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05/08/2020

"Il reviendra" (Philippe Chatel) : critique II

Par hasard, je suis tombé sur son premier roman, « Il reviendra » (Éd. Michel Lafon, 1988), dont la troisième de couverture indique qu’il se considère avant tout comme un écrivain. Il a été invité à Apostrophes à ce titre. Voyons cela…

L’histoire est sans aucun doute largement autobiographique, ne serait-ce qu’à cause des prénoms de ces parents, François, réalisateur à l’ORTF, et Marie. De même, François abandonne la particule de son patronyme en entrant à la Télévision et c’est aussi ce que le père de Philippe avait fait.

On se souvient de sa superbe chanson « Marie et François », évocation équilibrée et émouvante de son enfance ballotée entre deux parents séparés. Il la concluait par l’aveu qu’il lui avait fallu vingt ans pour trouver les mots pour la raconter…

Dans le roman, à part le coup de foudre à Saïgon entre les deux jeunes gens, rien de tout cela ; le mariage forcé tourne vite vinaigre à Paris, dans un mauvais appartement sans confort sous les toits, et l’enfant, surnommé « Portrait Craché » car il ressemble à son père, considère que sa mère ne l’aime pas.

La séparation est inévitable, et le père adoré et admiré s’en va vers une autre femme. L’argument du roman est contenu dans cette conviction et cet espoir de Marie et de ses enfants : il reviendra.

Malgré l’habileté du romancier, qui utilise à la fois la narration directe, le journal de l’enfant, le livre commencé du père et les lettres non envoyées de la mère, pour donner la parole tantôt à l’enfant, tantôt au père, tantôt à la mère, l’attention du lecteur fléchit parfois à cause des répétitions ; l’histoire traîne en longueur vers sa fin inévitable, que l’on ne va pas raconter ici. Mais certaines réflexions sont dignes d’intérêt. Par exemple page 219, où il parle de l’envie de tout un chacun d’être écouté et donc l’intérêt d’être en société un auditeur muet : « Sa compagnie fut extrêmement recherchée, par la horde des âmes en peine, la cohorte des confidences-pour-confidences, la meute des tu-vas-comprendre, la manade des Moi-je, l’armée des bavards en tout genre (babillards, discoureurs, baratineurs, jacasseurs, jaseurs, pipelets, verbeux, volubiles, et même quelques beaux parleurs)… ».

« Nos enfants nous réuniront dans leur souvenir, comme je l’ai fait pour mes parents, bien avant eux. J’ai reproduit ce qu’on m’a fait vivre, ils feront de même à leur tour. Nos enfants nous perpétuent, je veux dire qu’ils sont nos prisonniers » (page 227).

On retrouve les formules bancales (ou ce style tarabiscoté, si l’on préfère) déjà présentes dans les chansons : « Vous avez pourtant continué plus tard (…) à cacher de vos yeux la réalité ambiante, par des stratagèmes dont le moteur était de penser que vous ne seriez jamais vieux, puisque votre jeunesse avait été trop courte » et « Je vous vois comme si j’étais là (…) faire jouer cette galette noire qui appelle au déplacement rythmé et (…) vous bougez seuls sur ce carrelage croisé, invitant malgré vous les bravos, trop occupés que vous êtes à votre démesure, définissant par là le possible, c’est-à-dire la réalité d’un rêve » (page 24). C’est beau comme un programme scolaire concocté par les pédagogistes du Ministère (« se mouvoir horizontalement dans un milieu liquide », etc.).

Autres exemples, page 121 : « Il n’est pas question pour moi de justifier aveuglément (…) ce manque apparent de courage, puisque ce mot en forme de début d’aventure ne fut pas de mise dans cette situation plutôt lugubre » et, page 171, « Tu prends ce gant blanc que cette salle de bains aride a mis à ma disposition, tu le mouilles à ce filet d’eau dont tu crois la discrétion imposée (une messe), et tu le tends vers mes lèvres, comme si ton bras traversait des murs invisibles. Je fais mon possible pour inviter ma tête au hochement de la reconnaissance » et, page 186, « Quand François arriva au crépuscule de sa besogne » (à vrai dire, toute la page 186 est de ce tonneau, filant chaque métaphore avec application, jusqu’au bout, alors que le lecteur a compris depuis longtemps…). Cela continue page 187 : « Les yeux de l’enfant grandirent tellement que le cœur du père fut bronzé comme sa peau l’eût été sous l’effet d’un soleil au zénith », « François entama le long parcours du couloir parqueté, les épaules ployant sous le poids d’une passion qu’il avait transformée pour un moment en fardeau, sous l’œil d’un petit garçon en robe de chambre, dont la mine blanchie par un microbe banal multiplia le poids » (sic). C’est lourd (encore le poids !) et confus, non ?

