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21/06/2015

Y a-t-il plus grave que l'invasion du franglais ?

Sans doute !

D'abord, comme on l'a déjà dit ici, il y a les souffrances, les difficultés de tous ordres, les accidents… Bien sûr. Il y a aussi les évolutions de la société, jugées positives ou non, la micro- et la macro-économie, la bioéthique, naturellement...

Sur le sujet de la langue proprement dit, on peut invoquer le relativisme pour minimiser sa dégradation actuelle. Ainsi mon lecteur FPY m'a-t-il signalé un article du Figaro du 13 avril 1917, reproduit le 18 juillet 2014, intitulé "Le français tel qu'on le parle" et expliquant comment les soldats britanniques communiquaient avec leurs "hôtes" dans la campagne picarde à l'aide d'une sorte de franglais à l'envers, un englench. Par exemple, compree était un mot utilisé par tous pour dire "compris", d'où souvent me no compree ! Il y avait aussi Quand guerre finish, etc. "Il n'y en a plus" était devenu napoo...

Quel rapport avec notre franglais ? quasiment aucun… Les Français ne sont en guerre avec personne sur leur propre territoire (du moins, je ne crois pas…) et de toutes façons, quand ils parlent franglais, c'est avec d'autres Français !

Non, ce que je trouve grave dans le franglais, c'est surtout que cela participe, au-delà du snobisme bébête, d'un renoncement, d'une fascination pour un modèle autre, fascination qui est allée jusqu'à livrer l'Europe de Bruxelles à l'ultra-libéralisme anglo-américain.

Mais sur le même sujet, il y a effectivement peut-être plus grave que l'invasion du franglais (j'ai dit : peut-être) ; c'est la perversion du langage, qu'il soit en bon français ou en jargon.

Alternatives économiques a rendu compte d'un livre récent de François Dupuy, intitulé "La faillite de la pensée managériale" (Le Seuil, 2015) et qui est le tome II de son "Lost in management". Je passe sur la thèse principale ("Sous la pression des objectifs financiers, les dirigeants ne peuvent ou ne veulent plus réfléchir"), pour aller directement aux thèmes qui nous intéressent ici.

Par exemple : "Affirmer que la stratégie de l'entreprise est de devenir numéro 1 du marché, n'est pas une stratégie mais un objectif à atteindre". J'avais déjà pointé la confusion fréquente entre "enjeux" et "objectifs" ; en voilà donc une autre.

"En face (NDLR : des dirigeants, de leurs croyances et de leurs "lubies" ), les salariés ont appris à décoder la vacuité du langage managérial. Trouver des synergies est immédiatement interprété comme des licenciements à venir. Ils savent aussi mesurer l'écart qui sépare les valeurs affichées (loyauté, respect, innovation, travail en équipe…) de la réalité de l'entreprise."

F. Dupuy dénonce une irresponsabilité du discours managérial, capable d'affecter gravement les salariés. La charge est tout aussi sévère contre les business schools. Quant aux cabinets de conseil, impossible de compter sur eux. Apporter une pensée complexe ne fait pas partie de leur business model.

Processus.jpg

L'auteur plaide pour un retour à la confiance dans les salariés, alors que contrôles, reportings et indicateurs à respecter ont envahi les entreprises.

Vaste programme.

 

19/06/2015

Dis-moi ta bibliothèque, je te dirai qui tu es (II)

La construction du livre de Cécile Ladjali "Ma bibliothèque" est remarquable car elle ne se voit pas, elle n'est pas ouvertement "cartésienne" ni didactique.

C'est une promenade entre ses rayonnages, à travers la littérature qu'elle aime, avec des souvenirs, avec l'évocation de passions littéraires, avec des analyses et des anecdotes sur les auteurs de son Panthéon personnel.

Avec aussi sa façon à elle d'acheter, de lire et de classer ses livres. Ainsi :

"L'escalier me sert de bibliothèque provisoire. À l'endroit où les marches présentent la surface la plus large, je dépose les derniers livres achetés après m'être adonnée à un petit rituel. Toujours le même. Sur la page d garde, j'écris mon nom, la date et le titre du texte que je suis en train d'écrire… Et puis il est amusant, en rouvrant un roman des années après, de se souvenir dans quel état nerveux nous étions alors, quelle était notre rapport au sens, au temps, au dire, puisque l'œuvre avait été choisie une perlière fois pour aider à la rédaction du texte en cours. Il n'est pas rare que je lise cinq volumes tout frais débarqués de la librairie en même temps, ce qui me conduit à leur trouver des correspondances légitimes, alors qu'aucun lien naturel ne m'y autorise en principe. Mais l'escalier-bibliothèque est le tronc d'un arbre généalogique. C'est lui qui diffuse la sève vers les branches-fouillis au bout desquelles fleurissent les familles d'écrivains que j'invente en lisant. Une fois la lecture de chaque œuvre achevée, je la range dans la bibliothèque et en replace de nouvelles sur les marches de l'escalier". Suit un page de titres et d'auteurs...

"La bibliothèque ajaccienne est petite. Pour y accueillir une centaine d'ouvrages, j'ai reconverti un buffet Art décor. Devant le rectangle du miroir qui surmonte le meuble en bois très sombre, sont posés les livres, si bien qu'on ne voit plus son tain… En Corse, je lis et j'écris beaucoup. Je lis pendant les siestes. J'écris tôt le matin, entre 6 heures et 9 heures. Lorsque le soleil monte, je sais que je ne suis pas la seule à inventer un nouveau roman".

