01/10/2018
"L'encre dans le sang" (Michelle Maurois) : critique IX
Michelle Maurois évoque page 218 la pièce « Ce que ça dit » que Gaston a écrite à toute vitesse et dans laquelle joue Jeanne, à dix-sept ans. Cette année-là, c’était l’année 90…
Sait-on encore ce que sont des gommeux (« jeunes hommes à la mode »), des pschutteux (« nom qui remplacera bientôt gommeux »), des rastaquouères, des pannés (« jeunes gens qui ont attrapé une culotte à leur cercle, c’est-à-dire qui ont remporté une veste » et qui s’assemblent avenue Foch – « rendez-vous de la crème, du gratin, du persil » – pour assister au retour des courses) ?
« On attend surtout le huit-ressorts de la duchesse de Maillé qui arrache des cris d’admiration aux curieux ».
« Naturellement, les travaux qui bouleversent Paris sont à l’ordre du jour. Un personnage est pipelet des ruines de la Cour des comptes. Une scène (NDLR : de la pièce) évoque les dangers pour les passants de tomber dans la ville pleine de trous, de canaux forés pour l’installation du téléphone. On va jusqu’à parler des précipices des boulevards ».
Notons la curieuse phrase : « un personnage est pipelet des ruines de la Cour des comptes ». Comment la comprendre ? Soit pipelet est un substantif et alors ce personnage est l’ancien concierge de la Cour des comptes, à l’époque en démolition ? Soit pipelet est employé comme adjectif et on se dit que le personnage en question est « excessivement bavard » à propos de la Cour des comptes que l’on démolit… Mystère !
Le salon de Mme Aubernon est célèbre : « À la belle saison, c’était au Cœur-Volant, près de Louveciennes, que se poursuivaient les entretiens. Là aussi, les habitués se plaignaient de devoir dans l’après-midi prendre le train en tenue de soirée mais ils ne songeaient pas à se rebeller.
Mme Aubernon avait un esprit charmant. Certaines de ses formules sont restées célèbres (…). Après la mort de sa mère, elle disait : oui, je la regrette souvent, mais très peu à la fois » (page 230). Proust mettra cette formule dans la bouche du père de Swann.
Mais le salon qui éclipsait tous les autres était celui de Mme Arman « Léontine enchantait le salon par sa finesse, sa vaste culture, sa malice ».
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29/09/2018
"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique III
« Le désert des Tartares » est un roman du temps qui passe mais sans rémission (on ne le « retrouve » pas !).
« Cependant le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut pas s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. Arrête ! Arrête !voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais » (page 282).
« Qui s’enfuit déjà… », c’est une phrase de Jacques Brel (dans « Ne me quitte pas »), Brel qui a par ailleurs été inspiré par ce roman (« Je m’appelle Zangra, etc. »).
« On tourne la page, des mois et des années passent. Ceux qui furent les camarades d’école de Drogo sont presque las de travailler, ils ont des barbes carrées et grises, ils marchent avec calme dans les villes et on les salue respectueusement, leurs fils sont des hommes faits, certains sont déjà grands-pères. Les anciens amis de Drogo aiment maintenant s’attarder sur le seuil de la maison qu’ils ont fait construire, pour observer, satisfaits de leur propre carrière, l’écoulement du fleuve de la vie, et dans le tourbillon de la multitude ils se plaisent à distinguer leurs propres enfants, les engageant à se dépêcher, à devancer les autres, à arriver les premiers. Mais Giovanni Drogo, lui, attend encore, bien que son espoir diminue à chaque instant » (page 303).
Allez, encore une citation, la dernière : « Juste à cette époque, Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l’un de l’autre, malgré l’affection qu’ils peuvent se porter ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l’en décharger, si légèrement que ce soit ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c’est cela qui fait la solitude de la vie » (page 284).
Rideau !
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27/09/2018
"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique II
« Le désert des Tartares » est une fable sur les mauvais choix stratégiques en matière de projet de vie et de carrière, une fable sur le temps qui passe et la rapidité d’une existence, malgré l’inexorable répétition monotone de moments identiques et de gestes anodins, une fable sur nos illusions, nos attentes insensées ou futiles, notre passivité ou notre lâcheté… mais ce n’est pas une œuvre littéraire (à ceci près que le style d’écriture – neutre, sobre, concis, lancinant – est parfaitement adapté à son objet). C’est une sorte d’essai romancé.
Première citation, ce dialogue qui décrit la procédure de sécurisation des accès :
« La relève générale s’est effectuée à six heures. La garde pour la nouvelle redoute est partie d’ici à cinq heures et quart et est arrivée là-bas à six heures juste. Pour sortir du fort, cette garde n’a pas besoin du mot de passe, puisqu’elle est un détachement encadré. Pour pénétrer dans la redoute, il fallait le mot de passe d’hier ; et ce mot, seul le connaissait l’officier. Une fois la relève effectuée à la redoute, le mot de passe d’aujourd’hui entre en vigueur, et celui-ci aussi, l’officier est seul à le connaître. Et cela dure vingt-quatre heures, jusqu’à ce que la garde montante arrive pour la relève. Demain soir, lorsque les soldats reviendront (ils peuvent être là vers les six heures et demie : au retour la route est moins fatigante), le mot de passe, au fort, sera encore changé. Et, de la sorte, il faut un troisième mot de passe. L’officier doit donc en savoir trois, celui qui sert pour l’aller, celui que l’on doit utiliser pendant la garde et le troisième pour le retour. Toutes ces complications pour que les soldats ignorent le mot pendant qu’ils sont en route » (pages 60 et 61 de mon exemplaire des Éditions RENCONTRE de Lausanne, bizarrement non daté et sans code ISBN…). On dirait du codage à clé pour la transmission de messages confidentiels !
Il y a au fort une sorte d’ingénieur-qualité, Tronk, qui fait du contrôle et de l’analyse de risque à partir de « cas d’utilisation »: « Si l’officier est seul à connaître le mot de passe et que, admettons, il se trouve mal en route, que feront les soldats ? Ils ne pourront pas l’obliger à parler. Et ils ne peuvent pas non plus revenir à leur point de départ , parce que, cependant ce temps-là, aussi, le mot a été changé (…). Avec ce système, il leur faut trois mots de passe au lieu de deux et le troisième, celui pour rentrer le lendemain dans le fort, est mis en circulation plus de vingt-quatre heures à l’avance. Quoiqu’il arrive, ils sont obligés de conserver ce dernier mot, sinon la garde ne pourrait plus rentrer ».
Drogo objecte : « On les reconnaîtrait bien, non ? On verrait bien que c’est la garde descendante ! »
« Mon lieutenant, ceci est impossible. Il y a le règlement du fort. Sans le mot de passe, personne venant du côté du nord, personne, qui que ce soit, ne peut pénétrer dans le fort ». Personnellement, j’aurais écrit : « cela est impossible ».
« Mais alors, ne serait-il pas plus simple d’avoir un mot de passe spécial pour la nouvelle redoute ? La relève s’effectue d’abord et le mot pour rentrer est communiqué seulement à l’officier. De la sorte les soldats ne savent rien » (page 62).
« Bien sûr (…) mais il faudrait changer le règlement, il faudrait une loi »… « Avant, c’était beaucoup mieux » !
Voilà donc l’état d’esprit d’un homme qui, au bout de vingt-deux ans passés au fort, ne connaît plus que « ses odieux règlements » et a oublié le monde extérieur. On n’est pas loin d’Orwell et du « Meilleur des mondes ». Voire du diptyque « Tunc » et « Nunquam » de Lawrence Durrell.
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