Visiblement Philippe Chatel adore les phrases balancées, les paradoxes, les périodes, les métaphores mais ce n’est pas toujours heureux : « À une portée, il peut manquer quelques notes, et je ne vous en veux pas de m’avoir joué sans faire exprès », « J’écris donc pour vous rassembler, improbable pari que l’écriture, en faisant simplement se côtoyer vos noms, relève », « Mes mots sont des trains, et les trains comme on sait arrivent dans des gares » (page 25), « La vérité se trouve ailleurs, dans les sous-bois de la peur de la solitude », « Au bal de l’électricité, la bougie préfère encore briller l’alentour que de défaillir, puis quitter la fête entourée, fût-ce de cendres » (page 29), « Celui-ci était prisonnier des cordes d’un ring, dont la moitié de l’existence lui incombait » (page 82), « L’insecte se répandit dans la liberté comme dans une deuxième jeunesse ; je souris, puis je m’assimilai évidemment à lui » (page 99).

Et parfois, il touche juste, la métaphore est féconde et elle séduit : « J’aime ces petits trains que je dessine et qui courent le long des lignes. Les « i » sont leurs cheminées et les points, les accents graves et aigus sont leur vapeur. Dans les parenthèses, les trains entrent comme en gare (…) La cohorte de lettres, comme en wagons serrés, m’entraîne vers des pays inconnus, où les villages se repèrent aux clochers des accents circonflexes, entourés des arbres des « i », où les habitants parlent par la bouche des « o » » (page 83).

Comme dans ses chansons (je pense à « J’t’aime bien Lili »), Philippe Chatel néglige parfois le subjonctif après « bien que » et après « encore que » (c’est moins grave) : « Cette vérité simple ne m’a jamais quitté, bien que je m’amuserai plus tard à masquer ma solitude derrière des faux-semblants (…) ». Mais pas toujours : « bien que je m’efforçasse (…) de m’y intéresser » (page 98).

Ce n’est pas le mot de la fin mais une belle sentence, censément extraite du livre de François : « Et le créateur se meurt dans l’homme sans reproche » (page 227). Pour une fois, elle est sobre et percutante ; sans doute veut-elle expliquer également l’origine de la carrière artistique de Philippe Chatel, enfant balloté et plus tard homme blessé.

Pour moi il n’est pas un écrivain (en tous cas pas encore) mais à jamais un grand auteur-compositeur-interprète de chansons.

J’ai découvert Philippe Chatel.

06/07/2020

"La gloire de mon père" (Marcel Pagnol) : critique

Une fois n’est pas coutume : un film est meilleur que son livre éponyme ! En l’occurrence, le film d’Yves Robert a magnifiquement mis en images (des personnages aussi bien que des paysages) ce qui était évoqué sobrement et sans pathos par Marcel Pagnol dans « La gloire de mon père ». Et les maîtres-mots des « Souvenirs d’enfance » du cinéaste provençal : adoration de la mère, admiration du père, ambiance familiale aimante et exigeante, fascination pour les collines de l’arrière-pays, passion pour les grandes vacances dans la nature…, sans oublier l’emphase, le lyrisme et la volubilité qui sont la marque de fabrique de nos Marseillais, nous les avons retrouvés dans le film.

Il aurait donc fallu lire le livre préalablement, ce qui n’a pas été mon cas.

C’est la découverte, dans une brocante, d’un volume un peu corné des Éditions Pastorelly, imprimé par les presses de l’Imprimerie nationale de Monaco à Monte-Carlo et publié en 1957, qui m’a donné envie de le lire.

