11/07/2019
"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique III
Dans les pages 70 et suivantes, François Bizot décrit par quels subterfuges – franchise, transparence, rappel des conséquences qu’aurait sa disparition et détermination implacable – il va réussir à « retourner » son geôlier.
Et page 80, au début du troisième chapitre « 1988 – Le bourreau », il écrit « Douch, c’était donc oublié ».
Mais les époques se chevauchent dans le récit : en mai 1975, après sa libération et suite à l’invasion et à l’évacuation de Pnom-Penh par les Khmers rouges, il est réfugié en Thaïlande et, visitant un camp confié à ces derniers avec des journalistes, il note laconiquement sa « tenue » irréprochable (l’ordre et la punition sévère y règnent) à la différence des camps thaïs aux prises avec le vol, le viol et le meurtre. En 1988, il retourne à Angkor ; il arrive avec des cadeaux ; la montre qu’il donne à l’un des cousins de la mère de sa fille cause la mort immédiate du donataire ; notre ethnologue n’insiste pas… mais constate que la liberté retrouvée au Cambodge n’empêche ni la misère ni le retour des instincts les plus vils. « La compassion avait disparu avec l’éclatement de tous les liens. Corruption, incompétences, jalousie entre les orphelins, entre les éclopés… Tout était le produit insensé d’un monde de vivants dont les réflexes demeuraient ceux qui permettent de survivre. Dans les hameaux peu repeuplés, les victimes vivaient ensemble avec leurs assassins (…) » (page 83). Terrible leçon humaine.
Arrive l’irrépressible besoin d’écrire, pour témoigner et surtout pour s’analyser : « assumer que Douch, bien qu’ayant quitté la place depuis fort longtemps, se trouvait encore en moi ». « Il me fallait plonger dans les arrière-fonds de mon être et retrouver Douch dans son milieu naturel » (pages 104 et 105).
Puis vient le récit de la confrontation avec Douch dans sa prison : « j’y retrouvais instantanément des impressions perdues, en même temps que j’étais totalement surpris par ses traits » (page 120) et le procès de Douch, avec les victimes survivantes qui y assistent : « La vision qui s’offre à eux les fait replonger dans le monde de bouchers qu’ils ont tous découvert, trente cinq ans plus tôt, avec le regard innocent et effrayé de l’enfant » (page 138).
Il faut essayer de suivre la pensée de François Bizot, subtile et parfois iconoclaste : « Dans un tribunal, s’il existe quelque chose d’inhumain, c’est assurément cette action de la justice sur la souffrance des êtres (…) D’où l’inévitable trahison des juges, dans une comédie qui pourrait être une farce, si le but n’était pas de rassurer le public, et de nous libérer de nos peurs » (page 139). Perplexe, j’aimerais connaître là-dessus l’opinion de juges et d’avocats pénalistes… D’autant que, page 140, le discours se fait philosophique et moral, et convoque Descartes : « Je me sens part de cette unité-là (NDLR : l’homme individuel et le genre humain tout entier), je la ressens en moi, et à cause d’elle, je suis » !
« Il me semble que ma vie toute entière s’est passée à entendre du fond de la terre monter le cri du bourreau ». D’une certaine façon, si, Douch l’a tué… « Serons-nous toujours trop effrayés pour reconnaître cet instant de vérité, comprendre que l’être humain qui lève le bras sur son prochain n’existe pas comme tel ? En cela, il s’approprie son crime de la seule manière qui soit : crier pour puiser à sa source la cruauté dont il a besoin » (page 140). Oui, peut-être, et alors ? J’avoue qu’à ce moment du livre, j’ai commencé à la fois à lâcher prise intellectuellement et à me lasser…
07:00 Publié dans Bizot F., Écrivains, Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (1)
08/07/2019
Petite lettre d'un livre aux GAFAM (Clara Dupont-Monod)
Dans le Marianne du 29 mars 2019, j’ai lu un amusant billet de Clara Dupont-Monod qui imagine écrire, au nom d’un livre, aux GAFAM (les fameuses multinationales, Google and co.). On y apprend que, selon un sondage commandité par le Centre national du livre, 88 % des Français se déclarent lecteurs et curieux des genres littéraires (fiction, policier, poésie, etc.) puisqu’ils en ont testé plus de six en un an. La moitié des jeunes de 15 à 24 ans ont lu un classique et adorent les ouvrages sur l’histoire ! Pour 93 % des Français, lecture rime avec loisir et avec plaisir. Enfin, un Français sur quatre ne jure que par le livre-papier (j’en fais partie ; comme dirait l’autre, à quoi sert de se trimbaler dans le métro avec une liseuse qui contient mille textes ? à se la faire voler ?).
