01/09/2016
L'été Dutourd de France (VII) : franglais encore, franglais toujours
Le livre de Jean Dutourd (« À la recherche du français perdu ») regorge d’exemples de mots empruntés récemment à l’anglais, parfois en tombant dans le piège des faux-amis, sans autre raison que de prendre la place de mots existants, nombreux, précis et permettant d’exprimer des nuances.
Il y a casting, qui signifie « distribution ». Pourquoi ne pas utiliser ce mot ou bien « distribution des rôles » ? Mystère. Soyons justes : je l’ai vu récemment dans le générique de fin d’un film (peut-être celui d’Élie Sémoun « L’élève Ducobu » ?).
Il y a le « rôle-titre » qui est tout simplement le premier rôle. « Le propre de notre temps est de rechercher les exactitudes inutiles » (page 123).
Parfois on a du mal à le suivre dans ses excommunications… Voici par exemple « faisabilité » que nous autres, scientifiques et techniciens, nous employons à tour de bras (page 112) : « Parmi les mots les plus vilains et les plus bancroches importés de l’américain, je crois que la palme revient à faisabilité qui est une triple offense à la langue française.
D’abord parce que c’est un terme vague (NDLR : ah bon ?) ; ensuite parce qu’il est formé sur le verbe faire et qu’il est le substantif maladroit de l’adjectif faisable (NDLR : et alors ?) ; enfin, parce que possibilité, réalisation, exécution, aboutissement existent déjà, avec leurs nuances et suffisent à tout (NDLR : absolument pas, on ne doit pas parler du même mot ; ou alors Jean Dutourd n’a jamais mené d’étude de faisabilité ; la faisabilité, c’est la qualité de ce qui est faisable, donc réalisable ; si l’on admet faisable, pourquoi rejeter faisabilité ?) ».
Les messages dans les transports (songeons aux hôtesses de l’air qui faisaient rêver Jacques Dutronc) commencent en général par « Votre attention, s’il vous plaît », qui est la traduction mot à mot de l’expression américaine Your attention, please (page 132). Quant aux vendeuses et aux vendeurs, ils ont pris l’habitude de nous aborder par un « Puis-je vous aider ? », mot à mot de Can I help you ? qui veut dire « Qu’y a-t-il pour votre service ? ». Mimétisme idiot et inutile.
Idem pour cet habitude qu’ont les commentateurs politiques de parler de « ticket Machin-Truc » pour désigner des alliés dans une élection, tout cela parce « l’argot politique des États-Unis appelle ticket le candidat à la présidence et le vice-président qu’il a choisi » (page 141). Il serait si simple d’utiliser « tandem », mot anglais entré chez nous en 1816 mais surtout adverbe latin.
« Nègre étant devenu péjoratif depuis une vingtaine d’années, il a fallu trouver un synonyme honnête. Naturellement, c’est un mot anglo-saxon qu’on a choisi : prompter. Pourquoi pas « souffleur » qui en est la traduction ? Parce que c’est un mot français, pardi, et que le français n’est pas à la mode » (page 158).
« On entend des dizaines d’horreurs (du même genre) dans les séries télévisées américaines. Les traducteurs ne savent pas qu’excuse en français se dit « prétexte », que bingo ! peut se rendre par « gagné ! » et que le jackpot n’est autre chose que la « timbale » (page 160).
29/08/2016
L'été Dutourd de France (VI) : le sens des mots
Le sens de certains mots évolue ; d’autres voient un sens différent s’ajouter à leur sens originel ; indépendamment de l’américanisation de notre lexique et de notre syntaxe, la langue se transforme ; on peut en prendre acte ou bien, comme Jean Dutourd, le refuser, revenir à l’étymologie et pester.
Ainsi page 31 : « L’usage de l’adjectif sophistiqué dans le sens de compliqué, savant, à la pointe de la technique, etc., est particulièrement absurde (…). En français, sophistiqué n’a qu’un seul sens : qui tient du sophisme (…). Sophistiqué se dit encore d’une substance falsifiée ou frelatée ». Le sophisme est un faux raisonnement qui a quelque apparence de vérité.
« (…), besogneux ne vient pas de besogne mais de besoin. Le besogneux est un homme qui est dans la gêne, un indigent. Le mot d’ailleurs s’écrivait jadis besoigneux. Puis le i est tombé aux alentours de 1850 et la confusion s’est installée. Comme quoi les réformes de l’orthographe sont des choses à manier avec précaution » (page 50).
« Fiable se traduit en français par sûr (…).
Crédible : pourquoi dire d’un homme qu’il est crédible, alors que, jusque vers 1970, il se contentait d’être sérieux ? On n’a pas encore importé de l’américain le mot incrédible, pour désigner un farceur ou un sauteur mais soyons tranquilles ; cela viendra (NDLR : eh non, quinze ans plus tard, ce n’est pas le cas).
