Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/07/2023

"Le droit d'emmerder Dieu" (Richard MALKA) : critique

Ouh là là… cela fait très longtemps que je n’ai rien écrit dans mon blogue ! Et pourtant, j’en ai lu des livres. J’ai même plusieurs ébauches de critiques… restées à l’état d’ébauches ! J’ai fait tellement de choses entretemps… Bon, il faut que je me remette au travail.

Je vais donc vous parler du petit livre de Richard Malka, « Le droit d’emmerder Dieu », paru chez Grasset en 2021. Ce sera plus un résumé qu’une critique, encore que…

L’introduction est remarquable, concise, percutante. Richard Malka explique « d’où il va parler » et sur quoi :

« Le sens de ce procès, c’est aussi de démontrer que le droit prime sur la force (…) Les sens de ces crimes, c’est l’annihilation de l’Autre, de la différence (…) Je crois qu’il faut accepter qu’il n’y ait pas un mais deux procès en un : celui des accusés et celui des idées que l’on a voulu assassiner et enterrer. Ce sont les fameuses valeurs républicaines ébranlées (…) Mon rôle ne sera pas d’accuser les personnes qui sont jugées mais de traiter, quasi exclusivement, du second volet de ce procès (…) Je veux plaider pour aujourd’hui, pas pour demain » (pages 10 à 14).

Son maître-mot, c’est la liberté.

« C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de s’engager, de réfléchir, d’analyser et parfois de prendre des risques, pour rester libres d’être ce que nous voulons. C’est à nous et à personne d’autre qu’il revient de trouver les mots, de les prononcer, de les écrire pour couvrir le son des couteaux sur nos gorges.

À nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations, en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et d’intellectuels, héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXème siècle, de Staline à Pol Pot » (page 14).

Le deuxième chapitre est un rappel historique, pour tenter de comprendre « comment on en est arrivé là ». À partir de l’assassinat de Théo Van Gogh, le 2 novembre 2004, à Amsterdam, jusqu’au 7 janvier 2015, à Paris, en passant par la manipulation d’imams danois sur les caricatures publiées au Danemark et par la récupération politique qui s’ensuivit… « Le monde a cédé devant l’obscurantisme, la vérité a été recouverte par le mensonge » (page 33).

Le troisième chapitre est une brève histoire du blasphème, en fait de l’abolition du délit de blasphème, ce que la France est le premier pays à avoir fait. Richard Malka remonte à 1740 et à Maupertuis (dont on apprend que, génial physicien, il aurait inventé la physique quantique avec un siècle et demi d’avance… ?) et sa thèse de l’aplatissement des pôles qui a fort perturbé l’Église de son temps. Son exemple aurait inspiré les Encyclopédistes (D’Alembert, Diderot, Rousseau et les autres), qui « ont regardé le monde débarrassé de Dieu, sous l’angle de la raison (…) On va revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes, c’était inimaginable jusqu’alors. En quelques années des voix s’élèvent pour exiger l’égalité pour les Juifs et l’abolition de l’esclavage » (page 44).

« Les révolutionnaires sont les enfants des encyclopédistes (…) Ils vont sacraliser la liberté d’expression et, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, déclarer qu’il s’agit d’une liberté fondamentale (…) Et en 1791, les révolutionnaires vont supprimer le délit de blasphème du code pénal (…) En 1881, c’est la grande loi sur la liberté de la presse, un des piliers de notre République » (page 45).

Et voici l’argument-clé, celui qui exige, selon Richard Malka, de ne pas céder sur le droit à la caricature et au blasphème : « Nous n’avons pas le choix. Renoncer à la libre critique des religions, renoncer aux caricatures de Mahomet, ce serait renoncer à notre histoire, à l’Encyclopédie, à la Révolution et aux grandes lois de la Troisième République, à l’esprit critique, à la raison, à un monde régi par les lois des hommes plutôt que par celles de Dieu… » (page 48). Et aussi « La liberté de critique des idées et des croyances, c’est le verrou qui garde en cage le monstre du totalitarisme » (page 55).

L’avocat cite deux déclarations : celle du mufti de la mosquée de Marseille « Un musulman qui croit que Dieu n’est pas assez grand pour se défendre tout seul est un musulman qui doute de la toute-puissance divine et n’est pas un bon croyant » et celle de la Cour européenne des droits de l’homme « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion (…) ne peuvent raisonnablement s’attendre à être exemptés de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le déni… Et même la propagation par d’autres de doctrines hostiles à leur foi ». Ces déclarations sont en effet intéressantes mais quid de leur non-respect ? « ne peuvent raisonnablement s’attendre à être exemptés », « doivent tolérer » sont des mots… qui, comme les promesses, n’engagent que ceux qui les écoutent et s’y conforment (selon l’aphorisme bien connu).

