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06/12/2024

"La colline inspirée" (Maurice Barrès) : critique II

Dans son roman, Maurice Barrès entremêle des thèmes qui lui sont chers : le patriotisme et la sauvegarde des traditions, l’amour du terroir, des paysages et de l’impalpable de sa région natale, avec la narration d’une histoire réelle avec laquelle il prend quelques libertés. 

« La Lorraine possède un de ses lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’hôtel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges (...) Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté (...) C’est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine » (page 24 de l’édition Litos, 1986, 2005, 2023).

 

Colline inspirée -Relief géo.JPG

Source : Jacques Le Roux, Dominique Harmand, 2011, « Carte géomorphologique de la colline de Sion » in Guilato Gérard, 2011, « Autour des comtes de Vaudémont... »

 Le roman débute par le rappel que la colline était déjà célébrée du temps des Celtes et par une magnifique description des lieux. 

« En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoise, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse » (page 27).

Son attirance et sa tendresse pour ces lieux sont omniprésents dans le roman. Barrès excelle à restituer une ambiance, un « esprit des lieux » : « Connaissez-vous la rude allégresse de gravir les pentes de la colline par une douce après-midi glaciale de l’hiver ? Il semble que vous remontiez dans les parties les plus reculées de l’histoire. Le ciel est couvert d’épais nuages qui naviguent et sous lesquels des troupes de corneilles, par centaines, voltigent, allant des sillons de la plaine jusqu’aux peupliers des routes, ou bien s’élevant à une grande hauteur pour venir tomber d’un mouvement rapide, au milieu des arbres qui forment, sur le sommet, le petit bois de Plaimont. Par intervalles, un vent glacé balaye la colline en formant des tourbillons d’une force irrésistible, et il semble que tous les esprits de l’air se donnent rendez-vous là-haut, assurés d’y trouver la plus entière solitude. C’est un royaume tout aérien, étincelant, agité, où la terre ne compte plus, livré aux seules influences inhumaines du froid, de la neige et des rafales.

Mais vienne le printemps et ses longues journées molles, chargées de pluie, chargées de silence. Sur les branches encore nues et sur la terre brune, tout se prépare à surgir, précédé, annoncé par l’aubépine dans les ronces et par l’alouette dans le ciel. La pluie, toujours la pluie ! La plaine et les villages, autour de la colline, se recueillent sous les longues averses qui flattent leur verdure. Journées d’indifférence et de monotonie, où les vergers et les prairies et toutes les cultures, sous un grand ciel chargé d’humidité, sommeillent et nous présentent un visage de douceur, de force et de maussaderie. Le printemps est triste en Lorraine, ou du moins sévère ; la neige, à tout instant, passe encore dans le ciel et prolonge ses derniers adieux. Vers la fin des plus belles journées, il n’est pas rare que l’hiver, dans un dur coup de vent, revienne montrer sa figure entre les nuages du soleil couchant » (page 218).

Et un peu plus loin dans cette description, une résonance proustienne : « Quand le soleil brille au-dessus de la terre mouillée et que les oiseaux s’élancent et font ouïr la fraîcheur toute neuve de leur voix, nous respirons, dans l’averse qui vient de passer, une force prête à se développer, une vigoureuse espérance, un long espace de plaisir, qui va depuis les coucous et les marguerites d’avril jusqu’aux veilleuses de septembre ».

Les quatre saisons qui passent sur ce paysage vallonné de Lorraine sont décrites par une prose mélancolique et rythmée pleine de poésie (pages 217 à 220, entre autres).

04/12/2024

"La colline inspirée" (Maurice Barrès) : critique I

Quel livre ! Quel roman ! Quel style !

« La colline inspirée », publié en 1913, est considéré comme le chef d’œuvre de Maurice Barrès. 1913, c’est l’époque de l’incomparable Marcel Proust (« Du côté de chez Swann »), de Romain Rolland (« Jean-Christophe »), de Roger Martin du Gard (« Jean Barois », vingt-sept ans avant « les Thibault »), de Louis Pergaud (« Le roman de Miraut, chien de chasse », juste après « La guerre des boutons »), de Jules Romains (« Les copains », vingt ans avant « Les hommes de bonne volonté »), de Alain-Fournier (« Le Grand Meaulnes »), de Charles Péguy (« L’argent »), de Ernest Renan (« Souvenirs d’enfance et de jeunesse ») et aussi, dans la catégorie des romans populaires, « Rouletabille chez le Tsar » de Gaston Leroux.

