08/12/2022
"Nature humaine" (Serge Joncour) : critique
C’était le 6 ou le 7 novembre 2022, journées affreuses, j’avais commencé à trier ses papiers, pour mettre de l’ordre et me permettre d’avancer dans les formalités. Assez facile, en fait, car ils étaient empilés ou rangés par catégorie, avec seulement quelques feuilles égarées par ci par là. En bas de l’une d’elles, une liste de courses je crois, je lis quelques mots griffonnés à la hâte : « Nature humaine, Serge Joncour ». Je vois bien qu’il s’agit d’un livre, qui a dû lui être recommandé… Avant de jeter la feuille, séance tenante, je commande l’ouvrage, que je trouverai deux jours après dans la boîte aux lettres. J’en commence la lecture le 1er décembre, je la termine ce jour, 8 décembre 2022.
Il s’agit de plonger le lecteur dans la longue période révolue qui va de juillet 1976 à décembre 1999. Pour ceux qui l’ont connue, le livre rappelle celui de Benoît Duteurtre, qui s’intitule justement « L’été 76 », mais ici sous forme romancée et située dans le Sud-Ouest au lieu de Le Havre. Repassent ainsi devant nos yeux les luttes violentes contre le nucléaire, les prémisses de l’écologie et de l’agriculture respectueuse des équilibres, la désertification des campagnes, l’arrivée des « grandes surfaces » de la distribution, la pression sur le rendement des exploitations agricoles (qui a culminé il y a peu avec « la ferme des mille vaches »), la généralisation du téléphone (fixe), le Minitel (« bijou de technologie »), Tchernobyl et le nuage radioactif, les Socialistes au pouvoir, etc. et l’apothéose des calamités, si l’on peut dire, que constituent les grandes tempêtes de décembre 1999. Pour les plus jeunes, c’est l’égrainement des événements qui ont jalonné la vie de leurs parents et cela peut être une bonne façon de les situer dans le temps (certaines allusions leur resteront absconses…).
Au cœur de l’action, Alexandre et sa famille de paysans, exploitants d’une grande propriété, et un groupe d’activistes, dont la jeune et belle Allemande, Constanze. L’histoire d’amour va naître et prospérer en contrepoint de l’histoire sociale et économique, sans oublier l’affrontement sourd entre gens des villes et gens des champs.
Serge Joncour sait indiscutablement tourner un roman, de telle sorte que son livre se lise facilement et nous tienne en haleine jusqu’au bout des 476 pages de l’édition J’ai lu. Il est organisé en chapitres assez courts en général, chacun étant daté, et avec des retours en arrière et des sauts en avant. Cela étant, inutile d’y chercher de la littérature, c’est comme un vin de soif, il est désaltérant et le plaisir qu’il offre est instantané. J’ai envie de dire « Joncour et Lemaître, même combat ». On peut sans doute leur adjoindre Lévy et Musso, sans reproche aucun à quiconque…
Quant au titre (« Nature humaine »), il faudra nous expliquer… Je n’ai pas vu le rapport ! La photographie de Ben Zank en couverture (deux bras d’homme enserrent de hautes tiges vertes…) ne m’apparaît pas plus adaptée. Pire que cela : en librairie, elle m’aurait dissuadé d’acheter le livre.
Allez pour la route, deux citations, ceux qui ont des oreilles entendront :
« En cinq ans, Alexandre n’avait jamais eu de nouvelles de Constanze, mais pour lui le 24 avril restait un jour anniversaire, une célébration dont lui seul connaissait l’existence, la première nuit où ils avaient couché ensemble. Il se demandait si Constanze, où qu’elle soit, avait retenu cette date mais sans doute qu’elle l’avait complètement oubliée et qu’elle ne se souvenait même pas de leur histoire » (page 246).
« Alors tant pis, cette fois il lui dirait carrément, il lui demanderait d’arrêter de courir le monde et de venir se poser là, cette fois il lui dirait frontalement les choses, il lui dirait qu’il fallait arrêter de courir le monde, arrêter de fuir et se poser, quitte à la surprendre, quitte à la faire douter, il lui dirait qu’il était prêt à ne plus récolter que des fleurs de menthe, de la mélisse et des fleurs d’aubépine, qu’il était prêt à ne plus cultiver que des fruits à coque, des tubercules et du safran, d’ailleurs ils feraient ce qu’elle voudrait de la terre, ils lui en demanderaient peu et le feraient proprement, le plus naturellement du monde (…) Constanze appellera (…) Elle va appeler, et il faudra qu’il lui dise qu’elle est une histoire que le temps n’efface pas, et que même quand elle est loin, qu’elle ne donne pas le moindre signe de vie, le cortège des jours aux Bertranges ne souffle rien d’autre qu’un parfum de patchouli » (pages 475 et 476).
Au total, un livre qui n’est ni à relire ni à recommander. Sachant qu’un tel verdict, évidemment, est très personnel et qu’il y a autant de types de lecteurs que de styles de livres !
