11/05/2017
"Un été à Lesmona" (Marga Berck) : critique
Marga Berck – de son vrai nom Magdalena Pauli – est une jeune Allemande de la fin du XIXème siècle. Nous sommes en 1893. C’est l’époque du début des souvenirs de Stefan Zweig, « Le monde d’hier », dont j’ai promis de vous rendre compte un jour, une époque qui a la réputation d’avoir été « la belle époque ». Marga vit dans une famille aisée de la grande bourgeoisie, qui se déplace d’une résidence à l’autre (dont la maison de vacances à Lesmona) et fréquente des amis et des parents du même monde. Elle a dix-sept ans, des parents aimants mais qui l’éduquent comme on le faisait alors ; c’est dire qu’elle est chaperonnée et priée de respecter les codes de la bonne société. Seul îlot de liberté et de sincérité totale, son amitié avec « sa chère et unique Bertha ». Elles échangent inlassablement par lettre et se disent tout. Leur courrier de juin 1893 à mars 1896 fait l’objet de ce roman autobiographique, « Sommer in Lesmona ». Je ne vous dis pas pourquoi la correspondance s’arrête alors ; l’important est qu’il s’agit d’une part d’une histoire vraie (et malheureusement la réalité qui suivra ces années heureuses dépassera la fiction) et d’autre part d’un genre littéraire peu courant : le roman par lettres. J’ai appris à cette occasion qu’il était considéré en Allemagne comme un classique. Resté inédit pendant un demi-siècle, il a été édité seulement en 1951 sans la moindre retouche, par la vieille dame qu’était devenue Marga (on pense à la forme narrative du beau roman de Leslie Hartley, « Le messager », magnifiquement transposé au cinéma par Joseph Losey et son inoubliable Julie Christie) et traduit en 1994 seulement sous le titre « Un été à Lesmona ».
Mais on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans… et à quoi donc rêvent les jeunes filles ? À l’amour fou bien sûr et au chevalier qui viendra les enlever. Le drame de Marga, c’est qu’elle va en rencontrer deux, à peu près au même moment, après avoir éconduit pas mal de soupirants, deux hommes fort différents entre lesquels son cœur va balancer longtemps au gré des séparations et des retrouvailles. L’un des élus, Rudi, est impressionnant, cultivé, froid, secret. L’autre, Percy, est brillant, artiste, merveilleux danseur, passionné… C’est un scénario effectivement « classique » mais il est traité avec simplicité, spontanéité et force par la narratrice à travers ses lettres. Devinez qui va choisir Marga ?
On est ému par cette histoire qui nous rappelle aussi « La porte étroite » d’André Gide (j’en ai rendu compte dans ce blogue) et « Tess d’Urberville » de Thomas Hardy. Mais l’histoire autour de l’histoire est tout aussi émouvante : imaginez-vous que le grand Thomas Mann, celui de « La montagne magique », s’enthousiasme pour le roman de Mme Pauli à sa sortie et lui écrit. Leur échange a été publié et la fille de Thomas Mann enverra à Magdalena un exemplaire de sa « Correspondance » en 1966. Le grand écrivain voit dans ce roman, non seulement une charmante et sincère composition autour des amours adolescentes mais aussi « une part de critique (inconsciente) de la société », et il y retrouve son propre combat contre les préjugés bourgeois. Il conclut sa première lettre par un questionnement sur la suite, sur ce que sont devenus les protagonistes. Dans sa réponse Marga raconte les épreuves épouvantables qu’elle a dû surmonter (je laisse mes lecteurs les découvrir la gorge serrée dans les annexes au roman) et, étonnamment (mais est-ce vraiment étonnant ?), écarte toute idée de rancune envers ses parents : « Mes parents m’ont portée à bout de bras tout au cours de mon existence. Les erreurs qu’ils ont pu commettre pendant mes années de jeunesse, ces erreurs sont liées à l’esprit de l’époque ». Elle confie que, au final, tout est bien. Le jeu de miroirs continue : son mari avait rencontré Thomas Mann dans l’entre-deux guerres et lui avait lu et commenté « La montagne magique ».
