28/04/2016
Alain Mabanckou : ses débuts au Collège de France (II)
Je suis donc allé écouter sa première leçon.
À 13 h 40, la magnifique salle « Marguerite de Navarre » du Collège de France est déjà comble ; une majorité de têtes chenues et sans doute de nombreux professeurs de français, tous « sages comme des images ».
Le professeur Mabanckou arrive, légèrement en retard ; veste bleue très seyante, lunettes moins « clown » que sur les photos du site, souriant, à l’aise.
En ce qui me concerne, j’attends un cours de littérature contemporaine africaine, voire afro-antillaise ou afro-créole.
Au lieu de cela, Alain Mabanckou reprend le concept de « négritude », apparu en France dans les années 30 par l’entremise d’Aimé Césaire en réaction au système d’assimilation des Noirs d’Afrique et des Antilles françaises qui prévaut à l’époque. Il ne quittera plus ce thème pendant les 75 minutes de sa leçon, se limitant à une présentation historique de l’émancipation progressive, sur plus d’un siècle, des écrivains noirs, du contexte colonial.
On apprend que les prémisses de ce concept sont à rechercher dans le « souffle haïtien » qui date de l’indépendance au début du XIXème siècle (Le nouvel Académicien Denis Laferrière rappelle que la littérature haïtienne est ancienne et centrée sur l’histoire de l’île) et dans le mouvement américain impulsé par William Dubois (1868-1963), auteur de « L’âme noire » et émigré au Ghana, qui donnera « la renaissance de Harlem » (1918-1928).
Focalisant son propos sur la France, Alain Mabanckou cite René Maran (« Batouala, véritable roman nègre », prix Goncourt 1921), Blaise Cendrars (« Anthologie nègre »), puis analyse longuement les revues – à durée de vie souvent très courte – fondées à cette époque par les précurseurs (Senghor, Césaire, Damas) : « La revue du monde noir » (six numéros), « Légitime défense » (un numéro), « L’étudiant noir », dans lequel Aimé Césaire, « en quête dramatique de l’identité » affiche la primauté de la culture sur la politique…
Un peu plus tard, ce sont des écrivains blancs qui soutiennent cet effort d’émancipation : André Breton préface « Cahier d’un retour au pays natal » (1939) d’Aimé Césaire, tandis que Jean-Paul Sartre fait de même pour « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » (1948) de Léopold Senghor.
Suit un moment de lexicographie qui établit la différence entre « négritude » (manière d’être des nègres) et « négrité » (ensemble des valeurs des nègres). (Remarque : on est choqué aujourd’hui par l’emploi du mot « nègre » mais, apparemment, il ne faut pas).
Alain Mabanckou dénonce l’ignorance du rôle pourtant important des femmes (noires) dans cet essor de la négritude ; la photo qu’il montre du Congrès des écrivains noirs en 1956, à la Sorbonne, est éloquente ! Une seule femme (au premier rang néanmoins…) dans une assemblée d’hommes.
Et dans les cinq ou dix dernières minutes, il se fait l’écho des contradicteurs, des intellectuels noirs qui ne se reconnaissent pas dans le concept de négritude et préfèrent se considérer comme des humains dans un monde globalisé.
Pour un esprit scientifique comme le mien (mais je pense qu’un juriste penserait de même), un exposé aussi déséquilibré entre les droits de la défense et ceux de l’accusation, est choquant, sauf à être certain qu’effectivement les contradicteurs ont été ultra-minoritaires. Béotien, je suis moi aussi perplexe devant un mouvement littéraire dont l’identité semble reposer sur une couleur de peau… Je sais bien que la colonisation avait étouffé, pour ne pas dire plus, toute tentative d’expression non européenne ou non occidentale. Mais était-ce pour autant le bon angle d’attaque ?
Quant à l’exposé, j’aurais nettement préféré qu’il se donnât pour but de nous montrer, citations à l’appui, les spécificités et les beautés de la littérature africaine et créole francophone… C’est peut-être pour la suite du cours !
À suivre...
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21/04/2016
Alain Mabanckou : ses débuts au Collège de France (I)
Je vous ai déjà parlé de ce professeur franco-congolais enseignant la littérature francophone à l’Université de Californie (voir mes billets des 20 mai 2015 et 14 janvier 2016). J’ai d’abord visionné sur internet sa « Leçon inaugurale » à la Chaire de création artistique du Collège de France.
Alain Mabanckou s’est présenté comme un « écrivain devenu professeur », binational, choqué par l’image de « sous-hommes » qui représentait les Noirs dans l’Histoire, par le racisme, par l’esclavage, et qui a été emporté par la passion des mots, la passion de conter, de prendre la parole.
Il a dès l’exorde planté le décor en rappelant la fameuse publicité « Banania » et son slogan « dévastateur » « Y’a bon », qui selon lui avait « fixé l’image coloniale éternelle de l’homme noir » à partir de 1916-1917 en France.