En 1912, c’était « Le bouchon de cristal » de Maurice Leblanc et « Les dieux ont soif » d’Anatole France... L’année d’après ce sera « Les caves du Vatican » d’André Gide.

Quelle époque ! et un an avant la déclaration de guerre... ; c’étaient là des écrivains qui savaient écrire et des œuvres aujourd’hui un peu oubliées mais qui valent que l’on s’intéresse à elles. C’est ce que je fais, après avoir écumé en partie la production des Hussards (Michel Déon and co).

Il y a un trait d’union entre ce roman et ma « Suite de Vézelay », et Barrès le donne dès sa première page : « Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. L’étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ; la plage mélancolique d’où les Saintes-Maries nous orientent vers la Sainte-Baume ; l’abrupt rocher de la Sainte- Victoire, tout baigné d’horreur dantesque, quand on l’aborde par le vallon aux terres sanglantes ; l’héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme ; les grottes des Eyzies, où l’on révère les premières traces de l’humanité ; la lande de Carnac, qui parmi les Bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande… ; le Mont-Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants ; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d’où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes ; Domrémy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle deBermont, et près de l’église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons soudain le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations ». 

Carte Saxon-Sion.jpegLa colline inspirée de Barrès, ce n’est pas Vézelay comme je le croyais mais Saxon-Sion, situé en Lorraine, entre Nancy et Épinal, non loin de Vézelise et Charmes-sur-Moselle (ville dans laquelle Barrès termine son roman en 1912).

Pour Barrès, et pas uniquement pour lui, c’est un lieu mythique. Encore aujourd’hui, surmontée d’une monumentale statue de la Vierge Marie, la colline est valorisée en tant que lieu de mémoire.

 Colline inspirée-vue de la plaine.JPG

Cliché CERPA, D. Brion, 2010 

L’écrivain, très attaché à sa région natale et à la France, s’empare d’une histoire invraisemblable mais réelle : celle de Léopold Baillard et de ses deux frères. Ces derniers se mettent en tête de fonder en haut de la colline une sorte de communauté chrétienne, qui s’oppose rapidement au Clergé local et à Rome par son appréhension très personnelle du dogme. Une première fois ruinés, ils ne s’avouent pas vaincus et adhérent à l’Œuvre de la Miséricorde, mouvement quasi-sectaire fondé par Eugène Vintras (1807-1875), qui prétendit être la réincarnation du prophète Élie.

06/11/2024

"Vauban ou la mauvaise conscience du roi" (Alain Monod) : critique II

Je ne sais pas ce qui est le plus admirable dans ces initiatives de Vauban : sa lucidité et sa hauteur de vue sur deux aspects fondamentaux de la vie en société ou bien sa persévérance et son obstination à convaincre malgré les rebuffades parfois humiliantes de son ministre de tutelle (lire page 78 la féroce réplique de Louvois en octobre 1687 !) et au-delà malgré l’indifférence de son souverain. Il n’aura de cesse en effet de remettre cent fois sur le métier son ouvrage, multipliant les refontes et les ajouts à ses mémoires, jusqu’à la fin de sa vie. 

N’oublions pas, au-delà de la passion de convaincre, la profondeur de l’analyse et la qualité de l’argumentation de ces mémoires. Quatre ans après la révocation (en 1685) de l’Édit de Nantes (qui, depuis Henri IV, donnait aux Protestants la liberté de pratiquer leur religion dans le royaume), voici en résumé ce que dit Vauban :

  • l’Édit de Fontainebleau est inapplicable !
  • il a conduit à l’exil d’environ cent mille personnes qui ont emporté leur argent avec elles, au départ de compétences uniques qui étaient enviées dans toute l’Europe, à la ruine d’une partie du commerce, au renforcement des flottes ennemies par des milliers de matelots expérimentés et des armées étrangères par des centaines d’officiers et des milliers de soldats, à l’installation hors du royaume d’écrivains qui se sont déchaînés contre le roi lui-même
  • les conversions forcées ont concouru à liguer les États protestants de l’Europe entière contre la France (page 82 et suivantes).