Le chapitre suivant est l’histoire de Charlie. C’est légèrement hagiographique (« le génie du dessin de presse », « ce chef d’œuvre de la BD », « l’immense Georges Pichard »…), on peut le comprendre, c’étaient ses amis et ils ont été assassinés…

Dans les deux derniers chapitres, Richard Malka parle des accusés (il a décidé de ne pas accuser mais il note leur intelligence et leur capacité à s’exprimer), puis il énumère les noms de ceux qu’il considère comme ayant soufflé sur la mèche allumée au Danemark et ayant donc empêché qu’elle s’éteigne. Pour moi, ce n’est pas très convaincant car les propos des personnalités politiques visées étaient modérés et se voulaient pacificateurs (je ne vois pas pourquoi un responsable politique se lancerait sur le terrain de la caricature, au risque d’envenimer encore les choses ; nous sommes début 2006, sous le gouvernement de Dominique de Villepin). Franchement, les arguments que Richard Malka oppose aux différentes prises de position de cette époque me semblent faibles et même contestables… Par exemple, il conteste le souci « d’éviter de blesser les sensibilités » (déclaration de Marielle de Sarnez) et lui oppose la loi de 1905, à l’occasion de laquelle on a envoyé l’armée aux prêtres récalcitrants… Mais cela n’a rien à voir ! Un autre argument est que  distinguer l’islam en tant que religion que l’on s’interdirait de critiquer ou de caricaturer, serait méprisant pour les musulmans, les mettant ainsi à part dans la société française… Plutôt spécieux selon moi !

Autre argument, illusoire et grandiloquent celui-là, qui consiste à s’attribuer un devoir d’exemple et un rôle de phare universel : « Renoncer à la liberté d’expression, cela reviendrait aussi à abandonner des millions de musulmans, des journalistes, des intellectuels, des écrivains (…) qui se battent pour vivre libres. Si le pays des Lumières renonçait à cette liberté, ils n’auraient plus aucune espoir » (page 96). Quand on voit le poids de la France dans le monde, quand on voit l’image qu’elle a, on doute ! Ce rêve éveillé n’est-il pas plutôt la marque de notre narcissisme, voire de notre arrogance, et de notre naïveté ?

Le paragraphe qui rappelle la proposition de loi de M. Éric Raoult, en 2006, visant à traiter d’injure – de ce fait condamnable – « toute atteinte volontaire aux fondements des religions », est plus pertinent ; M. Malka a beau jeu d’ironiser sur cette notion de fondements des religions… et de demander si « Jésus qui marche sur l’eau » ou « le droit de battre sa femme quand elle n’est pas gentille » sont des « fondements » des religions concernées et qu’il serait donc interdit de brocarder.

La fin du chapitre, qui dénonce les prises de position des uns et des autres dans la sphère publique contre Charlie Hebdo et qui les accuse d’avoir accroché une cible dans le dos de ses journalistes, est, a posteriori, terrifiante. Oui, tous ces gens ont dit ces horreurs, les journalistes ont été assassinés et, à ma connaissance, ces gens n’ont pas été sanctionnés et n’ont évidemment jamais regretté leurs paroles… Il est important que cela ait été écrit et dit.

Et ce n’est que dans les pages 96 et 97 – les dernières –, juste avant de prononcer un vibrant hommage de Charb en guise de péroraison, que Richard Malka indique qu’émergerait à l’issue de ce procès (nous sommes en décembre 2020…) « un nouveau discours des responsables de l’islam de France », en l’occurrence MM. Hafiz et Moussaoui… Que Dieu l’entende !

En refermant ce livre, je me suis posé deux questions.

D’abord est-on devant un texte « historique », un souffle, un lyrisme, une hauteur de vue, une construction et un style littéraires admirables, qui nous inciteraient à faire un parallèle avec le célèbre « Traité sur la tolérance » de Voltaire, avec le « Indignez-vous » de Stéphane Hessel ? Non, mis à part le format du livre – sa brièveté –.

Faut-il le confronter aux discours de Robert Badinter contre la peine de mort ou de Simone Veil pour le droit à l’avortement ? Non, mis à part le fait que Richard Malka est lui aussi avocat et a défendu Charlie Hebdo lors du procès retentissant qui s’est tenu cinq ans après l’attentat (le livre est le texte initial écrit de sa plaidoirie, sachant qu’il l’a raccourci en séance le quatre décembre 2020, vu les circonstances).