Marcel Pagnol était académicien français mais écrivait simplement, sans fioritures ni beaucoup de descriptions ; sa plume est alerte et le livre se lit facilement. Marcel Pagnol ne se prend pas pour un grand écrivain et, dans la préface où il analyse les difficultés comparées du théâtre et de la littérature, il conclut : « Ce sont ces considérations, peu honorables mais rassurantes, qui m’ont décidé à publier cet ouvrage, qui n’a, au surplus, que peu de prétentions : ce n’est qu’un témoignage sur une époque disparue et une petite chanson de piété filiale, qui passera peut-être aujourd’hui pour une grande nouveauté » (page 13). À noter quand même dans cette préface, une non-concordance des modes qui rend la phrase suivante bancale : « Par ma seule façon d’écrire, je vais me dévoiler tout entier, et si je ne suis pas sincère (…) j’aurais perdu mon temps à gâcher du papier » (page 11). Il me semble qu’il aurait dû écrire : « j’aurai perdu mon temps » (futur antérieur de l’indicatif et non pas conditionnel).

Sur les 305 pages de mon édition, presque la moitié (à partir de la page 171 exactement) est consacrée aux fameuses bartavelles, les perdrix royales ; c’est une proportion que le film n’a pas respectée, puisqu’il a ajouté la partie de boules qui n’est qu’évoquée dans le livre. Dans cet épisode, le petit Marcel craint que son père, complet débutant à la chasse, ne soit ridiculisé par l’oncle Jules mais le sort veut que ce soit le débutant qui abatte le si rare volatile, et encore, en deux exemplaires. La fierté touchante de l’enfant n’ignore pas cependant que le lauréat est, comme les autres, sujet à un peu de vanité après son exploit, lui qui n’avait pas eu de mots assez durs pour son collègue si fier de sa pêche miraculeuse qu’il montrait la photo de sa prise à tout le monde.

J’ai dit que la langue de notre écrivain était simple mais ses souvenirs sont émaillés de quelques mots rares comme « déhiscence » (page 25), que mon Hachette de 1991 explique ainsi : « ouverture, lors de la maturation, d’une anthère ou d’un fruit, qui permet au pollen ou aux graines de s’échapper » ; en l’occurrence, il s’agissait d’une métaphore puisqu’il parlait de la fin des études de son père à l’École normale…

J’ai par ailleurs découvert page 231 une formule syntaxique qui me hérisse au plus haut point, dans la bouche du petit Paul il est vrai (ce qui rend la faute pardonnable !) : « Et les carniers, ils sont cachés dans le placard de la cuisine, pour pas que tu le voies ». Horreur ! en 1957 déjà, on parlait comme cela ? D’ici à ce qu’un érudit me signale un jour que cette syntaxe date du XVIIème, il n’y a qu’un pas (c’est le cas de le dire)…

Mais son style est plaisant car, racontant des souvenirs d’enfance, il utilise les images que l’on se fait à ces âges-là, de la vie des adultes. L’accouchement de la tante Rose est ainsi vu comme un « reboutonnage » ; quant au nouveau-né, c’est « un bébé sans barbe ni moustache » (page 72) !

Marcel Pagnol n’est pas avare d’aphorismes (on se souvient de « J’ai le cœur fendu par toi » !).  Ainsi, page 73 : « C’était un mercredi, le plus beau jour de la semaine, car nos jours ne sont beaux que par leur lendemain », ce qui est tout de même plus poétique que « Le meilleur moment, c’est quand on monte l’escalier », pour dire à peu près la même chose.

Les belles phrases ne manquent pas : « Alors commencèrent les plus beaux jours de ma vie » (page 138), « Au fond d’une petite grotte, une fente du roc pleurait en silence dans une barbe de mousse » (page 139). À la Bastide neuve, il y a « le Robinet du Progrès », la salle à manger « que décorait grandement une petite cheminée en marbre véritable » et « par un raffinement moderne », « des cadres qui pouvaient s’ouvrir et sur lesquels étaient tendue une fine toile métallique, pour arrêter les insectes la nuit » et « la prodigieuse lampe Tempête » (page 140). Marcel Pagnol se moque gentiment de ces éblouissements d’enfant mais aussi d’une époque car déjà en 1957, ils paraissent surannés.