Pour toutes ces raisons, le petit livre de Marga Berck est un enchantement – et la préface de l’éditeur Phébus, qui signe modestement de ses initiales, J.P.S, tout autant –. Il vous tient du début à la fin dans les intermittences du cœur d’une jeune fille d’il y a si longtemps et on a envie de le garder pour le relire un jour de mélancolie…
09:36 Publié dans Berck Marga, Écrivains, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
07/05/2017
"Bienvenue dans le pire des mondes ; le triomphe du soft totalitarisme" (Natacha Polony) : critique IV
Natacha Polony voit les célébrations de 1989 – et le fameux défilé du publicitaire Jean-Paul Goude – comme « une trahison complète de la Révolution qui avait justement tout fait pour limiter le pouvoir des communautés ». « La France est une nation multiethnique mais en aucun cas multiculturelle » (page 170). Ou en tous cas ne devrait pas l’être. Elle explique que, lors du tournant de la rigueur en 1983, « (François Mitterrand) a besoin d’une idéologie et d’un électorat de substitution pour faciliter cette conversion au néolibéralisme. Ce sera l’Europe et surtout l’antiracisme (…) » (page 171).
« Désormais, c’est la société française qui doit se transformer pour accommoder la diversité, perçue systématiquement comme un enrichissement » (page 173).
« La tyrannie des minorités imposée par l’utopie diversitaire des années 80 s’est accompagnée d’une tyrannie de la repentance. Tandis que la culture ou la religion des minorités étaient portées au pinacle, l’histoire et la culture française étaient diabolisées » (page 177).
« (…) Immigrer, ce n’est pas seulement changer de géographie mais aussi d’histoire. Cette idée, finalement assez banale, suivant laquelle immigrer, c’est faire, du moins dans l’espace public, le deuil de sa culture d’origine pour embrasser celle des indigènes, est contestée au nom du multiculturalisme » (page 179).
Je voudrais revenir un instant aux objectifs fondateurs de ce blogue, à savoir traquer les incorrections de la langue orale et écrite et promouvoir le « bon français ». Le livre de Natacha Polony, pourtant bien écrit, n’est pas exempt de critiques à ce propos. Ainsi écrit-elle page 156 : « Cette approche clientéliste favorisant les minorités est pleinement justifiée par un souci d’efficacité en application de recettes du marketing recommandant de segmenter le marché pour mieux l’adresser ». C’est du franglais pur jus ! Elle aurait dû écrire « pour mieux s’adresser à lui » ou bien « pour mieux lui parler ». On peut penser que, quand la France sera devenue le « parc d’attraction de la planète » que l’on nous promet, tous les verbes français seront devenus transitifs. Pas grave parce que le français sera devenu un dialecte…
Elle avait mis « l’adresser » entre guillemets. Page 157, elle écrit « Nous ne croyons plus ni à la nécessité ni même à la possibilité d’une décence commune » et là, plus de guillemets. Pourtant on croit reconnaître l’expression anglaise « common decency », non ?
Page 159, elle explique comment et pourquoi le communautarisme s’est développé « naturellement » aux États-Unis : « Le sentiment d’appartenir à une minorité élue et à un peuple qui croit en sa destinée manifeste ne sont pas incompatibles ». Or comme il n’y a qu’un sujet dans la phrase, le verbe devrait être au singulier.
Dans sa conclusion Natacha Polony évoque les projets de traités de libre-échange (CETA et TAFTA) et leurs promoteurs enthousiastes. « Leur première arme, ce sont les mots. Des mots vidés de leur sens, amputés de toute complexité, des mots réduisant la réalité au choix du Bien contre le Mal » (page 196). Avec une référence explicite à George Orwell, évidemment.