Ensuite, est-on convaincu après l’avoir lu ? A-t-on changé d’avis quand, comme moi, on ne goûte guère les caricatures, et encore moins quand elles forcent le trait dans le genre salace ou scatologique ? Non plus en ce qui me concerne…

Naturellement, rien ne justifie un assassinat, et, si la caricature m’indiffère et ne me fait pas rire, je ne demande aucunement qu’elle soit interdite par la loi. Mais tout ce plaidoyer pour en faire la pierre de touche de notre attachement à la liberté, n’est-ce pas excessif ?

Et tant qu’à agiter des chiffons rouges, n’y en a-t-il pas de plus importants et de plus urgents ?

31/03/2023

Emily, jolie !

Il y a plusieurs semaines j’ai vu le film américano-britannique « Emily » de la réalisatrice Frances O’Connor. Il s’agit d’une biographie (les franglophones disent un « biopic », d’une part parce que « c’est américain », donc bien, et d’autre part parce que la racine « graphie » de « biographie » renvoie à l’écrit et non à l’image ; mais on parle bien « d’écriture cinématographique »…) de l’une des célèbres sœurs Brontë, celle qui a écrit « Les Hauts de Hurlevent » en 1847, son unique roman. [Somerset Maugham le citait en 1954 comme l’un des dix plus grands].

Le film, plutôt long (plus de deux heures), est captivant parce que l’histoire l’est et parce qu’elle est traitée « sans longueurs » (!), avec un souci esthétisant de bon aloi : beaux paysages, belle photo, belle musique, beaux costumes, mise en scène et déroulé impeccables, comme on les aime depuis… Barry Lindon. C’est dire que l’on passe un bon moment, que l’on s’instruit et que le dépaysement est au rendez-vous (pas de crise énergétique ni financière, pas de menace climatique ni démographique, pas de wokisme, pas de violence physique… uniquement les sentiments, la littérature et les drames de la vie).

Je raillais plus haut les franglophones mais je dois dire que nous autres, Français francophones, savourons aussi ce film parce que notre langue y est à l’honneur, étant l’objet d’un apprentissage assidu de la part de nos héroïnes et avec des résultats d’une qualité étonnante. Un film quasi bilingue, sachant que, précisément, les leçons de français jouent un rôle non négligeable dans le destin, plutôt funeste, des membres de cette famille.

L’héroïne, c’est Emily Brontë, jeune fille peu loquace, timide, renfrognée, frondeuse mais qui à la fois obéit à son père et cherche son amour. Elle est précédée et suivie de plusieurs sœurs (on ne parle pas dans le film des deux aînées décédées de tuberculose à l’âge du collège) et d’un plus jeune frère, qui nourrit pour elle une affection excessive qui fera son malheur (à elle) et décidera sans doute de sa vocation littéraire. En résumé, on est en compagnie de Charlotte, d’Emily, d’Anne et de Branwell (curieusement il porte comme prénom, le patronyme de sa tante). Leur mère, fragile, étant décédée précocement, c’est donc leur père, pasteur, qui les élève, de façon plutôt sévère et rigoriste.

Ah, encore un point sur le film : les acteurs sont crédibles et touchants, bref excellents. La critique a particulièrement salué l’héroïne, Emma Mackey, qui est effectivement remarquable.

Emma Mackey 2.jpeg

Soulignons en passant qu’on a l’impression de l’avoir déjà vue quelque part… En effet :

Emma Mackey 1.jpeg

Mais ce blogue n’est pas dédié à la critique cinématographique... Pourquoi donc ce billet sur le film « Emily » ?

