10/07/2017
"Les cinq cents millions de la Bégum" (Jules Verne) : critique
Ainsi donc je me suis plongé dans ce Jules Verne « Les cinq cents millions de la Bégum » que je n’avais pas lu étant enfant. Sans surprise, le style est alerte, sobre, sans fioritures, tout entier tourné vers l’intrigue et l’avancée de l’aventure : accrocher l’intérêt du lecteur et ne plus le lâcher. Peu de descriptions (juste ce qu’il faut), pas d’analyse psychologique des caractères ni de peinture des personnages, ou si peu. Mais c’est bien écrit (c’est par exemple cent fois mieux écrit que « La fortune des Rougon » d’Émile Zola que j’ai lu récemment et dont je reparlerai ; je comparerais volontiers ce style à celui de Maurice Leblanc, en un peu plus « classique » peut-être). Voici par exemple le début du roman : « Ces journaux anglais sont vraiment bien faits, se dit à lui-même le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir. Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est une des formes de la distraction. C’était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et purs sous leurs lunettes d’acier, de physionomie à la fois grave et aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un brave homme » (page 7). Et quelques lignes plus loin, le décor planté, l’action commence.
L’intérêt de l’histoire sera entretenu jusqu’au bout, même avec les invraisemblances coutumières de l’écrivain car son imagination, voire ses qualités visionnaires, impressionnent. Voyons par exemple ce qu’il dit de l’avenir lointain : « Les hommes vivant jusqu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme les plantes » (page 136).
L’argument en l’occurrence est simple : deux héritiers éloignés d’une fortune indienne sont retrouvés ; ce sont deux hommes de science, comme Jules Verne les aiment ; à quoi vont-ils employer ces deux cent cinquante millions chacun qui leur tombent du ciel ?
Ce n’est ni le confort ni les plaisirs qui guident ces deux scientifiques ; pour l’un, c’est le progrès de l’humanité, et plus particulièrement sa santé, à travers l’amélioration de l’hygiène (Pasteur n’est pas loin) ; pour l’autre, c’est plutôt la puissance et la concurrence, même si elles passent par la destruction de l’adversaire.
Nous sommes en 1879, la cruelle défaite de 70 est dans les cœurs de tous les patriotes, et surtout l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, qui nous ramène aux temps de l’Austrasie… Jules Verne ne craint pas de placer son roman sous le signe de l’affrontement dantesque et sans pitié entre le Bien et le Mal et de choisir ses héritiers dans les deux nations antagonistes du dernier conflit : la France et l’Allemagne.
Devinez lequel des deux vise le Bien et le bonheur universel, et lequel ne cherche que la domination sans partage et l’anéantissement de l’ennemi ?
Devinez lequel des deux vit dans la poursuite d’un idéal et dans l’altruisme, et lequel ne connaît que les machines et les armes de destruction ?
Jules Verne ne fait pas dans la dentelle ! Il raconte sans travestissement la lutte sans merci et sans équivoque entre le bon Français et le méchant Allemand, et même entre une approche « latine » et une approche « germanique » du destin de l’humanité. Ainsi, il fait écrire à une revue allemande, « Unsere Centurie », à propos de l’expérience en cours à France-Ville (des rêves de longue vie) : « (…) nous n’avons qu’une foi médiocre dans le succès définitif de l’expérience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver aux mains d’un comité où l’élément latin domine (sic !) et dont l’élément germanique a été systématiquement exclu. C’est là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde existe, il ne s’est rien fait de durable que par l’Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de définitif (on dirait du Gary Lineker !). Les fondateurs de France-Ville auront bien pu déblayer le terrain, élucider quelques points spéciaux ; mais ce n’est pas encore sur ce point de l’Amérique, c’est aux bords de la Syrie que nous verrons s’élever un jour la vraie cité-modèle (mauvaise pioche : la Syrie est aujourd’hui en ruine…) » (page 137).
À cette époque – le dernier quart du XIXème siècle – on parle encore de « race » et de « nègre », et le monde est clairement européen, les autres contrées n’étant évoquées que pour le folklore. Sauf que, incidemment, on trouve des éléments bien actuels dans le roman ; par exemple celui-ci : « Il faut dire aussi que l’affluence des coolies chinois dans l’Amérique occidentale jetait à ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires. Plusieurs États avaient dû recourir, pour protéger les moyens d’existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux (…). Et chaque coolie devait s’engager, en le touchant (NDLR : le salaire de un dollar par jour), à ne plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d’une population jaune, qui n’aurait pas manquer de modifier d’une manière assez fâcheuse le type et le génie de la cité nouvelle » (page 128). Sans doute parce que ces préoccupations existent depuis que le monde est monde…
Jules Verne maîtrise bien sûr à la perfection l’art de mener un récit : fin de chapitre en suspension, retours en arrière, actions se déroulant en parallèle, projection de quelques jours ou de quelques mois en avant, etc.
