciale ou ethnique ». Mais en 1992, l’antiracisme des partis de gauche et de SOS Racisme s’insère dans un projet sociétal : « aujourd’hui, la promesse d’une harmonie panracial et multiculturelle à la française(…) Il est déjà moins simple, en un mot, de lutter contre le racisme tout en propageant le racialisme dans un ensemble (NDLR : comprendre : la société française) qui avait trouvé son unité sans lui et, d’une certaine manière contre lui. Le paradoxe absolu de l’antiracisme constitué dans la décennie 1980 (…) est qu’il prétend lutter contre le racisme français en détruisant le principe de l’assimilation républicaine, qui avait doté la France (…) d’une remarquable mécanique d’absorption des étrangers qu’elle voulait inclure ou qui souhaitaient s’inclure, mécanique (…) qui avait mis le pays à l’abri des déchirures et des autarcies communautaires à l’américaine, et qui lui avait permis (…) d’être à la fois un pays champion de l’immigration et, malgré ces circonstances a priori handicapantes, l’un des moins racistes du monde, pour s’exprimer a minima ».

Cet antiracisme des années 80, il l’appelle « néo-antiracisme » et il considère, en 1993, que non seulement « il a rendu légaux les concepts d’appartenance raciale ou ethnique », alors qu’il croyait combattre la notion de race, mais qu’il a engendré « une hantise de déséquilibres brutaux ou d’une catastrophe analogue à la chute de l’Empire romain ».

Paul Yonnet évoque aussi le « métissage » qui fait écho à la « créolisation » de M. Mélenchon aujourd’hui. Apparaît aussi le fameux « droit à la différence », auquel vont se rallier tant le Parti socialiste de 1981 que l’Église catholique. [Cela m’a rappelé – simple association d’idées – la célèbre émission « L’oreille en coin », qui a enchanté les samedis après-midis et les dimanches matins de France Inter de mars 1968 à juillet 1990 et dans laquelle on nous proposait d’écouter la différence]. C’est à l’époque « un assaut en règle contre l’assimilation française, amalgamée, par un enchaînement d’énoncés insinuants, à la violence meurtrière du nazisme » ! Nous y sommes toujours…

Remontant un cran au-dessus dans l’histoire des idées, Paul Yonnet y voit une conséquence de la décomposition de l’espérantisme prolétaro-marxiste et de la catholicité française.

Il s’agit alors d’une « profonde crise de la civilisation française ». « Pour cet antiracisme de nouvelle génération, l’adhésion aux principes des droits de l’homme suffit à définir la nationalité française, et par conséquent à la revendiquer. Le destin de la nationalité française se réaliserait dans un double mouvement d’absorption et d’expansion : le devoir d’accueil de tous les Français putatifs laisserait envisager un pays harmonieusement transformé en mosaïque panethnique – multiraciale et multiculturel – utopie préludant par l’exemple des ses bienfaits à la dissémination planétaire du modèle, en même temps qu’à la dilution de l’idée même de nation française ». En résumé, après avoir donné au monde les principes de 1789, la France lui donnerait l’exemple de « la fission panethnique et la désagrégation douce ».

Un livre prophétique donc, fouillé, théorique, tout juste vingt ans après que le romancier Jean Raspail avait publié « Le camp des saints », fiction mettant en scène un rafiot débarquant dans le sud de la France de pauvres hères originaires de Calcutta… Et vingt ans avant « Les territoires perdus de la République » de Georges Bensoussan. C’est vertigineux. Nous (la plupart d’entre nous) avons été aveugles et sourds. Que de temps perdu ! Que de dénis, d’aveuglement et de mauvaise foi (idéologique) !

Là s’arrête peut-être la vertu prédictive de l’ouvrage… En effet, dans ce domaine, heureusement, la France n’a rien donné du tout après ses fameuses Lumières et sa fameuse Révolution : c’est aux États-Unis que le wokisme a pris naissance, en l’occurrence à travers l’un de ses piliers qu’est la théorie critique de la race, et c’est au Canada que l’on a trouvé l’un des meilleurs exemples des accommodements raisonnables avec les innombrables revendications des minorités victimisées. Soit dit en passant, elle semble ne pas avoir donné non plus au monde la fameuse French Theory de ses intellectuels Foucauld et Derrida (dans son livre « La religion woke », Jean-François Braunstein démontre que ce n’est pas dans leurs écrits qu’il faut chercher les racines du wokisme des campus américains).

La France aujourd’hui ne fait que suivre ; elle résiste moins que le Danemark par exemple, mais elle résiste.