Tout simplement parce qu’il m’a rappelé ce que j’ai lu dans « Suite anglaise », livre dans lequel Julien Green présente cinq écrivains anglais qui, en 1927, lui semblent peu connus du public français (cela est toujours vrai aujourd’hui !). Parmi ces écrivains, Charlotte Brontë (1816-1855)… Tiens, tiens, la sœur aînée d’Emily, qui a écrit plus tard Jane Eyre ! Je ne vais pas ici commenter à nouveau « Suite anglaise » (se reporter au billet du 10 novembre 2021) mais je veux seulement souligner comme les personnages de Charlotte et d’Emily y sont traités de manière bien différente. D’abord Julien Green parle essentiellement de Charlotte, qui, selon lui, n’était ni insignifiante ni jalouse. Au contraire elle s’est dévouée à l’éducation de ses sœurs et a tenu la maisonnée à la place de la mère disparue. Sa fin de vie a été horrible ; son père, qui avait longtemps refusé qu’elle se marie avec l’élu de son cœur, avait fini, au bout d’un an ou deux, par y consentir ; Charlotte s’est donc mariée mais, épuisée, s’est éteinte quelques mois plus tard. Quant à Emily, présentée dans le film comme fantasque, provocatrice, adepte du mysticisme et surtout immaîtrisable, voici ce qu’en dit Julien Green : « Emily, au contraire, souffrait tellement de vivre loin de Haworth [NDLR : la maison familiale] qu’il fallut l’y renvoyer au bout de trois mois. Elle ne se plaignait pas mais elle s’affaiblissait de jour en jour et l’on comprit enfin qu’on abrégeait sa vie en la gardant à Roe Head [NDLR : le pensionnat]. Elle retourna donc à la maison de son père, honteuse, malgré tout ce que l’affection de ses sœurs trouvait à lui dire pour la consoler ; elle se mit alors à travailler de toutes ses forces. Elle s’occupa de la cuisine [NDLR : Charlotte est, à ce moment-là, gouvernante au pensionnat], repassa le linge de la famille et, comme la vieille servante Tabby devenait infirme, Emily prit sa place et se chargea elle-même de faire le pain. Toutefois, elle n’oubliait pas ses études et on la voyait, les mains dans la pâte, jeter de temps à autre un coup d’œil sur une grammaire allemande qu’elle avait posée devant elle ». Quand Charlotte est de retour à la maison « Les deux sœurs avaient bien des choses à se confier et elles attendaient pour cela que tout le monde fût couché ». Emily approuva de tout son cœur le projet de sa sœur de solliciter l’avis du poète lauréat d’Angleterre sur des textes qu’elle avait écrits. On lit cependant que « Emily ne parvenait jamais à dire un mot. Elle n’ouvrait son cœur à personne et vivait repliée sur elle-même. Elle n’était pas accoutumée à la soumission qu’on attendait d’elle au pensionnat mais elle sacrifia sa volonté sans protester un instant ». Son frère Branwell, artiste, beau garçon, éloquent, ne semble pas aussi instable et détraqué que veut bien le montrer le film mais sans doute le diagnostiquerait-on aujourd’hui comme « bipolaire ». Toujours à propos de Branwell, une anecdote amusante : il fut renvoyé de là où il avait trouvé une place de précepteur. Devinez pour quelle raison ? Il était tombé amoureux de la mère de son élève et l’avait séduite, tel Julien Sorel. Et ce n’est pas tout. Comment donc s’appelait cette femme de vingt ans son aînée ? Mrs Robinson, oui ! Est-ce donc là l’origine de l’épisode du film « Le lauréat » et de la célèbre chanson de Paul Simon ?

C’est la honte dans la famille, les trois sœurs se replient sur elles-mêmes, se mettent à écrire et publient ensemble. Puis chacune leur tour : « Jane Eyre » d’abord, « Wuthering Heights » ensuite, et plus tard « The Tenant of Wildfell Hall ». Mais la critique londonienne s’obstinait à considérer qu’ils étaient tous l’œuvre d’un seul écrivain, et évidemment masculin… « On voyait dans « Wuthering Heights » un premier essai plein de promesses dont Jane Eyre était en quelque sorte l’accomplissement ; et il y a en effet dans Jane Eyre plus d’habileté technique, quelque chose de plus poli que l’art un peu sauvage de Wuthering Heights, mais l’opinion a changé depuis et beaucoup n’hésitent plus à placer le roman d’Emily au-dessus de celui de sa sœur aînée ».

C’est donc peut-être là la justification de la remise au premier plan d’Emily…

Les trois sœurs Brontë moururent dignement, l’une après l’autre, mais avec la même résignation et le même courage.

11/01/2023

"S'adapter" (Clara Dupont-Monod) : critique

Je connaissais Clara Dupont-Monod pour ses chroniques dans le journal Marianne…

Quand j’ai vu son livre « S’adapter », publié chez Stock en 2021, sur le présentoir d’une petite librairie de banlieue, avec une fiche de lecture pleine de louanges et une quatrième de couverture itou (« d’une vitalité sauvage » ! « un livre éblouissant » !... Ils sont payés, pour écrire des choses pareilles ?), j’ai eu envie de le lire, bien que rebuté par son titre, au demeurant très mal choisi.