Comme Alexandre Dumas et Hugo, il pratique les titres pleins, tantôt intrigants, tantôt facétieux, tantôt laconiques.
Tout cela fait du roman – et de Jules Verne en général – un excellent compagnon pour quelques heures, distrayantes et vite passées.
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06/07/2017
Le grand homme d'Amiens
Célébrité d’Amiens, élu, c’est un homme moderne, s’intéressant à tout, surtout aux innovations et à l’entreprise, aux défis, à l’espèce humaine… C’est Benoît Duteurtre qui m’a fait repenser à lui récemment : dans son dernier livre (dont je rends compte dans ce blogue), il dit qu’enfant, il avait lu « Les cinq cents millions de la Bégum ».
Eh oui, public, c’est de Jules Verne que je parle, et non pas d’EM !
Jules Verne, qui a eu trois lieux de résidence : Nantes, Paris et enfin Amiens, dont il a été l’élu, où il est mort et où un boulevard et un musée – très intéressant – portent son nom. Il est enterré au cimetière de la Madeleine.
Quand vous arrivez à Amiens par le train (le Paris-Calais ; si c’est le Paris-Lille, il se sera arrêté à Longueau, c’est-à-dire en banlieue Est…), en sortant de la gare par le hall, vous avez essentiellement devant vous trois directions, dont une est axiale et les deux autres sont des boulevards (des « mails » aurait dit Anatole France) : à droite, le boulevard file vers le Nord, longe le quartier Saint Leu et dessert les fameux hortillonnages ; au centre, c’est une large rue piétonne qui traverse le centre-ville, passe devant l’hôtel de ville et vient buter sur la maison de la culture, héritage malraussien ; entre temps, sur la droite, on aura eu un aperçu de la somptueuse cathédrale (et le Beau Dieu d’Amiens sur son fronton), à visiter absolument ! Ne pas rater son labyrinthe au sol avant de se diriger vers les stalles du chœur ; revenons à la sortie de la gare : à gauche, le boulevard met le cap vers le Sud, via la rue Saint Fuscien et le beau quartier Henriville. C’est là, à dix minutes à pied de la gare que se trouve le musée Jules Verne.
Sa vie a été mouvementée… mais pas autant que ses « Voyages extraordinaires », collection d’innombrables romans censément « pour enfants », dont les péripéties se déroulent dans des décors exotiques aux quatre coins de la planète (et même plus loin…) et qui exploitent les découvertes scientifiques les plus récentes (et même plus…).
Comme je possède depuis quelques années une édition moderne mais conforme à celle de Hetzel des « Voyages extraordinaires », j’ai eu envie de lire « Les cinq cents millions ».
Nous en parlerons dans le prochain billet… mais une chose est sûre : faites un tour à Amiens (en Amiens ?) ; ajoutez aux merveilles que j’ai mentionnées plus haut le Beffroy et le Cirque (inauguré par Jules Verne) ; vous n’êtes pas obligés d’acheter des macarons rue des Trois Cailloux au prétexte minable de voir la boutique de Brigitte ; mais poussez plus à l’ouest vers la vallée de la Somme et, pourquoi pas, le Marquenterre au bord de la Manche…
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22/06/2017
"Pourquoi je préfère rester chez moi" (Benoît Duteurtre) : critique IV (Barry White et Olivier Messiaen)
Retour à « Pourquoi je préfère rester chez moi », recueil des humeurs et des enthousiasmes du critique Benoît Duteurtre.
À partir du chapitre 7, « Musiques de bordel », il argumente, avec un certain brio, sur ses préférences artistiques ; ainsi adore-t-il le chanteur populaire américain Barry White et révère-t-il le compositeur et organiste français Olivier Messien… Très bien, rien à y redire ; on partage ses goûts ou non mais comme sa culture et ses exigences sont élevées, il n’y a pas matière à polémiquer. À se passionner non plus… !