Dans la même veine, il a ensuite cité un exégète du IIIème siècle qui parlait de la « noirceur du péché », associant donc le Noir et le Mal... et rappelé ce qu’on disait des Noirs au XVIème siècle.
Il a évoqué les explorateurs qui, faute de trouver des trésors attendus, créaient des mythes, embellissaient l’Afrique.
Le ton – et le thème – étaient donnés ; Alain Mabanckou allait brosser, pendant plus d’une heure, un vaste panorama de l’image du Noir en Occident et de la lente émergence, à partir de la littérature coloniale (aussi bien des Blancs que des Noirs eux-mêmes), d’une littérature spécifiquement « nègre », écrite par les Africains pour les Africains mais critiquant évidemment la colonisation.
Longtemps l’Afrique avait été pour les Européens un territoire lointain, une source de légende, un autre monde. En témoignent par exemple les romans qui se passaient en Afrique et dans lesquels les Noirs faisaient partie du décor (Cf. « Au cœur des ténèbres » de J. Conrad qui a inspiré le film « Apocalypse now »).
La rupture se fera entre les deux guerres mondiales (1921) avec le concept de « négritude », qui allait « exalter la fierté d’être noir » (Léopold Senghor, Aimé Césaire, Léon Damas).
Mais « l’expression écrite apparaît avant la colonisation, malgré l’oralité ». Ce ne sont donc pas les colons (occidentaux) qui sont à l’origine d’une littérature en Afrique.
À partir de 1956, ce sera « la déconstruction de la colonisation ». Les romans « Batouala » de René Maran (1921), « Le vieux Nègre et la médaille » (1956) et « Un nègre à Paris » (1959) contribuent « à réhabiliter l’Afrique, à l’exalter, à proposer une autre lecture de l’aventure humaine, à rejeter les clichés du roman colonial ».
Plus récemment, « Noir de France » propose que la France s’ouvre à la modernité, grâce aux Africains qui parlent français.
Tout cela est expliqué dans un joyeux désordre car d’une part notre Professeur n’est ni scientifique ni très cartésien et d’autre part, sur le fond, l’évolution en question n’a bien sûr pas été linéaire ; elle a eu des prémisses précoces mais inaperçues à l’époque.
Alain Mabanckou a voulu donner un tour assez politique et identitaire à son exposé, rappelant la célèbre phrase « La France est un pays de race blanche et de culture judéo-chrétienne (et qui accueille les étrangers) » devant un auditoire qui m’a semblé médusé… Personnellement, j’ai trouvé ça déplacé : déjà que sa leçon a tourné autour de l’histoire de la littérature, au lieu d’aborder le thème imposé de la « création artistique », l’utiliser pour faire le procès de la colonisation en Afrique (qui le mérite certainement…) et surtout le placer dans le contexte d’une revendication identitaire noire, c’est trop (je note qu’il a tenu le même discours dans la Préface qu’il a donnée à un récent roman américain, à savoir le roman d’un Noir américain, qu’il appelle Africain-Américain). C’est d’autant plus étonnant qu’il a la réputation d’être dans une démarche non revancharde et même consensuelle quand il étudie et commente la littérature d’où qu’elle vienne… Invité à parler de création artistique, il s’est pourtant laissé aller à ironiser sur le malheureux discours de Dakar de Nicolas Sarkozy et a appelé les Français de métropole à accepter « une France diverse dans un monde qui bouge » (si j’ai bien compris) !
Sa façon d’utiliser en permanence le mot « nègre » est gênante car il est devenu tabou aujourd’hui (même si Senghor et Césaire l’ont revendiqué). Et d’ailleurs que peut bien vouloir dire une littérature « nègre » ou même « noire » (et, pourquoi pas, « indienne », « corse », « notariale », « des malades », « des retraitées », « des banquiers d’affaire », etc., que sais-je) ? La littérature, c’est la littérature, même si existent des thèmes, des écoles, des chapelles, des époques, des continents…
Alain Mabanckou parle très bien ; même si son cours est écrit, il le donne avec aisance, naturel, fluidité et humour. Pour quelqu’un qui enseigne en Californie, c’est remarquable (j’ai connu des chercheurs qui, débarquant des États-Unis, cherchaient leurs mots et affectaient une difficulté à recouvrer leur français maternel…). Sa prononciation ne diffère de celle du Val de Loire que par quelques petits écarts (« continuier » au lieu de « continuer », « éropéenne » au lieu de « européenne », « jamain » au lieu de « jamais », « criel » au lieu de « cruel », « crayer » au lieu de « créer »). C’est du détail.
Cet exposé d’introduction a brossé un vaste tableau de l’histoire de la littérature noire et, en pédagogue aguerri, Alain Mabanckou va en reprendre les principaux points en détail dans ses leçons ultérieures.
