14/03/2016
Les pierres sauvages (Fernand Pouillon) : critique
Je crois que c'est dans l'émission de François Busnel consacrée aux livres préférés des Français que j'ai entendu parler de ce livre, cité comme "en passant" par l'un de ses invités, François Cluzel peut-être ou Robin Renucci. Voir mon billet du 12 décembre 2014 (comme le temps passe vite…).
J'ai donc acheté ce livre, en format Poche, avec d'autres qui étaient recommandés par tel ou tel, et je l'ai lu.
Quel enchantement !
Il se trouve que je connaissais, pour l'avoir visité dans les années 2000, le lieu qui est le sujet du roman : l'abbaye du Thoronet, en Provence. Sa construction, au XIIème siècle, est confiée par l'abbé de Notre-Dame de Florielle à un maître d'œuvre expérimenté dont F. Pouillon imagine le journal.
Sa façon de rendre l'ambiance du Moyen-Âge, la foi de ces moines cisterciens et la difficulté de leur mission, est impressionnante, et son style admirable. J'ai noté un seul anachronisme, au début du récit, quand il écrit qu'en arrivant au Thoronet le moine se sent "en vacances"… Sinon, tout au long de ces 250 pages, pas une seule phrase bancale ni faute d'orthographe ; au lieu de cela, une écriture pittoresque, précise, elliptique, riche… un régal. Il y a du Giono et aussi du Eco dans ce roman.
"Réguliers, les sabots du cheval arabe frappent le chemin. En empruntant la sente, les pas hésitent un instant, prennent de l'élan, se précipitent, gravissent le talus. Les fers raclent terre et pierrailles sous l'effort des jarrets. Les sons parviennent amortis dans la traversée des taillis, s'éclaircissent après le premier lacet. L'écho double le petit trot dans la descente. Nouvel élan, nouvel effort, c'est le passage de la source. Silence : le remblai détrempé absorbe les sabots alourdis. Puis les pas irréguliers escaladent la dernière côte, imprécis ils abordent la ligne droite à grands degrés, plus rapides, scandés, arrivent sur l'aire, s'approchent, s'arrêtent. Glissement, cliquetis, frottements de cuirs, piaffements secs et espacés de chasse-mouches, ronflement de naseaux. Anneaux, mors, gourmettes, mouvements vifs d'encolure, tintinnabulent en sons clairs ou éteints. L'homme engourdi traîne ses jambes maladroites. la porte s'ouvre, le cavalier apparaît décapité, le cou plié vers l'épaule, le visage se penche, regard clair, teint mat : Jacques, chevalier du Temple, entre".
Fernand Pouillon était lui-même architecte et s'était enthousiasmé, comme Le Corbusier, pour cette abbaye abandonnée à la Révolution mais restaurée au titre des Monuments historiques dès 1840.
Il multiplie, naturellement, les détails sur les métiers, sur les corporations, les outils et le travail des matériaux.
Il montre la passion du maître d'œuvre pour les pierres extraites de la carrière toute proche, souvent de mauvais qualité, mais qu'il utilise selon le vœu de simplicité extrême de Saint Bernard (la Règle) et qu'il remplit d'une fonction quasi-mystique. C'est fascinant.
Enfin, et ce n'est pas le moindre intérêt de ce roman, c'est aussi un véritable manuel de gestion de projet, qui en aborde tous les aspects : relation avec la maîtrise d'ouvrage, planification, gestion des risques, réactivité, gestion des hommes… Impressionnant.
"Chantier, dernier chantier, tu me les rappelles tous. Je vous revois, fantômes dans la brume, paisibles sous la neige. Vous apparaissez roses, irréels, dans l'aube naissante : laudes.
Purs dans le vrai soleil du matin : prime, tierce.
Tristes, fatigués, poussiéreux après-midi : sexte.
Mornes, quand les hommes vous quittent après none.
Sereins dans la lumière d'or qui étire ses ombres à l'infini : vêpres.
Aplatis par le crépuscule, les volumes fondent, s'habillent d'un gris uniforme d'adieu : complies.
Matines : réveils de lune blafards, hagards comme nous, simplifiés à l'extrême ; ils sont clarté et néant de l'ombre, pareille à la nuit, sans matière, en couleur de linceul".
"Les pierres sauvages" est un livre qu'on ne lâche pas jusqu'à la fin, que l'on garde pour le relire et que l'on recommande.
07:30 Publié dans Écrivains, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Pouillon Fernand, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
03/03/2016
Vive la République, vive les Lettres (II)
Le livre de Marc Fumaroli, en plus d’être remarquablement bien écrit, est, bien sûr, une synthèse sur l’histoire littéraire du Moyen-Âge à l’époque classique, dans laquelle on sent sa sympathie pour ces esprits savants, passionnés et solidaires. Il ne le dit pas mais leur réseau d’hommes cultivés est, dans sa pratique, aux antipodes de la mondialisation sans foi ni loi, de la concurrence exacerbée et des divertissements faciles.