Terminons notre critique de ce témoignage d’amour et d’admiration filiales qu’est avant tout le livre de souvenirs de Marcel Pagnol par cette apothéose de la page 279 : « Et dans mes petits poings sanglants d’où pendaient quatre ailes dorées, je haussais vers le ciel « La gloire de mon père » en face du soleil couchant ». Émouvant !

02/07/2020

"Les délaissés" (Thomas Porcher) : critique I

Thomas Porcher est membre des Économistes atterrés et à ce titre co-auteur de « Macron, un mauvais tournant », que j’ai commenté dans ce blogue. Il est professeur associé à l’école de commerce de Paris, pompeusement – et bêtement – appelée Paris School of Business, ce que je n’ai pas besoin de commenter à l’heure où même la Sorbonne, une des plus vieilles universités européennes, se fait appeler « Sorbonne Université ». Et justement, Thomas Porcher est docteur de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne ; cette dénomination n’avait pas subi à l’époque l’américanisation galopante, accélérée encore par l’envie irrépressible de figurer dans le classement de Shanghaï…

Il a ceci de commun avec Michel Onfray qu’il est issu d’une famille modeste, mais pas de Normandie, de Seine-Saint Denis. Sa réussite universitaire est tout à son honneur et on ne peut pas lui reprocher de la porter en bandoulière.

Un autre point commun, dû à la publication simultanée des deux livres, est que j’avais acheté avant le fameux 17 mars 2020, date de l’entrée en vigueur du confinement, son « Les délaissés » (Fayard), en même temps que « Grandeur du petit peuple » de Michel Onfray (Albin Michel). Comme pour mes autres lectures en dehors de la littérature, ma motivation était de trouver un corpus ou au moins les premières pierres d’un corpus théorique capable de faire pièce aux innombrables travaux, couronnés par d’innombrables Prix Nobel (depuis Milton Friedmann), consacrés à la mise en place et à la glorification du système néo-libéral mondialisé qui nous gouverne depuis la fin des années 1970 et dont on voit depuis quelques années les dégâts (désastre écologique, explosion des inégalités, uniformisation des modes de vie, consommation frénétique). Pour cette même raison, j’avais lu à l’automne 2018 « Économie : on n’a pas tout essayé » de Gilles Ravaud et « Dire non ne suffit plus » de Naomi Klein, par exemple.

Autant dire tout de suite que sur ce plan et au regard de ma motivation première, la déception est grande… et je pourrais ajouter : une fois de plus.

Tout avait pourtant bien commencé page 14 : « Lorsque j’étudiais l’économie internationale à la Sorbonne, j’ai découvert que tout cela était prévu et que les économistes savaient que la mondialisation engendrerait un conflit d’intérêt entre ceux qui en profitent – en l’occurrence les plus diplômés – et ceux qui en pâtissent – les employés et les ouvriers. Nos dirigeants politiques avaient donc délibérément arbitré en faveur des travailleurs les plus qualifiés contre les classes populaires. Et comme les choses ne pouvaient être dites de la sorte, ils ont construit, avec l’aide d’économistes libéraux, un discours visant à individualiser la question du chômage et de l’échec pour en faire un problème personnel ».

S’inspirant du livre « L’archipel français » de Jérôme Fourquet (Seuil, 2019), Thomas Porcher partage son analyse en quatre parties : la France des Gilets jaunes, celle des banlieues, celle des agriculteurs et celle des cadres déclassés, toutes victimes de l’organisation actuelle de la production et de la répartition des richesses. Et il cite abondamment ses propres travaux sur le pétrole ; ça tombe bien, ce fut l’étincelle qui alluma le brasier des Gilets jaunes.

La page 112 (sur 216, donc juste à la moitié ; un bon point) voit le début de la seconde partie, intitulée « Remettre l’économie au service de l’humain » ; le programme nous convient, c’est ce qu’on est venu chercher ! L’ordonnance du docteur Porcher tient en cinq points :

  • prendre la question de l’immigration par le bon bout ;
  • sauver les services publics ;
  • Europe : être réellement prêt à la confrontation ;
  • dompter la finance ;
  • réconcilier industrie et lutte contre le réchauffement climatique ;