Bien plus, Vauban argumente pour la liberté de conscience :

  • les persécutions n’ont jamais converti personne et même ont renforcé le camp des Huguenots ;
  • au contraire elles ont développé une martyrologie dans ce camp ;
  • la fabrique obstinée de faux convertis porte atteinte à l’Église et même au roi.

Au bout du bout, il affirme en substance que « le libre arbitre d’un sujet du roi est consubstantiellement lié à la personne humaine. Rien ne peut l’abolir. Aucune contrainte. Aucune persécution. Et cette liberté de conscience ne compromet pas l’unité du royaume, pas plus que l’allégeance des sujets à leur roi. Le crédit, l’autorité, la personne du monarque ne sont pas menacés. La liberté reconnue à chacun ne menace pas l’adhésion consentie par tous au pouvoir ». Alain Monod résume : « C’est une réflexion totalement étrangère aux préoccupations des puissants du royaume. Elle est déplacée, quasi inconvenante. Et par conséquent, pour Louvois, sans objet » (page 94). En fait, c’est proprement « révolutionnaire » ! Et c’est à comparer avec les louanges que décerneront lors de ladite révocation Mme de Sévigné, Bossuet, La Fontaine, La Bruyère, d’autres sans doute, notre admiration pour ces grands esprits dût-elle en souffrir...

Au risque de tomber dans l’anachronisme, il faut bien avouer que Vauban avait raison. Mais il ne s’arrête pas là : en 1698, il a 55 ans et il se lance dans une autre croisade. Constatant la misère du peuple français, il propose une grande réforme fiscale, consistant à imposer tous les revenus à un taux uniforme de 10 %. Aujourd’hui on l’appellerait, à la suite de Mme Thatcher, flat tax et on lui trouverait immédiatement le vice fondamental qu’elle impose de la même façon les hauts revenus et les bas revenus (aucune notion de tranche ; aucun effet de progressivité). Mais à l’époque, sa grande innovation, qui serait de rendre imposables toutes les classes sociales (alors que l’aristocratie et le clergé en sont dispensées,) la condamne tout autant – sinon plus – que la question des Huguenots. Là, il va avoir tous les puissants contre lui...

Sa conviction, il la forge au cours de ses innombrables voyages à travers des provinces du pays, qui lui ont permis de constater la misère et les souffrances du peuple, misère qu’il attribue à l’injustice du système fiscal. Ce dernier date de la décennie 1450–1500. « Des impôts directs frappent la terre, la maison, les personnes (la taille)... et s’ajoutent aux aides, aux traites et à la gabelle. La taille doit son nom au fait qu’une fois payée, les collecteurs gravent à titre de reçu son montant sur une taille de bois. Elle est due par les paysans, les ouvriers, les bourgeois. En étaient exempts, les nobles, le clergé et les officiers, c’est-à-dire les propriétaires de fonctions publiques. Les autres étaient taillables » (page 104).

Les impôts indirects étaient perçus par des fermiers ou traitants, moyennant une somme forfaitaire payé à l’avance à l’État. Le luxe de Vaux-le-Vicomte semble bien venir de la fortune amassée par le surintendant Fouquet lors de la perception de ces impôts. Ces fermiers étaient détestés par la population et le savant Lavoisier fut victime de cette détestation, puisqu’il terminera à la guillotine.

La gabelle était l’impôt sur le sel, qui était indispensable pour conserver les viandes et les poissons. Le sel était un monopole royal et ne pouvait être vendu que pour le compte de l’État via les fermiers. Chaque famille était contrainte d’acheter chaque année une quantité donnée de sel, qui devait être employé uniquement pour la table ! On peut visiter, à côté de Vézelay, les Fontaines salées, qui ont fourni de tous temps un moyen de contourner l’impôt sur le sel.

