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26/12/2016

Des vessies et des lanternes

La littérature n’échappe pas aux travers de la société de consommation : il faut vendre et pour vendre il faut encenser. Dans ce secteur, les moyens employés sont quand même plus feutrés et plus élégants que dans la grande distribution ou dans l’automobile ; pas de films publicitaires débiles, pas de femme dénudée ou enjôleuse, pas de mensonge éhonté ; ce n’est pas aux éditeurs, encore moins aux auteurs que revient la mission de convaincre les acheteurs (de « vendre le produit »), c’est aux journalistes et plus précisément à ceux qui tiennent la rubrique « culture » des journaux ou qui officient dans les émissions littéraires qui, depuis Apostrophes, confortent notre « exception culturelle » ou qui président aux fameux « prix littéraires » annuels. Ne soyons pas injuste, ne caricaturons pas : ce mode de promotion est quand même de haute tenue et, même si les éditeurs sont « derrière », même si les enthousiasmes de tel ou tel critique littéraire sont téléguidés et encouragés par des liens bien concrets et des espèces sonnantes et trébuchantes, le système dans son ensemble est acceptable. On se doute bien que, des centaines de livres paraissant à chaque « rentrée littéraire », il faut trouver un moyen d’en distinguer certains, d’en faire parler, voire de déclencher à leur endroit des modes et des mouvements de foule…

Cela étant dit, on nous fait souvent prendre des vessies pour des lanternes !

Pour une Anne Sinclair déclarant son admiration sans borne pour « Belle du Seigneur » dans les années 90 et qui nous fait découvrir cet auteur et lire ce monument qui restera gravé dans notre Panthéon, pour un Jean D’Ormesson qui loue « L’ami retrouvé » (j’en ai parlé dans un billet), combien d’apologies trompeuses, de « coups de cœur » forcés, d’enthousiasmes fallacieux, de panégyriques sans cause ?

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Combien de « Attention, chef d’œuvre » n’a-t-on pas entendu ? 

Ainsi de « Suite française » d’Irène Némirovsky, inédit posthume d’une écrivain d’origine ukrainienne arrivée en France en 1919 et qui a connu le succès dans les années 30 avec « David Golder », « Le bal », « Les mouches d’automne » et « La proie ». Son livre, opportunément retrouvé et édité en 2004, a obtenu le prix Renaudot, a été traduit en 31 langues et a été vendu à 600000 exemplaires en France (chiffres de 2007).

Il n’en fallait pas plus pour que les intellectuels s’enthousiasment, comme Dominique Fernandez qui a signé un article dithyrambique dans le Nouvel Observateur du 13 septembre 2007, à l’occasion de la sortie d’une biographie. Jugez vous-même : « Un des plus grands écrivains français de l’entre-deux-guerres, dans une époque où ils ne manquaient pas, un moraliste à mettre au rang d’un Mauriac, d’un Morand, au-dessus d’un Montherlant (…), un auteur sûr de sa langue, varié dans ses sujets, réussissant aussi bien dans le roman de mœurs que dans la chronique historique ».

« Toute l’œuvre de Némirovsky est traversée d’une intense compassion pour la malédiction de ce peuple (juif) forcé de se montrer dur, orgueilleux, serré parfois jusqu’à l’avarice, par simple instinct de survie, pour échapper à l’anéantissement ».

Mais quel est le rôle, dans cet enthousiasme, de la fascination et de l’émotion liées au destin épouvantable de cette femme émigrée ? N’ayant jamais pu obtenir la nationalité française, Irène Némirovsky sera déportée et mourra à Auschwitz en 1942, comme son mari, mais ses deux filles auront la vie sauve. L’histoire s’achève comme dans les films : « Avant de partir, il confia à ses filles, dont l’aînée avait deux ans, une valise, en leur recommandant de ne jamais s’en séparer. La valise contenait le manuscrit de Suite française, texte d’une beauté fulgurante parce qu’exempt de toute caricature et empreint au contraire d’une pitié étonnée, presque tendre, pour un peuple (le nôtre) aussi profondément déshonoré, chronique écrite à chaud pendant les deux premières années de l’Occupation, et d’une valeur d’autant plus rare qu’aucun écrivain français, jamais, n’a eu ce courage de fouiller dans l’ignominie de la nation ». 

Et donc on lit ce livre encensé… et on découvre une aimable pérégrination à travers la France occupée. On n’y trouve rien que l’on ne connaisse déjà… Peut-être parce qu’il arrive bien tard ?

Ainsi de « Laissez-moi » de Marcelle Sauvageot (1930), sursaut d’une jeune femme malade qui reçoit la lettre de rupture de son amant… Naturellement le thème du récit comme la vie de son auteur sont émouvant, de même que le destin du livre lui-même, œuvre unique écrite quelques mois avant la mort de son auteur à Davos, longtemps introuvable et réédité en 2004. Bien sûr que les hommages des plus grands, Paul Valéry, Paul Claudel, incitent à modérer ses critiques. Jérôme Garcin dans le Nouvel Observateur de mars 2004 rend compte du succès auprès du public (d’abord tiré à 7000 exemplaires, il s’en vend 67000 en deux semaines) et croit en deviner la cause : « Car non seulement il place l’amour à une hauteur dont notre époque paresseuse et complaisante a le regret mais il donne aussi à entendre le souffle brûlant des malades qui refusent d’abdiquer ». On en a même fait une pièce, avec Elsa Zylberstein. Mais de là à parler de chef d’œuvre… 

Ainsi de « Manuscrit trouvé à Saragosse » de Jan Potocki, illustration du genre ancien du conte plus ou moins philosophique que reprendra avec encore plus de succès, encore plus de laudateurs et encore moins de raison, Paulo Coelho avec « L’alchimiste ».

Ainsi de « Femmes » de Philippe Sollers et de « La route des Flandres » de Claude Simon, bavardages sans une seule virgule, illisibles. 

Pourquoi ces dithyrambes ? Je pense que c’est comme pour l’actualité ; le journaliste retient le sensationnel, la performance, ce qui lui semble extraordinaire : « pensez donc, pas une virgule » ; « incroyable, elle va mourir, après avoir fui la Grande Guerre, et elle répond à son amant sans pleurnicher », « comment, une femme qui traverse la France de 1940 après la débâcle ? », etc.

Il est vrai qu’on a bien attribué le Nobel à Le Clézio, à Modiano et même à Dylan.

Au lieu de cela, pourquoi ne pas encenser ces romanciers modestes, discrets, ces orfèvres, que sont Pierre Magnan, double de Giono, et Jacques Chauviré, peintre des douleurs de la France provinciale de l’après-guerre ?

V.2 du 26 décembre 2016

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