18:37 Publié dans Écrivains, Joncour S., Littérature, Livre, Roman, Société | Lien permanent | Commentaires (0)
03/11/2022
"Voyage au centre du malaise français" (Paul Yonnet) : critique I
On se dit : encore un essai sur les fractures de notre société française de 2022… Erreur ! Écrit en 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, ce livre a été publié début 1993 – presque trente ans ! – et il a fait grand bruit (je dois avouer que je n’en ai aucun souvenir), ainsi que le rappellent Marcel Gauchet et Éric Conan dans leur préface et postface de la réédition de L’ARTILLEUR (2022).
À l’époque le livre sous-titré « L’antiracisme et le roman national » fut une bombe ou plutôt un pavé dans la mare et aujourd’hui il sidère par sa préscience, sa lucidité et sa pertinence : c’est la description de ce qu’est devenue la France et c’est désespérant.
Dès l’introduction de son « Voyage au centre du malaise français », Paul Yonnet situe la rupture à la fameuse aventure de SOS Racisme et des potes (« Touche pas à mon pote »), qu’il considère comme l’aboutissement de l’évolution de la gauche arrivée au pouvoir en 1981 et incapable de tenir la promesse de « Changer la vie » (et non pas comme le déclencheur de cette évolution, ainsi qu’il est souvent prétendu). Il rétablit ainsi la chronologie : 1983, le tournant de la rigueur ; automne 1983, la marche des beurs originaires des Minguettes ; janvier-avril 1984, exposition sur « Les enfants de l’immigration » au Centre Pompidou ; octobre-novembre 1984, naissance de SOS Racisme ; « SOS Racisme n’a donc en aucune manière inventé un discours antiraciste différentialiste. Celui-ci le précède. Il s’y est lové à ses débuts », page 69. Parallèlement, premiers frémissements du Front national présidé par M. Jean-Marie Le Pen… Fin 1990, implosion du mouvement qui se fracture entre bellicistes et pacifistes à l’occasion de la Guerre du Golfe. Une période de moins de dix ans a pris fin…
Dès l’Introduction générale (page 16), Paul Yonnet utilise le mot racialisme, que je ne croyais pas si ancien. Pour lui, l’antiracisme est, historiquement, la lutte « contre les préjudices ou les sévices subis en fonction d’une origine raciale ou ethnique ». Mais en 1992, l’antiracisme des partis de gauche et de SOS Racisme s’insère dans un projet sociétal : « aujourd’hui, la promesse d’une harmonie panracial et multiculturelle à la française(…) Il est déjà moins simple, en un mot, de lutter contre le racisme tout en propageant le racialisme dans un ensemble (NDLR : comprendre : la société française) qui avait trouvé son unité sans lui et, d’une certaine manière contre lui. Le paradoxe absolu de l’antiracisme constitué dans la décennie 1980 (…) est qu’il prétend lutter contre le racisme français en détruisant le principe de l’assimilation républicaine, qui avait doté la France (…) d’une remarquable mécanique d’absorption des étrangers qu’elle voulait inclure ou qui souhaitaient s’inclure, mécanique (…) qui avait mis le pays à l’abri des déchirures et des autarcies communautaires à l’américaine, et qui lui avait permis (…) d’être à la fois un pays champion de l’immigration et, malgré ces circonstances a priori handicapantes, l’un des moins racistes du monde, pour s’exprimer a minima ».
Cet antiracisme des années 80, il l’appelle « néo-antiracisme » et il considère, en 1993, que non seulement « il a rendu légaux les concepts d’appartenance raciale ou ethnique », alors qu’il croyait combattre la notion de race, mais qu’il a engendré « une hantise de déséquilibres brutaux ou d’une catastrophe analogue à la chute de l’Empire romain ».
Paul Yonnet évoque aussi le « métissage » qui fait écho à la « créolisation » de M. Mélenchon aujourd’hui. Apparaît aussi le fameux « droit à la différence », auquel vont se rallier tant le Parti socialiste de 1981 que l’Église catholique. [Cela m’a rappelé – simple association d’idées – la célèbre émission « L’oreille en coin », qui a enchanté les samedis après-midis et les dimanches matins de France Inter de mars 1968 à juillet 1990 et dans laquelle on nous proposait d’écouter la différence]. C’est à l’époque « un assaut en règle contre l’assimilation française, amalgamée, par un enchaînement d’énoncés insinuants, à la violence meurtrière du nazisme » ! Nous y sommes toujours…
Remontant un cran au-dessus dans l’histoire des idées, Paul Yonnet y voit une conséquence de la décomposition de l’espérantisme prolétaro-marxiste et de la catholicité française.