Il parle d’abord de sa découverte de la soul music américaine : « Dignes descendants des maîtres du swing, ils creusaient le filon inépuisable de la danse sous le regard condescendant des spécialistes de pop music – prompts à ranger tout cela sous le terme infâmant de disco », puis déclare sa passion pour Barry White, à partir de la fin des années 70, qui « avait alors apporté un complément nécessaire à mes délices : le slow, la musique lente, domaines d’excellence où se distinguait son propre talent ». Il disserte longuement sur ce qu’il considère comme son chef d’œuvre : « Sheet music ». J’ai moi-même une compilation des succès de Barry White, « The ultimate collection » (je l’écoute en écrivant ces lignes…), ce titre n’en fait pas partie (peut-être parce qu’il est trop long). « Même quand les noms des arrangeurs changent, la musique reste la même, et Barry White apparaît comme le principal auteur de ce produit musical sophistiqué qui sublime les recettes sucrées de la variété. Jamais dans la musique soul, l’orchestre à cordes n’a été autant sollicité ni travaillé pour envelopper chaque mélodie » (page 95). Peut-être mais cela reste de la variété – c’est-à-dire de la mélodie bien faite et bien orchestrée, surtout bien orchestrée – prête à consommer et qui ne prétend à aucune pérennité. Quand on voit le mépris dans lequel est tenue la « variété française » (en dépit des goûts du grand public), la modération s’impose dans l’enthousiasme vis-à-vis de Barry White et compères, sachant que, bien entendu, les goûts et les couleurs ne se discutent pas.
Benoît Duteurtre, critique musical lucide, n’ignore pas ces considérations. Alors, dans une deuxième partie, il en rajoute : « Les chansons de Barry White soulèvent des questions sérieuses (sic !). Elles nous invitent à réfléchir à ce contraste paradoxal entre un langage simple, voire pauvre (c’est ainsi qu’un musicologue le qualifierait) et une musique personnelle autant que singulière. Car le musicologue en question soulignerait que tout se résume ici à deux ou trois accords, inlassablement alternés ; que la mélodie et l’harmonie n’échappent jamais aux enchaînements convenus d’une musique tonale matinée de blues ; que la rythmique, pas davantage, ne s’affranchit du cadre d’une invariable mesure à quatre temps, à l’intérieur de laquelle tout se passe : c’est-à-dire rien ! » (page 96). Et d’accuser « une certaine vision européenne de l’histoire musicale », qui aurait opposé les tenants de la musique italienne (simple…) à ceux de la musique allemande (complexe…) ; et, à la fin, comme disait Gary Lineker, c’est toujours l’Allemagne qui gagne…
Plus intéressant, Benoît Duteurtre, page 99, rend hommage à l'arrangeur qui souvent « fin musicien, souvent passé par les études classiques, et qui a pour tâche d’habiller un bout de mélodie et de la transformer en création musicale ». Il cite à juste titre Jean-Michel Defaye, François Rauber, Alain Goraguer, Klaus Ogermann, sans qui les chefs d’œuvre de Léo Ferré, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Joaõ Gilberto n’auraient pas été ce qu’ils furent, et bizarrement il oublie George Martin et Quincy Jones. Pour lui, c’est dans cet ensemble abouti – mélodie entrainante, voix langoureuse et riches arrangements – que réside la magie des chansons de Barry White.
La suite de l’article est plus complexe mais bien plus enrichissante : elle parle de l’organiste et compositeur Olivier Messiaen, « formé au conservatoire de Paris, inspiré par les grands compositeurs du début du XXème siècle – Debussy, Ravel, Stravinski – (…) et dont la rythmique extraordinairement complexe s’inspirait des échelles de la musique indienne » (page 101). Il paraît que Pierre Boulez qualifiait ses créations de « musique de bordel »… alors qu’il avait été son élève, comme Stockhausen et Xenakis ! Pendant dix ans, Olivier Messiaen, touché par ces critiques, avait adopté « une seconde manière » de composer et recherché la complexité, avant de revenir à son style propre.
Pour Benoît Duteurtre, « Messiaen apparaît toujours davantage comme le plus grand compositeur français depuis Debussy et Ravel, célébré à ce titre par tous les musiciens et les orchestres du monde » (page 103). Et il faut lire les deux dernières pages qu’il lui consacre, à la fois réalistes sur l’homme et enthousiastes sur le musicien, magnifiques.
13:50 Publié dans Duteurtre Benoît, Écrivains, Essais, Littérature, Livre, Musique | Lien permanent | Commentaires (0)