À suivre.
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31/03/2016
Brassens, Brel, Barbara… et Bruel ?
Les trois B, ce n’est pas la nouvelle martingale proclamée par des consultants en entreprise pour résoudre tous les problèmes (songeons aux 5M et autres marottes de la Qualité, du Management et de la Réingénierie des processus) !
Ce sont les initiales des trois auteurs-compositeurs majeurs des Trente Glorieuses (Brassens, Brel, Barbara), ceux qui ont laissé une trace indélébile dans la chanson française, prenant la suite du grand Charles (Trénet) et avançant imperturbablement au milieu des déhanchements et des chansonnettes des Yéyés, et auxquels il faut d’ailleurs ajouter Léo Ferré, pour établir définitivement que, contrairement à ce que professait Serge Gainsbourg, la chanson n’est pas un art mineur.
Composer une musique inoubliable, écrire un texte parfait et faire en sorte que les deux aillent indissolublement ensemble, voilà le défi qu’ils ont réussi à de nombreuses reprises (réécoutez « Amsterdam », « Mathilde », « Ma plus belle histoire d’amour », « Vienne », « Les sabots d’Hélène », « Les copains d’abord », « La mauvaise réputation », « C’est extra », « Avec le temps », « La vie d’artiste » et "Toulouse"…).
Pour devenir un « monument » (comme disent les médias), il faut un autre ingrédient : être repris, être mis au répertoire des plus jeunes.
Et, dans ce domaine, Brassens (dont on étudie les textes à l’école) et Brel (combien de reprises de « Quand on n’a que l’amour » ?) sont imbattables ; Barbara, elle, a une petite faiblesse ; pour tout dire, elle est un peu oubliée (sauf pour « Göttingen » qui a été chantée par les élèves du Primaire, et peut-être L'aigle noir et Ma plus belle histoire d'amour)…
C’est là qu’intervient Patrick Bruel.
Le chanteur adulé par les midinettes donne actuellement un spectacle (« se donne actuellement en spectacle » serait plus juste…) dans lequel, malgré des qualités vocales limitées, il reprend des chansons de Barbara. Devient-il de ce fait le quatrième mousquetaire, le quatrième B ?
Même si cela peut être opportuniste (relancer sa carrière et se positionner comme chanteur central de sa génération, soucieux de faire vivre et de transmettre l’héritage, au-delà de ses propres créations), c’est une initiative très louable ; à la fois pour faire connaître les magnifiques chansons de Barbara et pour assurer une solidarité et une continuité entre les générations d’auteurs-compositeurs (ce que font très bien les Américains, qui reprennent en permanence les morceaux des uns et des autres, le jazz s’étant même fait une spécialité de transcender les « tubes » de Broadway). Et il est clair que son public habituel découvre totalement Barbara en ce moment à Mogador.
Une fois qu’on a dit ça (comme disent les médias), on ne peut que constater qu’interpréter Barbara n’est pas une mince affaire, parce qu’elle avait une voix exceptionnelle, un phrasé exceptionnel et pour tout dire, une personnalité exceptionnelle ; faire revivre le « monde » qu’elle avait créé, est difficile.
Et on ne peut pas dire que Patrick Bruel y réussisse ; plusieurs débuts de chanson sont si laborieux vocalement qu’on a du mal à les reconnaître, pénalisés qu’ils sont en outre par une orchestration contestable (certains accords sont dénaturés, la batterie synthétique jouée sans nuance par le pianiste est du plus mauvais effet, etc.). Finalement, on est soulagé quand de ci, de là, Bruel reprend l’une de ses propres chansons ; adaptées à sa tessiture et à sa personnalité, elles passent bien (et évidemment il laisse chanter le public…).
Et que dire de sa mégalomanie galopante ? Il présente Barbara à sa mère ; il assiste à une quinzaine de concerts de suite de Barbara à Pantin, cette dernière chantant « Pantin » tout juste terminée, quasiment pour lui ; il chante en famille chaque semaine depuis l’âge de huit ans ; il est ami intime avec le constitutionnaliste Guy Carcassonne… Il ne manquait que le poker !
Comme un bonheur n’arrive jamais seul, Barbara est à l’honneur également en ce moment dans un spectacle de Roland Romanelli (son ancien accordéoniste), « Barbara et l’homme en habit rouge ». C’est peut-être ça qu’il faut aller voir en priorité…
PS. Élément très intéressant, Barbara avait enregistré en 1960 deux disques : "Barbara chante Brassens" et "Barbara chante Brel" ; Les grands esprits… !
Version 2 du 3 avril 2016
07:30 Publié dans Barbara, Bruel Patrick, Chanson, Francophonie, Musique | Lien permanent | Commentaires (0)