Et l’excellente Clara (que l’on peut également entendre sur France Inter) de conclure : « Avant d’être une éponge à applis, un pigeon dont on revend les données personnelles ou un avaleur d’images débiles, un Français, c’est d’abord un lecteur ».
Et j’ajoute : ça fait cinq siècles que ça dure.
07:04 Publié dans Actualité et langue française, Données chiffrées sur le français, Livre, Société | Lien permanent | Commentaires (0)
04/07/2019
Émerveillements linguistiques : la traduction et l'empathie selon François Bizot
C’est dans ce deuxième chapitre de son livre « Le silence du bourreau » que François Bizot parle des langues et de la traduction, à l’occasion de son travail de bénédictin sur les manuscrits khmers. J’ai déjà cité un extrait dans mon billet du 20 juin 2019.
Voici la suite de son texte : « … un inconnu ne livre jamais de ce qu’il se dispose à dire, qu’une image modifiée par ses hésitations, par ses présupposés. Il fallait prévoir que ce qui me serait intelligible me serait aussi trompeur. Ainsi, faire en sorte que ces êtres lointains, inatteignables, je veux dire dont tant d’interdits nous maintenaient à distance, me livrent dans leur langue quelque chose que je puisse énoncer dans la mienne, au travers d’une démarche humaine, globale, sensible, personnelle… Je devais tout mettre en œuvre pour me distinguer d’eux le moins possible mais aussi me braver moi-même pour mobiliser en moi de nouvelles dispositions de l’âme » (page 69).
Et ce qui est fascinant, c’est ces mêmes qualités humaines et professionnelles qui permettaient à François Bizot de « traduire » ce que lui disaient les moines et donc de progresser dans son appropriation des textes anciens et des traditions ancestrales, allaient lui permettre d’entrer en communication – et même en relation quasi intime – avec son gardien.
« C’est ce défi qui me dépassait, ces marottes contractées en arrivant sur place, cette manie de vouloir systématiquement percer les semblables pour les tâter de l’intérieur, qui se sont transformées en une opération cauchemardesque, après mon arrivée à M.13. Car c’est une chose que d’investir de son expérience particulière la condition humaine d’autrui, et c’en est une autre que de s’infiltrer en lui, en prenant sa forme, lorsque cette forme s’avère intolérable et cependant si congrue qu’on ne peut douter qu’elle soit aussi la nôtre. Un geôlier khmer rouge, c’était le contraire de moi, mais c’était encore moi, jusque dans la décadence » (page 69 et 70).
Ces passages constituent pour moi le sommet du livre : « Et tandis qu’enchaîné devant lui, je le regardais comme mon contemporain, que les mots qui transparaissaient de ma frayeur disaient : je ressens, je partage, je fais miens ton effroi et ton sort, je l’affranchissais de sa propre frayeur, et parvenais, sans l’avoir calculé, à lui cacher l’image haïssable que ses autres victimes renvoyaient toutes sur lui.
Mon visage devenu le sien fut ce qui lui a interdit de me tuer » (page 70).
07:00 Publié dans Actualité et langue française, Bizot F., Écrivains, Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (0)