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03/06/2019

"Ce que savait Maisie" (Henry James) : critique II

Mon second commentaire, comme je l’ai dit, tient à l’écriture, au style. Comme l’idée est d’exposer la succession des événements tels que vus par un enfant, on pense immédiatement à l’étalon de mesure que représente  « La vie devant soi » de Romain Gary. Dans ce roman goncourtisé, la langue, savoureuse, est vraiment celle du héros, enfant de banlieue. Dans le livre de Henry James, rien de tout cela : c’est le narrateur qui parle ; aucun mot d’enfant mais plutôt un langage alambiqué, dont on ne sait pas si c’est du Henry James ou une traduction exécrable.

Quoiqu’il en soit, cela rend laborieuse la lecture des deux tiers du roman ; il m’est arrivé fréquemment de relire plusieurs fois la même phrase, et parfois sans réussir à la comprendre !

Par exemple : « Maisie accepta ce point de vue avec un émerveillement stupéfait », « elle devait beaucoup s’en souvenir », « une espèce d’étrangeté terrible » (page 91). Ou bien : « Tout l’incident revécut pour lui dans un nouvel accès de gaieté », « avec un petit sursaut qui était comme une soudaine prise de possession de son bonheur présent », « et pour se montrer gaiement rassurée, elle répliqua » (page 106). Ou bien : « Tant de choses lui paraissaient hors d’usage qu’elle ne partait jamais sans leur en faire espérer beaucoup d’autres ; et toute hérissée de calculs, elle semblait éparpiller autour d’elle les remèdes et les promesses » (page 111). Ou bien : « Et Madame sourit à Mr Perriam avec ce charme que sa fille lui avait souvent entendu reconnaître chez papa par des joyeux messieurs qui espéraient obtenir de lui ce qu’ils appelaient de l’avancement » (page 118). Outre que j’aurais écrit « de joyeux messieurs » ou bien « des messieurs joyeux », que veut donc dire cette phrase ? Où est le sujet, où est le complément ?

« La fidélité de Mrs Wix à Madame s’effondrait sous le poids de ces visites » (page120). « (Sa considération) ravissait l’objet de sa courtoisie au septième ciel de la béatitude, et son orgueil s’exprimait par d’anxieux murmures » (page 123).

« Mrs Beale ne put que lui octroyer une vague pitié » (page 154).

« puis, bien entendu, il se convulsa de rire » (page 179).

« (…) on eût dit qu’il venait de mettre le feu du bout de son allumette au gauche et bizarre souvenir de vieilles promesses, de vieux scandales, de vieux devoirs, à la vague conscience de ce qu’il avait possédé d’elle, et de ce que, si les circonstances avaient été complètement différentes – que diable – elle aurait encore pu lui donner » (page 219).

« L’effroi stupéfait qu’aurait pu lui inspirer l’abandon où Sir Claude semblait laisser Mrs Beale était corrigé par la vieille règle toujours en vigueur, l’étrange système qui faisait que si Mrs Beale ne pouvait plus entrer ou sortir sans lui faire penser à Sir Claude, le trait le plus remarquable de ce nouvel avatar de Sir Claude était au contraire de paraître complètement indépendant de Mrs Beale » (page 242).

30/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique VI

Ce qu’en pensait Jean d’Ormesson

Dans ses « Odeurs du temps » (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2007), Jean d’Ormesson avait rassemblé ses « chroniques du temps qui passe ». C’est un recueil passionnant de billets déjà publiés dans le Figaro littéraire ou le Figaro magazine et consacrés à ses rencontres et à ses enthousiasmes littéraires, compilation d’articles d’une prodigieuse érudition – de Chateaubriand à Louis de Broglie –. Souvent ce sont des chroniques nécrologiques, parfois des évocations de sa vie à lui, souvent de vastes tableaux historiques, philosophiques ou littéraires.

Je n’en avais pas encore parlé, faute de temps… Je le fais aujourd’hui parce qu’à la page 321, Jean d’Ormesson donne un point de vue intéressant sur le cinéma et les livres, bien différent de celui que j’ai développé dans le premier billet de ma série sur « Le Guépard » : « Quand le désespoir ne m’envahissait pas, les livres m’ont donné des bonheurs sans égal. Dans les grands chagrins, il fallait que l’image vienne à la rescousse pour l’arracher aux souvenirs d’un passé évanoui et à un avenir sans espoir ».

Passons sur le fait qu’il écrive : « Je crois, Dieu et Jack Lang et l’exception culturelle me pardonnent, que j’ai mis par-dessus tout le cinéma américain » et que s’en suive une interminable litanie de « chefs d’œuvre » comme « Le train sifflera trois fois » et « Casablanca »… et arrivons, à la page 324, au morceau de bravoure de la chronique : « Je me souviens de la scène du bal à la fin du Guépard. Je me souviens de la musique et j’entends encore la valse qui fait danser les perruches et les officiers magnifiques et vaguement ridicules de cette armée royale pour qui Garibaldi est à la fois une idole et un adversaire. Les femmes ne sont pas très belles. Mais il y a une splendeur : c’est la fille d’un métayer enrichi, c’est Claudia Cardinale. Par la grâce conjointe de Lampedusa et de Lucchino Visconti, elle est fiancée à Delon. C’est un couple incomparable. Il danse. C’est une merveille. Quand Clausia Cardinale demande à Burt Lancaster, dans le rôle du Prince de Salina, oncle du jeune Tancrède (Alain Delon), de danser avec elle, le vieil oncle refuse d’abord. Et puis il se laisse tenter, il se laisse faire (une douce) violence. Et on ne voit plus personne que le vieux prince et la jeune Claudia en train de danser ensemble.