Dans son livre, on découvre aussi que de nombreux écrivains se sont intéressés à leur bibliothèque ou aux bibliothèques en général.

Par exemple "Cette ordonnance des formes m'évoque la belle couverture du livre de Jacques Bonnet, Une bibliothèque pleine de fantômes (Éditions Denoël), où ce sont les livres ordonnés sur une cheminée de marbre blanc qui apparaissent de façon magique dans le miroir fixé au trumeau".

Mais aussi Hermann Hesse "Une bibliothèque idéale", George Steiner "Les livres que je n'ai pas écrits", Henry Miller "Les livres de ma vie", Brian Stock "Bibliothèques intérieures", et sans parler de Umberto Eco, dont le livre célèbre "Le nom de la rose" est une sorte de métaphore de La Bibliothèque...

 

08/06/2015

Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (IV)

Quand il s'agit d'essais (et non pas de romans ou de poèmes, bien sûr), j'aime les "entonnoirs", c'est-à-dire les thèses magistralement démontrées, à partir des prémisses et de la compilation des données, jusqu'à la synthèse finale.

J'avais un collègue, il y a une dizaine d'années, qui était un redoutable débatteur, une mécanique déductive implacable ; j'avais remarqué que, si par malheur (ou par bonheur, c'est selon…), on acquiesçait à ses hypothèses, qu'il présentait benoîtement avec force explications et motivations, alors on était condamné, par la logique, à accepter les conclusions qu'il en tirait ; on se retrouvait acculé, devant la puissance de sa démonstration.

Rien de tel dans le livre de Bernard Maris "Et si on aimait la France"...

Une grosse moitié de l'ouvrage est empreinte de nostalgie et de sentiments positifs à l'égard du pays éternel qu'il a connu dans son enfance et qu'il aime. C'est sa déclaration "avec le cœur"… On se dit qu'on va se régaler avec les souvenirs d'une sorte de Tillinac de gauche...

Eh bien, pas du tout.

Avec le chapitre "Adieu, Vidal de la Blache", Bernard Maris convoque Le Bras et Todd, puis Christophe Guilluy et attaque la question démographique et sociale, avec, à la clé, plusieurs prises de position non conformistes.

Dans un premier temps, cela reste positif, optimiste, voire idéaliste, dans la ligne de Le Bras et Todd : "Du fait de sa diversité, la France est condamnée à la tolérance", "La France éternelle explique toujours la modernité, forcément parce que la mémoire des villages et des hameaux de l'ancienne France a pénétré les villes", "Ce n'est donc pas la ville à la campagne qui a détruit la salubre morale de nos ancêtres, c'est la campagne à la ville qui a fait pénétrer jusque chez les bobos, et sans doute les banlieusards, la douceur de nos paysages et la couleur des moissons", "Il existe une vie humaine et sociale des profondeurs, indépendante de l'actualité économique et politique mise en scène par les médias, qui échappe à la perception du monde rétrécie qui sert d'évangile à l'instruction des élites (à savoir : l'économisme)".

Et tout d'un coup, patatras : "Mais le problème de l'âme de la France… c'est qu'elle n'a plus de corps où se poser. Elle est condamnée à errer, comme un fantôme qui ne peut être apaisé. Autrefois elle avait la ville et la campagne… Aujourd'hui ?".

un bourg en France.jpgEt à ce point, le ton du livre bascule. Il reprend les observations de C. Guilluy dans "Fractures françaises" (Champs - Flammarion, 2013), dont la principale thèse : les banlieues des grandes villes sont aidées depuis des années (1973…) à coup de milliards, sans beaucoup de résultats probants mais aujourd'hui le problème majeur, ce sont les zones périurbaines, la périphérie, les petites villes, où règnent la pauvreté, la désindustrialisation, le chômage, les pavillons, les ronds-points et… le vote d'extrême-droite.

Autre thèse intéressante : la question sociale (pouvoir d'achat, chômage…) a été remplacée, par les politiques et les médias, par la question "ethnique", sur laquelle il est plus facile de causer et de polariser l'attention. "La lutte pour l'égalité laisse place à celle pour la diversité". Apparemment, B. Maris ne croyait pas trop à l'image des banlieues que véhiculent les médias (violence à l'américaine, problèmes dus à l'immigration, etc.) mais pour lui les émeutes ne débouchent jamais sur une demande sociale. En revanche, il croyait aux trafics et aux mafias, qui veulent avant tout préserver leur tranquillité, et il déplorait que cette partie de la population s'occupe plus de "la famille" que de la nation...

Il louait les efforts de la République et en premier lieu des policiers et des enseignants.

Et le livre se termine sur le constat, mi-figue, mi-raisin, de l'échec de la République dans les banlieues et ailleurs ; il se rappelle que, dans son enfance, on disait "On est en république" à tout bout de champ et conclut : "Quel espoir donne aujourd'hui aux enfants et aux jeunes gens ce cri joyeux poussé par les générations de leurs parents et grands-parents ?".

Le 2 janvier 2015, Bernard Maris n'avait pas la réponse ; il ne l'aura jamais. Et nous ?