« Ce sont les responsables d’une croissance anémique, d’un chômage endémique, d’un endettement exponentiel, d’une épargne spoliée, d’un creusement des inégalités sans égal depuis un siècle, de la paupérisation des classes moyennes occidentales, qui voudraient nous faire croire qu’ils sont un modèle de vertu » (page 196).
Les derniers mots de l’introduction étaient : « Parce que la France ne peut se permettre de jouer une élection pour rien. Parce qu’elle est au bord de l’implosion, prise en tenailles entre le totalitarisme islamiste et ce soft totalitarisme dont la première caractéristique est qu’il ne se soucie nullement de cette barbarie qui n’entrave en rien sa progression » et aussi « Aucune reconquête du politique ne se fera sans une remise en cause du système qui a tué toute possibilité d’action politique »… Et les derniers mots du livre sont « Le choix nous appartient »…
Mais ils ont été écrits à l’automne 2016…
La France a peut-être laissé passer son tour.
12:30 Publié dans Actualité et langue française, Économie et société, Essais, Livre, Polony Natacha | Lien permanent | Commentaires (0)
"Bienvenue dans le pire des mondes ; le triomphe du soft totalitarisme" (Natacha Polony) : critique III
Dans « Bienvenue dans le pire des mondes », Natacha Polony dresse un tableau précis et sans concession de la société française du début du XXIème siècle , qui a vu le néolibéralisme théorisé par Milton Friedmann et l’École de Chicago devenir l’alpha et l’oméga des politiques économiques (en particulier dans l’Union européenne), les multinationales du numérique prendre le pouvoir sur les États, les pays en voie de développement « émerger » et devenir les usines du monde entier et le terrorisme islamiste réveiller des sociétés occidentales à la spiritualité quelque peu endormie. Et franchement les analyses contenues dans ce livre me semblent bien plus fondamentales et précises que celles auxquelles nous avons eu droit lors de la campagne présidentielle française qui s’achève… J’ai même l’impression qu’AUCUN des thèmes cruciaux qui y sont traités n’a été vraiment abordé lors des dizaines d’heures de débat que nous avons suivies.
Son deuxième chapitre, après l’École, est consacré à l’économie justement.
Il s’ouvre par le Comité Bilderberg réuni en juin 1991 par David Rockefeller à Baden-Baden (Allemagne). Je connais (de loin) David Rockefeller mais pas son Comité. Et vous ? Cet excellent représentant du capitalisme a déclaré plus tard (en 1999) à Newsweek : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’identité adéquate pour le faire » (page 56). On ne saurait être plus clair. Les marchés, le capital sortaient d’une période (la crise de 1929, l’après-guerre, les Trente Glorieuses, la guerre froide…) au cours de laquelle ils avaient dû marcher à l’ombre des États. Comble de l’insupportable, les politiques économiques s’inspiraient des idées de l’horrible Keynes et du fordisme. L’heure de la revanche semblait avoir sonné. C’est l’excellent Richard Nixon qui va s’en charger en revenant sur la convertibilité du dollar en or. « Les changes flottants, c’est le début de la finance triomphante, une brèche dans le pouvoir régalien des États (…). Il faut en revenir aux règles du libre-échange absolu, à commencer par celle de l’efficience des marchés » (pages 58-59). Je m’arrête là car sinon je vais recopier ou paraphraser le chapitre entier, qui est instructif et glaçant, et se termine par la crainte que, à cause des attentats en série, même la prophétie de Michel Houellebecq dans « La carte et le territoire » (la France ne va plus pouvoir compter que sur le tourisme) ne pourra pas se réaliser.
Hélas, à ce stade, on n’a encore rien vu ! Le troisième chapitre s’intitule « La démocratie, nouvel habit de la tyrannie »…
Écrit au début de la campagne électorale qui s’achève aujourd’hui, le paragraphe sur l’impuissance volontaire des gouvernements successifs, sur leur ralliement aveugle au « catéchisme néolibéral », sur le rejet en bloc du « système » qui fonde la montée du Front national (sans considération de la fiabilité et de la crédibilité de ses propositions) est impressionnant de perspicacité. Oui, ça s’est passé comme annoncé ici, depuis les « primaires » jusqu’au débat de l’entre-deux-tours !
