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30/04/2020

« Fleuve » (Thyde Monnier) : critique II

« Fleuve » est un bon roman, bien écrit et bien mené ; il raconte la vie d’un jeune paysan des Alpes de Haute Provence, promis à son amie d’enfance, Renne, mais séduit par Annette, une magnifique jeune fille de la ville, en peu « coureuse », en tous cas extravertie et consciente de sa beauté. Il l’épouse après les affres de l’indécision – entre les deux son cœur balance – et épouse en même temps sa famille ; il travaille à la scierie avec beau-père et beau-frère. Mais cela ne dure pas car Annette est trop différente de l’idéal que lui inspire son éducation de gars de la montagne. Après une période que l’on qualifierait aujourd’hui de dépression, et un concours de circonstances, il rencontre enfin Maïa, une veuve bien plus âgée que lui, et c’est le grand amour. Je ne peux pas ne pas penser ici à la remarquable biographie de Dominique Bona, « Il n’y a qu’un amour », qui décrit les trois amours successifs d’André Maurois…

« Fleuve » est construit sur la métaphore omniprésente – et, à vrai dire, trop redondante – de la source qui jaillit non loin de la ferme paternelle de Pierre et qui, beaucoup plus loin, a grossi et se jette dans la mer (ou dans la Durance ?). Ce fleuve en devenir représente la vie de Pierre elle-même, et donne son nom au premier tome de la suite romanesque. Cette métaphore est un procédé de narration mais reste pour moi un artifice nullement indispensable au roman.

Non, ce qui m’a plu, c’est la vraisemblance des situations, des personnages et de leurs réactions. Mais c’est surtout la description de la vie d’avant : le monde rural, avec ses traditions, ses convictions et ses valeurs, celui de la France d’avant-guerre, quelques années avant la déflagration du conflit. À la dernière page, c’est la mobilisation, et Pierre va partir ; il pense que la guerre sera courte (comme à chaque fois…), il ne dit adieu à personne, il est au bord du fleuve… Sa vie s’écoule.

La langue de Thyde Monnier est sobre, alerte, précise ; ce n’est pas le lyrisme de Giono et sa portée universelle. L’histoire est simple, bucolique, presque banale mais en filigrane il y a l’idée que l’on ne gagne rien à renier ses valeurs profondes et que la réussite sociale est peu de choses à côté de la fidélité à ce que l’on est (j’ai envie de dire : « à ce que l’on naît »!). Ce roman n’est pas « régionaliste », Thyde Monnier ne cherche pas le pittoresque, même si elle emploie un vocabulaire particulier : « Ça ne fait pas beaucoup de charroi en bêtes et gens », page 5, « y s’embringue », page 7, « Pierre râtele le grand pré », page 16, « une foulée de foin », « traîner ses brègues ailleurs », « Louis lui aide à porter le repas », . Elle raconte une vie « dans son jus » et l’on se sent bien dans ce monde et dans cette époque-là, même si à cinquante ans on est vieux, si « une femme sourde, c’est du bonheur pour un ménage. Muette, ce serait encore mieux » !, « Renne sera une bonne femme courageuse qui ne laissera pas l’ouvrage pénible à son mari », page 19...

Un roman à recommander, à garder et peut-être même à relire.

23/04/2020

« Fleuve » (Thyde Monnier) : critique I

Thyde Monnier a publié « Fleuve » en 1942 aux Éditions du Milieu du Monde. J’ai récupéré lors de la « liquidation » d’une bibliothèque de Comité d’entreprise un volume double (n°143-144) du Livre de poche qui date lui de 1955. Peut-être Mme Monnier était-elle connue à cette époque-là, je ne sais pas ; ce n’est plus le cas aujourd’hui (Georges Duhamel, Roger Vailland et tant d’autres, qui ont eu leur heure de gloire, sont également sortis de la liste des écrivains que l’on lit ; même Maurice Genevoix, pourtant fêté par la République en ces temps de commémoration de la Grande Guerre, auteur du remarquable « Ceux de 14 » et incidemment beau-père du regretté Bernard Maris, n’est plus tellement lu). Sans parler de l’excellent docteur Jacques Chauviré avec ses « Mouettes sur la Saône »…

Bref, personne ne connaît plus Thyde Monnier ; mais pourquoi donc s’y intéresser, me direz-vous ? Eh bien parce qu’elle fut la compagne plus âgée d’un autre remarquable écrivain, lu aussi méconnu, Pierre Magnan – une sorte de Brigitte Trogneux avant l’heure, si l’on veut. Et Pierre Magnan, d’où le sortez-vous, renchérirez-vous ? Eh bien, l’auteur de « La maison assassinée » (les gens doivent connaître le film avec Patrick Bruel) et surtout de « Laure du bout du monde » et de « L’amant du poivre d’âne » et la suite, fut un admirateur de Jean Giono, une sorte de fils spirituel, un habitant de Manosque comme lui, au point d’écrire des romans quasiment au niveau du Maître. Il lui a rendu hommage dans « Pour saluer Giono ». J’ai donc suivi ma méthode habituelle, à la Warburg : Giono donne Magnan, qui donne Monnier.

Pierre Magnan imagine, dans son roman « Un grison d’Arcadie », une scène érotique ; ses deux héros sont allongés par terre devant la cheminée, une femme d’âge mûr et un jeune homme ; c’est torride mais ça se termine mal. C’est romanesque, donc. Mais dans le troisième tome de ses mémoires, « Un monstre sacré », en 2004, il évoque sa relation avec Thyde Monnier, autre amie de Giono, féministe, bien plus âgée que lui, et raconte la même scène devant le feu de cheminée… C’est assez vertigineux comme impression : les personnages réels dans la même situation, scabreuse mais intensément sensuelle, que ceux du roman, même si l’on sait, bien sûr, que les romanciers empruntent de nombreux éléments à leur vie personnelle.