Soit dit en passant, fallait-il créer un « prix Goncourt des lycéens » (elle l’a obtenu en 2021) ? À quand un Goncourt des cadres supérieurs, un Goncourt des seniors, etc. ? Déjà qu’il y avait le prix Femina (elle l’a obtenu aussi en 2021)… Le but est-il de décerner un prix à un pourcentage important des innombrables « œuvres » publiées à chaque rentrée ?

Bref, j’ai donc lu le livre de Clara Dupont-Monod, qui raconte comment les membres d’une famille réagissent à l’arrivée d’un enfant lourdement handicapé (puisqu’il va vivre toujours allongé, sans pouvoir tenir sa tête et sans pouvoir parler). On va dire que chacun des enfants « s’adapte » à cet autre, c’est sans doute ce que signifie le titre… Les parents restent en filigrane, ils ne sont pas sujets du livre, ils sont supposés « faire bien », « être comme il faut » ; ils se démènent et « ils assurent », une fois le choc un peu dissipé : « L’insouciance, perverse notion, ne se savoure qu’une fois éteinte, lorsqu’elle est devenue souvenir (…) Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu’était leur existence. Désormais tout ce qu’ils s’apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu’ils avaient vécu avant aussi, tant la nostalgie de l’insouciance peut rendre fou. Ils se tenaient donc sur la faille, entre un temps révolu et un avenir terrible, qui, l’un comme l’autre, appuyaient de leur poids de douleur. Chacun composa avec sa réserve de courage. Les parents moururent un peu. Quelque part, dans le tréfonds de leur cœur d’adultes, une lueur s’éteignit. Ils s’asseyaient sur le pont, au-dessus de la rivière, les mains enlacées, à la fois seuls et ensemble. Leurs jambes pendaient au-dessus du vide. Ils s’enveloppaient des bruits de la nuit comme on s’enroule dans une cape, pour avoir chaud ou disparaître. Ils avaient peur. Ils se demandaient : « Pourquoi nous ? » Et aussi : « Pourquoi lui, notre petit ? » Et bien sûr : « Comment va-t-on faire ? » (page 15)

La façon de s’adapter de chacun est présentée « par protagoniste », à savoir, d’abord « comment réagit l’aîné », ensuite « comment réagit la cadette », enfin « comment réagit le dernier ». Ce n’est pas très original (Lawrence Durrel a fait un usage grandiose du processus dans son « Quatuor d’Alexandrie » et il paraît que Faulkner aussi l’a utilisé) mais c’est intéressant.

Dans les films, c’est une caméra – et partant, le metteur en scène derrière la caméra – qui montre les acteurs et fait comprendre leur comportement. Dans « S’adapter », ce sont les murs de la cour qui racontent et encore, pas tout le temps (Clara Dupont-Monod n’est pas allée au bout de son idée, tant mieux). Ce truc de narration apparaît superficiel et, pour tout dire, peu adapté (!) au sujet.

Mais le roman tourne très vite à l’étude de cas ou à l’essai psychologique ou au compte rendu d’enquête ou à la démonstration, en partie parce que l’auteur ne donne pas de prénoms à ses personnages. Elle nous parle donc de « L’aîné », de « La cadette », etc. J’ai trouvé ce procédé désagréable. On reste à distance, c’est dommage.

Le style n’est pas en cause – il est de qualité et rend la lecture facile, malgré quelques répétitions (pas tellement dans le vocabulaire, surtout dans les situations et les comportements) et malgré quelques maladresses : « son caractère taiseux épaississait son aura » (page 14), « la fidélité adamantine du granit (…) » [qui a l’éclat du diamant], « la porosité absorbante du tuffeau » (page 16) [une porosité peut-elle ne pas absorber ?], « les enfants avaient tendu contre nous des guirlandes d’ampoules colorées pour guider les invités » (page 17) [malgré notre interdiction ?].

Les lieux sont seulement évoqués, jamais vraiment décrits. On devine les paysages des Cévennes mais l’institution où l’enfant sera hébergé est nommé « la prairie »… Cela donne un texte sans chaleur, sans pittoresque.

Au total, quel message peut-on retenir ? Que l’arrivée d’un enfant « inadapté » (selon l’expression de Clara Dupont-Monod) perturbe grandement et à long terme, une famille, mais pas forcément de façon négative. Chacun des autres enfants doit se positionner, par rapport à lui, par rapport à la fratrie et par rapport aux parents, dont les priorités ont changé.

Bon, j’ai lu ce livre (assez vite d’ailleurs, 142 pages en poche…) et je ne relirai pas. Et je ne me vois pas le recommander (J.-B. Chevallier qui l’a fait, lui, parle d’un livre « plein de poésie » et du « regard touchant des pierres de la maison de famille »…).