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25/07/2017

"Les soleils des Indépendances" (Ahmadou Kourouma) : critique II

Dans mon billet précédent, j’ai commenté le livre « Les soleils des Indépendances » de Ahmadou Kourouma.

Deux choses m’ont frappé lors de la lecture de ce bon roman, riche et dépaysant.

D’abord la langue ! Je ne sais pas si c’est le français parlé en Côte d’Ivoire ou bien si c’est une « création poétique » de l’écrivain mais il est inventif, coloré, pittoresque, avec deux caractéristiques majeures : une tendance à rendre les verbes transitifs et une utilisation continue de métaphores, dont certaines sont vraiment savoureuses (« un affront à faire éclater les pupilles », « bouillonnant d’impatience comme mordus par une bande de fourmis magna », « l’hyène a beau être édentée, sa bouche ne sera jamais un chemin de passage pour le cabrin », ).

En voici quelques extraits.

Kourouma excelle à rendre l’ambiance des lieux, les paysages, les variations du climat :

« Le soleil ! le soleil ! le soleil des Indépendances maléfiques remplissait tout un côté du ciel, grillait, assoiffait l’univers pour justifier les malsains orages des fins d’après-midi (…). Des garde-fous gauches du pont, la lagune aveuglait de multiples miroirs qui se cassaient et s’assemblaient jusqu’à la berge lointaine où des îlots et lisières de forêts s’encastraient dans l’horizon cendré » (page 11 de l’édition Points d’octobre 1995). Autant le pays de l’enfance et des aïeux est aride et traditionnel, autant celui où vit Fama est agité et pluvieux. Le roman est aussi celui du choix d’une destinée et d’un lieu de vie…

« Le griot continua à dire, et du autrement désagréable » (page 13), « La vérité il faut la dire, aussi dure qu’elle soit, car elle rougit les pupilles mais ne les casse pas » (page 16), « et battaient ses naseaux de cheval qui vient de galoper » (page 17).

Le vocabulaire lui aussi est pittoresque : l’harmattan (vent d’est, chaud et sec, soufflant du Sahara), beaucoup de « bâtards », « bâtardes », « bâtards de fils de chien » et « bâtards de bâtardise », les dioulas (commerçants musulmans itinérants), le griot, le boubou, le fromager (l’arbre), les toubabs, « un n’goni de chasseurs sans sang » (peuples bantous habitant la Zambie, la Tanzanie et le Mozambique). Les mots ne sont pas toujours utilisés comme en français de France : « Le palabre battait » (la discussion allait bon train ou plutôt, ceux qui discutent s’échauffent car le palabre n’est pas ici la discussion mais les débatteurs), « il tua sacrifices sur sacrifices » (le sacrifice n’est pas ici l’acte mais la bête que l’on exécute).

Le manifeste, la plainte, la réflexion politique ne sont jamais très loin : « Les Indépendances n’y pouvaient rien ! Partout, sous tous les soleils, sur tous les sols, les Noirs tiennent les pattes ; les Blancs découpent et bouffent la viande et le gras » (page 20). Et, a contrario, « Cette vie de grand commerçant n’était plus qu’un souvenir parce que tout le négoce avait fini avec l’embarquement des colonisateur. Et des remords ! Fama bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu, elle a reçu tout son soleil mais aussi le grand vent qui l’a cassée » (page 22).

L’islam non plus, tantôt métronome des journées (les cinq prières), tantôt occasion de commentaires plus ou moins ironiques.

Enfin le thème du roman, en se souvenant de ce que revendiquait Alain Mabanckou pour le roman africain, à savoir ne pas tomber dans le panneau d’écrire ce que le public occidental attend, parce que pour lui c’est représentatif de l’Afrique : exotisme, animisme, fantastique, voire misérabilisme, etc. Or que lit-on ici ? justement cela (griots, totems, mânes des aïeux, superstitions…). C’est un peu l’équivalent africain du « réalisme fantastique » de l’école sud-américaine emmenée par Garcia-Marquez, et c’est une référence élogieuse. L’histoire racontée à partir d’éléments locaux devrait atteindre à l’universel, selon Mabanckou, sans se cantonner au folklore (c’est ce qui faisait que Giono, par exemple, n’était pas un écrivain « régional » mais un grand écrivain, bien qu’il utilisât comme matériau des paysages, des anecdotes et des personnages de sa Provence natale) ; Kourouma atteint-il cet objectif ? Sans doute pas, bien que l’on prenne un grand plaisir à le lire et, sans toujours se l’avouer, à se dépayser grâce à lui. Et même plus : une fois qu’on a refermé son roman et compris l’épilogue de cette trajectoire humaine, on trouve un autre plaisir à le feuilleter et à redécouvrir posément, comme je viens de le faire pour ce billet, ses multiples facettes chatoyantes – descriptions impressionnistes, anecdotes, réflexions…

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