Apparaissent ici quelques premières propositions de réforme de la loi électorale : proportionnelle, prise en compte du vote blanc, référendum d’initiative populaire, temps de parole des candidats à l’élection présidentielle…
« Trente ans de propédeutique à la tolérance et au respect des différences n’ont pas du tout accouché d’une société apaisée. Tout au contraire, le meilleur des mondes globalisé, ultra tolérant et multiculturel a débouché sur un cauchemar éveillé ». C’est le début du chapitre « De l’art de dissoudre les peuples ». « Comme le néolibéralisme, l’idéologie multiculturelle est née outre-Atlantique » (pages 151 et 152). Synonymes : le communautarisme, le politiquement correct (NDLR : la construction de ce groupe nominal, à partir d’un adjectif précédé d’un adverbe, est par ailleurs bizarre en français…). Natacha Polony voit dans le « soft totalitarisme » (NDLR : cette syntaxe est également aberrante…) la conjonction du « politiquement correct » venu de l’extrême gauche américaine et du « néolibéralisme » cher à la droite. Elle explique bien la convergence de ces deux approches « libérales », l’une quant au sociétal et aux mœurs et l’autre quant à l’économie. C’est l’alliance du « laissez faire, laissez passer » et du « interdit d’interdire ». S’il le souhaite, chacun identifiera dans nos candidats actuels celui qui porte aujourd’hui en France cette convergence. Au détour de ces lignes, on aperçoit l’ombre des pontes de la french theory (Foucault, Deleuze, Althusser, Lévi-Strauss, Bourdieu, Lacan) dans les années 70.
« Les revendications de ces différentes minorités occupent le centre de l’espace politico-médiatique et semblent structurer le débat public dans la vieille Europe. Au cœur de ce processus, on trouve une volonté, plus ou moins consciente, d’imiter la puissance américaine (…). Amplifiant ce mouvement spontané, les États-Unis consacrent, par ailleurs, d’importants budgets à de stratégies d’influence (exportations de divertissements, financement d’ONG, formation de dirigeants, etc.). Sur un Vieux Continent, qui par ailleurs organise la disparition de l’État-nation et dont les immigrants sont principalement musulmans, cette imitation du communautarisme va se révéler redoutable » (page 161).
Suit un paragraphe éclairant sur la construction européenne : « Des pères fondateurs, en passant par la prééminence d’une cour de justice et d’une banque européenne indépendante, l’existence d’un parlement censé représenter les États et un autre les peuples, jusqu’aux étoiles du drapeau, presque tout y est de la mécanique institutionnelle et juridique américaine » (page 162). Il n’y manque que le Président et le sentiment profond d’appartenir à une même nation. « Aversion pour la nation et crainte de la démocratie directe forment les deux piliers sur lesquels repose l’Europe » (page 164). Il faut lire ces pages sur la broyeuse de dépenses publiques et la surveillante sourcilleuse de l’application de son arsenal juridique qu’est devenue l’Union européenne !
« Délier le sentiment de la raison, favoriser une lettre sans esprit, des droits sans mœurs, une démocratie sans peuple, un État sans nation, cette part du soft totalitarisme est fille de la construction européenne qui, par ailleurs, incarne parfaitement la convergence du gauchisme culturel et du libéralisme » (page 168).
« En réponse au vieillissement de sa population, l’Union européenne défend une politique de repeuplement du Vieux Continent. Dans le même temps, en défendant le droit des minorités, les traités européens garantissent aux nouveaux venus le droit de rester eux-mêmes en s’installant chez les autres » (page 168).
À suivre...
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Économie et société, Essais, Livre, Polony Natacha | Lien permanent | Commentaires (0)