Et dans « Fleuve », rebelote ! Cette fois c’est la maîtresse qui tient la plume (si j’ose dire…). Son héros, Pierre Pacaud (Pierre, tiens, tiens…) trouve enfin le bonheur auprès d’une femme indépendante, bien plus âgée que lui, et c’est la même scène au Domaine provencal que celle-ci dirige d’une main ferme et chaleureuse. Là où Pierre Magnan, sans doute, ne voyait qu’érotisme et protection maternelle, Thyde Monnier ajoute la dimension féministe : pour elle le mariage représentait la domination de la femme par l’homme et donc ce type de relation – une femme expérimentée avec un jeunot - permettait de rééquilibrer l’échange.

Voilà pour la filiation des situations et pour l’origine de mon intérêt. Mais je n’ai pas encore parlé de « Fleuve », premier tome du Cycle Pierre Pacaud (Barrage d’Arvillard, 1946, Pourriture de l’homme, 1949 et Largo,1954).

À suivre !

26/03/2020

"Sous Verdun" (Maurice Genevoix) : critique

En 1949, l’académicien français Maurice Genevoix réunit en un seul volume intitulé « Ceux de 14 », les cinq récits de guerre qu’il avait écrits entre 1916 et 1923 ; celui qui y fut sous-lieutenant avait noté lors des accalmies ce qu’il voyait et ce qu’il ressentait.

Flammarion en a publié une belle édition en 2013, avec une préface de Michel Bernard et un dossier établi par Florent Deludet, sous forme d’un pavé de 947 pages.

« Sous Verdun » est le premier livre de cet ensemble. On ne s’ennuie pas une seconde tout long de ces 226 pages, parce que le style de Maurice Genevoix est sobre, alerte, sans pathos (ni emphase ni plainte), quasi journalistique. Pas d’expression de haine non plus, même si l’ennemi n’est évoqué que sous l’appellation « les Boches ». On comprend que pour ces soldats, ceux d’en face sont embarqués dans la même galère et souffrent également.

Carte environs d'Amblonville.jpg

Les événements sont banals la plupart du temps – il s’agit de se protéger de la pluie et de trouver de la paille et un endroit pas trop inconfortable pour se reposer chaque nuit (lire par exemple l’enchantement de dormir dans des draps, page 174) – sauf quand ils sont dramatiques : les tirs, les blessés, les morts, les cadavres qu’on doit enjamber… Notre Académicien ne raconte rien d’extraordinaire, à ceci près que la vie de ces jeunes hommes, d’une tranchée à un fossé, en passant par des marches dans les bois et sur les routes de la campagne de la Meuse, et ce qu’ils ont enduré, sont tout bonnement extraordinaires. Ce n’est pas un roman, c’est comme un journal de bord, rythmé par les jours et les nuits qui passent.

Cette existence rude, angoissante et pleine de périls n’empêche pas, bien au contraire, la fraternité, la plaisanterie, les bonheurs tout simples des hommes de troupe ni, pour le sous-lieutenant Genevoix, la poésie des petits matins, du chant des oiseaux et des couchers de soleil : « Le ciel pâlit au zénith, et mes yeux cherchent sans se lasser la caresse ineffable du couchant, errant de l’émeraude froide et transparente aux ors qui s’échauffent jusqu’à l’ardeur flambante de l’horizon, sans rien perdre de leur fluidité » (page 126).

Repas à la ferme d'Amblonville.jpg

La langue du récit, je l’ai dit, est simple, avec parfois un certain lyrisme et des formules imagées : « Les flocons des éclatements , que pique un bref point d’or, les poursuivent, les cernent d’une théorie flottante et neigeuse » (page 126). Les dialogues sont retranscrits, non pas en patois (pourtant, à l’époque, ce devait être encore très répandu), mais en langue populaire, remplie d’élisions : « Une paire de bath pompes » (page 126) ; « En v’là encore qu’on bouffera avec les ch’vaux de bois » (page 127) ; « Ça d’sucre ! Ben y a pas gras ! L’tas d’la troisième est presque l’doub’e » (page 155) ; « ‘Coutez voir… Bon Dieu ! Pas d’erreur : ça canarde vachement, là-bas » (page 208) ; « Suffit maintenant qu’on aye un brancard » (page 225). Mais parfois, ça en devient peu clair : « Vers dix heures, venant du ravin en arrière mieux défilé aux vues de l’ennemi, les cuistots apparaissent » (page 151) ; « une vie assez aveulissante » (page 154) ; « Et Gendre, déséquipé, en veste courte, monte un équilibre en force et marche sur les mains » (page 175). Et par ailleurs, impossible de suivre vraiment les mouvements des troupes, même avec les dates et avec les lieux-dits.

Amblonville (verney-grandeguerre).jpg

Les mots du métier (de soldat) et peut-être des mots oubliés depuis sont légion (si j’ose dire…) : les aéros boches (pour aéronefs, autrement dit les avions d’observation), les marmites (des obus ?), les chaumes (on connaît ça en Lorraine !), les javelles, le faix des gerbes, les abattis, « elles s’ébaubissaient en chœur » (page 175), « un ravin défilé » (page 217), un layon (ah ! le Côteaux du Layon, dans une autre région…), les gargousses, les guitounes, les biffins (l’armée de terre)…