Il s’agit alors d’une « profonde crise de la civilisation française ». « Pour cet antiracisme de nouvelle génération, l’adhésion aux principes des droits de l’homme suffit à définir la nationalité française, et par conséquent à la revendiquer. Le destin de la nationalité française se réaliserait dans un double mouvement d’absorption et d’expansion : le devoir d’accueil de tous les Français putatifs laisserait envisager un pays harmonieusement transformé en mosaïque panethnique – multiraciale et multiculturel – utopie préludant par l’exemple des ses bienfaits à la dissémination planétaire du modèle, en même temps qu’à la dilution de l’idée même de nation française ». En résumé, après avoir donné au monde les principes de 1789, la France lui donnerait l’exemple de « la fission panethnique et la désagrégation douce ».
Un livre prophétique donc, fouillé, théorique, tout juste vingt ans après que le romancier Jean Raspail avait publié « Le camp des saints », fiction mettant en scène un rafiot débarquant dans le sud de la France de pauvres hères originaires de Calcutta… Et vingt ans avant « Les territoires perdus de la République » de Georges Bensoussan. C’est vertigineux. Nous (la plupart d’entre nous) avons été aveugles et sourds. Que de temps perdu ! Que de dénis, d’aveuglement et de mauvaise foi (idéologique) !
Là s’arrête peut-être la vertu prédictive de l’ouvrage… En effet, dans ce domaine, heureusement, la France n’a rien donné du tout après ses fameuses Lumières et sa fameuse Révolution : c’est aux États-Unis que le wokisme a pris naissance, en l’occurrence à travers l’un de ses piliers qu’est la théorie critique de la race, et c’est au Canada que l’on a trouvé l’un des meilleurs exemples des accommodements raisonnables avec les innombrables revendications des minorités victimisées. Soit dit en passant, elle semble ne pas avoir donné non plus au monde la fameuse French Theory de ses intellectuels Foucauld et Derrida (dans son livre « La religion woke », Jean-François Braunstein démontre que ce n’est pas dans leurs écrits qu’il faut chercher les racines du wokisme des campus américains).
La France aujourd’hui ne fait que suivre ; elle résiste moins que le Danemark par exemple, mais elle résiste.
17:26 Publié dans Économie et société, Essais, Littérature, Livre, Société, Yonnet Paul | Lien permanent | Commentaires (0)
03/10/2022
"Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien" (O. Hurel, D. Riche) : critique I
J’étais cistercien, depuis longtemps ; je suis devenu clunisien. Expliquons un peu…
J’ai d’abord découvert l’abbaye du Thoronet, lors d’un séjour en Provence. Il n’en reste que des ruines mais assez bien conservées et mises en valeur, grâce, entre autres, à Prosper Mérimée, auteur de nouvelles (dont la célébrissime Carmen mise en musique par Bizet) et surtout, pour ce qui nous occupe, inspecteur général des monuments historiques : il sauva l’édifice de la disparition en 1841. Je me suis passionné pour cet édifice en lisant le fabuleux roman de Fernand Pouillon, « Les pierres sauvages », paru en 1959 (voir ma critique du 14 mars 2016), et d’autant plus que j’y ai trouvé maintes références à la gestion de projet, que j’enseignais alors. Je l’ai fait découvrir à mes étudiants à l’occasion d’un sujet d’examen (!).
Le Thoronet est l’un des trois monastères provençaux d’obédience cistercienne, c’est-à-dire dans l’orbite de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098 en réaction au faste de l’abbaye de Cluny (voir mon billet d'août 2017). Tiens, tiens, Cluny ! Mais pour l’heure les cisterciens seuls m’intéressaient : j’ai visité Cîteaux en Bourgogne et j’ai acheté un grand et beau livre : « Les abbayes cisterciennes » de Jean-François Leroux-Dhuys et Henri Gaud (Éditions Place des Victoires, 1998), dans lequel j’ai retrouvé Le Thoronet et aussi Orval, en Belgique. Les cisterciens voulaient revenir à la règle de saint Benoît (on parle de bénédictins), en réaction au luxe et aux dérives auxquels les moines de Cluny s’étaient laissé aller, comme nous allons le voir.
J’ai donc visité Cluny à l’été 2022, parce que ce lieu célèbre était sur ma route et je me suis familiarisé avec cette histoire millénaire, avec les constructions successives Cluny I, II et III (les outils numériques en donnent une image saisissante « comme si l’on y était »), avec l’irrésistible ascension favorisée par la Papauté et avec le lent effacement jusqu’au XVIIIème siècle. C’est cela que racontent les 295 pages du livre de Odon Hurel et Denyse Riche, « Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien - Xème-XVIIIème siècle » en 2010 chez Armand Colin, à l’occasion des 1100 ans de l’abbaye.
Sur un tel sujet – et n’est-ce pas le devoir de tout ouvrage historique ? – il importe de préciser sa motivation et sa justification (« pourquoi un nième livre sur Cluny ? ») : ici, il s’agit de se pencher, justement, sur les temps moins glorieux de l’ordre clunisien, après les fastes des deux premiers siècles, ce thème ayant longtemps été négligé par les historiens.
08:44 Publié dans Arts, Essais, Histoire et langue française, Hurel O., Riche D., Littérature, Livre, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0)