Les aides étaient prélevées sur les boissons.

Les traites étaient des droits de douane prélevés sur la plupart des marchandises au passage d’une province à l’autre.

Un autre impôt direct fut créé par le Roi après la mort de Colbert, la capitation : tous les sujets du roi devaient payer une somme liée à leur rang. Bonjour l’égalité devant l’impôt ! 

Alors quelle est donc l’argumentation de Vauban pour promouvoir son imposition uniforme de tous les revenus ? D’abord qu’elle existe ailleurs (en Chine par exemple !), ensuite qu’elle existe dans le royaume (c’est la dîme ecclésiastique), enfin qu’elle coûte moins cher à percevoir, qu’elle est facile à moduler par le Pouvoir et que son calcul est simple et connu de tous. Pour sa démonstration, Vauban redéfinit le rôle de l’État et de l’impôt : l’État doit protéger les citoyens et, pour ce faire, il doit être financé par une contribution de ces citoyens. Cela fait penser à l’une des propositions du philosophe Hobbes (sauf erreur) : le citoyen renonce à se faire justice lui-même au profit de l’État qui lui doit protection et qui a, pour ce faire, le monopole de la violence (légitime). 

Je m’arrête là dans l’analyse du livre et laisse le lecteur découvrir ce que furent les dernières années de Vauban (son testament « secret », les poursuites contre son livre imprudemment imprimé, le rhume et la fièvre, et enfin son décès et ses obsèques dans un silence... royal). 

Il est dommage que, sur la forme, le livre de M. Monod ne soit pas à la hauteur du sujet qu’il traite... Pas tellement parce que le style de l’auteur est assez quelconque, avec de nombreuses répétitions, mais parce que la relecture de son texte n’a manifestement pas été faite : que de coquilles !

  • il manque tantôt un « e » au féminin, tantôt un « s » au pluriel ;
  • le « A » majuscule en début de phrase n’est pas accentué ;
  • dans une note du bas de la page 35, le biographe de Fouché est nommé Stefan Sweig ;
  • « détonant » avec trois n comme « étonnant » page 77 (la phrase vaut la peine d’être citée en entier : « mélange des genres étonnant et à coup sûr détonnant, voir explosif » ;
  • en conséquence, on ne sait plus si c’est une erreur de dactylographie ou bien la graphie de l’époque, quand on voit « pele-mêlées » dans une citation de Vauban (page 32) et « lui même » page 43 ;
  • on lit page 22 : « Vauban est désormais au seuil de sa gloire » et deux pages plus loin : « Vauban, sexagénaire, fondateur du génie militaire, est au fait de sa gloire... » (sic). Faut-il comprendre que Vauban « avait conscience de sa gloire » ?
  • « Dans une lettre à Louvois du 20 janvier 1673, écrite à l’attention du roi... » (page 32)... Il me semble que l’expression « à l’intention du roi » eût été plus adéquate ;
  • « huguenots » sans majuscule... ; « elle dut concevoir une réelle sympathie » avec un accent circonflexe sur « dut »... (page 98).

Et que dire des textes fournis en annexe, à l’appui de la synthèse de M. Monod ! Reproductions des documents originaux, ils sont malheureusement quasi illisibles car imprimés en de tout petits caractères... C’est tout de même gênant dans un livre qui se veut exégétique !

À propos de vocabulaire, j’ai appris le mot « poliorcète » : stratège spécialisé dans l’art de mener un siège, en offense ou en défense.

Comme l’a fait Alain Monod dans son livre, terminons ce billet par l’éloge officiel de l’Académie royale des Sciences par la voix de son secrétaire perpétuel Fontenelle : « Personne n’a été si souvent que lui, ni avec tant de courage, l’introducteur de la vérité ; il avait pour elle une passion presque imprudente, et incapable de ménagement… En un mot, c’était un Romain, qu’il semblait que notre siècle eût dérobé au plus heureux temps de la République » (page 149).

Au total, c’est donc un essai fort intéressant sur un personnage du Grand Siècle dont on ne connaissait pas les passions éloignées du domaine militaire et qui était si en avance sur son temps. Je le recommande à tous les férus d’histoire.