Il y a de l’élitisme, sans doute, chez Marc Fumaroli et chez ceux qu’il admire : les Pétrarque, Erasme, Nicolas de Peiresc, Bembo, Budé, Lipse, Gassendi… mais aussi de la solidarité, un goût pour la recherche et pour la « conversation » en marge de ce qui se fait à l’Université de l’époque… Ils vont utiliser l’imprimerie, la correspondance, les voyages, et constituer des bibliothèques privées. Leur langue va rester longtemps le latin. La « conversation » entre lettrés est à ce point un mode prioritaire d’échange et d’entretien de l’amitié que M. Fumaroli lui consacre un chapitre entier.
À l’origine, il y a le souhait de retrouver les textes des auteurs antiques, qui ont été protégés dans les monastères mais à l’occasion déformés et interprétés. Cet effort se fait dans le cadre de l’Europe chrétienne, sans opposition avec l’Église.
« L’alliance entre RESPUBLICA LITTERARIA et Respublica christiana fut dès les origines étroite. Pétrarque et ses héritiers n’ont opposé leurs studia humanitatis à la science scolastique des universités du nord de l’Europe que pour réformer et revivifier l’Église par l’étude savante des Pères des premiers siècles , et par une véritable résurrection érudite de l’Antiquité chrétienne, inséparable de la civilisation gréco-latine de l’Empire romain ».
Cependant…
« Cette grande aspiration des humanistes italiens à renouer avec le génie et la foi antiques, une fois transplantée dans le nord gothique et scolastique de l’Europe, a pris un tour infiniment plus dangereux pour l’unité de la Respublica christiana et pour l’orthodoxie romaine. Beaucoup moins tenu par la tradition italique, l’humanisme du Nord a penché très tôt vers le libre examen et une « modernité » théologique littéraire et scientifique difficile à admettre par l’Église romaine » (page 70).
(À suivre)
07:30 Publié dans Essais, Histoire et langue française, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
29/02/2016
Vive la République, vive les Lettres (I)
La République, tout le monde connaît : la Première (1792-1804), la Deuxième (1848-1852), la Troisième (1870-1940), la Quatrième (1944-1958), la Cinquième et actuelle (1958- ).
Les Lettres, tout le monde connaît : Corneille, Chateaubriand, Balzac, Hugo, Zola, Proust et tant d’autres ; la littérature quoi !
Mais la République des Lettres, kézako ?
Il faut, pour le savoir, se plonger dans le merveilleux dernier livre de Marc Fumaroli « La République des Lettres » (Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2015).
En 459 pages grand format, l’Académicien et ancien professeur au Collège de France, en compilant et révisant des articles qu’il a déjà donnés sur le sujet, nous explique qu’il s’agit d’un réseau de personnes savantes qui ont cultivé, à travers l’Europe, à la fois la connaissance, la recherche et l’amitié, avant la création des Académies officielles, puis en parallèle avec elles.
Cette République des Lettres, qui s’est dégagée du latin pour s’exprimer progressivement dans les langues romanes, est donc le précurseur, à la fois des Académies (mais sans leur rapport au Pouvoir), des Sociétés savantes, du tourisme culturel, des réseaux de recherche, de l’Europe sans frontière et du travail en réseau.
« Dans les trois derniers siècles de l’Ancien Régime, on appelait République des Lettres, cette société qui se cooptait elle-même dans la société et qui réunissait, pour coopérer dans le même usage studieux du loisir, par-delà les professions et les conditions ecclésiastiques et laïques, et même par-delà les frontières et les confessions, par la correspondance et les voyages, tous ceux qui œuvraient pour le bien commun de l’Europe de l’esprit, érudits et savants…
… de leur propre chef, sur leurs propres ressources, ces abeilles collaborant et conversant entre elles, dans le même otium studiosum (NDLR : loisir studieux) infatigable, accumulaient et augmentaient le miel et la cire de la remémoration historique, source vivante et sans cesse renouvelée des lumières du savoir et de la douceur des mœurs civiles.
Le syntagme « République des Lettres » eut un synonyme au XVIIIème siècle : l’Europe littéraire, où l’adjectif « littéraire » embrasse à la fois les belles-lettres et l’ensemble des disciplines érudites et savantes, théologie, droit, histoire, histoire naturelle, philosophie morale et politique, rhétorique et poétique des lettres et des arts, etc. »
On l’a vu dans ces quelques lignes, l’écriture de Marc Fumaroli est élégante, harmonieuse, balancée, riche ; c’est un plaisir renouvelé à chaque chapitre de le lire, même si la concaténation des différents articles nuit un peu à l’homogénéité de l’ensemble.
Nous en verrons d’autres exemples dans de prochains billets, qui éclaireront le concept de République des Lettres.
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Remarque : « kézako », écriture phonétique de « quèsaco », vient de la locution occitane « Qu’es aquò ? » qui signifie « Qu’est-ce que c’est ? ». Attesté en 1730 (A. Piron) (Source : wiktionary)
07:30 Publié dans Essais, Histoire et langue française, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)