Delon est rayé des cadres, les douairières n’existent plus, perruches et guenons sont tombées dans une trappe. Ils dansent. Tous ceux qui regardent et écoutent ont le souffle coupé. Dans le film d’abord, où la foule s’écarte. Hors du film aussi, où le silence se fait dans chaumières et châteaux. Ils dansent. C’est le bonheur.

Lorsque la valse s’arrête, lorsque Claudia, troublée, va rejoindre son Delon, il y a un plan inouï. Le plus beau, peut-être, de tout le cinéma : le vieux prince regarde Claudia Cardinale. 

Que voit-il ? L’amour, bien sûr. Un amour qui n’est pas pour lui. C’est lui qui a protégé les amours de Delon et de Claudia Cardinale. Il n’est pas question d’autre chose ? Tancrède est jeune. Claudia est jeune. Lui est vieux. Mais ils ont dansé ensemble, Claudia et le vieux Burt, et il s’est passé quelque chose d’inoubliable et qu’il faut se hâter d’oublier.

Que voit-il ? La mort. Sa mort. Sa propre mort. Pour Burt Lancaster, irrésistible et suprême, pour le prince de Salina, à jamais immortel grâce à Visconti et à Lampedusa, la mort a le visage déchirant de l’amour et de Claudia Cardinale » (Le Figaro, 7 mai 1997, il y a 22 ans…).

27/05/2019

"Ce que savait Maisie" (Henry James) : critique I

« What Maisie knew » est un roman de l’américain Henry James, publié en 1897 et traduit en français en 1947 (chez Robert Laffont) par… Marguerite Yourcenar. Dans mon volume des « Éditions Rencontre », trouvé sur un appui de fenêtre, figure une préface intéressante d’André Maurois, qui dit en substance qu’à la fin de la guerre, les Américains redécouvraient James et que ça n’allait pas manquer de se produire en Europe. De l’écrivain, je n’avais lu, il y a longtemps, que « Les ailes de la colombe », livre que je ne suis même pas sûr d’avoir terminé. Pas trop étonnant, James, le Proust américain (comme si c’était possible…), passionné par la vieille Europe (du début du siècle), étant un auteur réputé difficile.

Refermant « Ce que savait Maisie », j’ai deux sentiments opposés : admiration pour le tour de force que représente la construction du livre, l’enchaînement des événements et la progression du récit, et consternation devant la piètre traduction de notre future Académicienne (ou alors c’est le fameux style d’écriture alambiqué d’Henry James… pour trancher, il faudrait le lire en anglais).

Parlons d’abord de la pièce et des personnages (car ce n’est pas loin d’être un huis clos, même si le dénouement se produit dans le Pas-de-Calais). Le scénario est quasiment banal pour notre époque mais il a dû choquer en 1897 car le divorce y était rare. Monsieur et Madame ont un enfant unique, Maisie. Ils ne s’entendent plus et divorcent. Cela se passe très mal. Le jugement tranche pour une garde alternée, six mois chez l’un, six mois chez l’autre. La guerre est déclarée. Dans un premier temps, chacun des parents veut priver l’autre de Maisie ; ensuite, chacun veut s’en débarrasser, pour contrarier l’autre. Comme rien n’est simple, la gouvernante recrutée par Monsieur est jeune et très belle ; il l’épouse ; et Madame est une séductrice, elle épouse de son côté son Sir Claude. À la fin du livre, Madame s’est lassé de Sir Claude et multiplie les amants ; et Monsieur devient une sorte de gigolo ; quant aux seconds époux délaissés, ils se trouvent à leur goût et s’entichent l’un de l’autre. Pour faire bonne mesure, Maisie est discrètement amoureuse de son beau-père Sir Claude, qui lui-même n’est pas insensible au charme naissant de la petite fille devenue grande.

On rit sous cape en pensant à ce qu’un Joseph Connolly aurait fait d’un tel argument ; effectivement, on est très près des imbroglios de « Vacances anglaises »…

Mais le sujet – et donc l’originalité – du roman ne sont pas là. Henry James raconte l’histoire telle qu’elle est vue par la petite fille et telle que Maisie l’appréhende et la comprend. De ce point de vue, c’est du grand art et notre écrivain excelle à en dérouler le fil, à enchaîner les retournements de situation et à peindre les agissements égoïstes et irresponsables de ces quatre adultes débridés.

Cela étant on n’est pas dans « Lolita » de Nabokov, et la morale, représentée par l’autre gouvernante, Mrs Wix, sera sauve, du moins en ce qui concerne l’enfant. Légèrement déniaisée, elle renoncera à son beau-père, s’émancipera de ses parents indignes et commencera son adolescence, imaginons-le, sur de bonnes bases, merci Boris.