Laxiste : on n’a que l’embarras du choix pour la traduction : coulant, faible, indulgent, conciliant, clément, débonnaire, facile, bonhomme.
Chacun de ces mots exprime une nuance particulière. Tuer les nuances, c’est passer une langue au badigeon » (page 57).
« Le sens de fruste est effacé (…). Au XIXème siècle, fruste a pris le sens de grossier, mal équarri, sous l’influence du mot rustre, sans doute, qui l’a si bien mangé que personne aujourd’hui ne connaît plus sa signification initiale (…). D’ailleurs, on voit souvent imprimé le mot frustre (NDLR : avec deux r), qui n’existe évidemment pas dans la langue française mais illustre bien la façon dont un bon vieux mot a fini par se transformer en barbarisme » (page 116). J’avoue que je me pose à chaque fois la question au moment de prononcer le mot… mais je pense que la confusion vient de la proximité avec frustré (d’ailleurs, aujourd’hui, plus personne n’accepte d’être frustré, même les gens frustes ; mais c’est une autre histoire).
À mi-chemin entre la résistance au franglais, l’amour des mots anciens et corrélativement la rectification obstinée du sens des mots, Jean Dutourd s’attaque, sur un ton semble-t-il amusé, à l’américanisme gay (page 222) et en profite pour placer deux mots que le Hachette, dictionnaire de notre temps, ne connaissait pas en 1991 : « bougrerie » (sodomie, originellement « hérétique », au sens religieux, viendrait de « bulgare », attesté en 1172…) et « tribadisme » (lesbianisme, saphisme) mais qui sont attestés depuis le Moyen-Âge ou la Renaissance. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici la définition de « tribade » donnée par le Larousse en deux volumes de 1922 (l’année de la disparition de Proust…) : « du grec tribas, dos ; femme qui entretient un commerce charnel contre nature avec des personnes de son sexe ». Quant à la tribo-électricité, elle a rapport avec le frottement (du grec tribein, frotter).
Il raille nos gouvernants de l’époque (1999…) pour leur emploi de « fratrie » dans le sens de « état des frères et sœurs dans une même famille », alors que pour lui, c’est « une petite communauté de moines ou de sectateurs » ou « certaines associations communales de bourgeois ou d’artisans » (page 221). Et aussi pour l’invention du substantif « porte-parolat ».
15/08/2016
Irritations linguistiques XXXI : revue de presse
Dans le courrier des lecteurs (c’est bien un courrier, relisez mon billet du 11 août 2016…) du Marianne du 8 juillet 2016, BC (de Privas) apporte son soutien au journaliste Jack Dion sur le ras-le-bol de l’anglais (tiens, à propos, pourquoi ne se prénomme-t-il pas Jacques, comme tout le monde ?). Voici ce qu’il écrit : « C’est loin d’être la langue la plus riche ou la plus agréable d’Europe, voire du monde, mais elle a réussi à s’imposer partout… Même à l’Eurovision où, pour gagner, il faut chanter en anglais (…). Honte à ces membres français (NDLR : des institutions européennes ?) qui n’utilisent pas la langue de leur pays ; nous allons le leur faire payer ; pour s’adresser à eux, nous utiliserons nos langues régionales : occitan, catalan, breton… ». Le constat est juste et la colère légitime mais je ne souscris pas au remède car un Premier Ministre de la République a craint récemment de devoir répliquer à une apostrophe en corse. Donc, ne mélangeons pas tout.
Dans une tribune du Huffington Post consacré aux réformes (NDLR : n’y a-t-il pas suffisamment de journaux français en difficulté qu’il faille encore collaborer à des titres américains ?), Patrick Artus, membre du Cercle des Économistes, pose cette question : « Faut-il privilégier l’approche bottom-up ou l’approche top-down ? » (cité dans le Marianne du 8 juillet 2016). Ma réponse : tant qu’à écrire dans un journal américain, pourquoi ne pas le faire entièrement en anglais ?
De son côté et a contrario, pour la première fois depuis son « élection » au poste de président de la Commission de Bruxelles, Jean-Claude Juncker a pris la parole, non pas en anglais, mais en français et en allemand, les deux autres langues de travail de l’Union européenne, d’ordinaire laissées au vestiaire (NDLR : rappelons qu’au Luxembourg le cursus scolaire est organisé en trois phases successives, chacune dans une langue différente, luxembourgeois, français et allemand, et que les habitants sont polyglottes). « C’était pour faire passer un message » a précisé l’un de ses collaborateurs. « Ouf » conclut le journaliste de Marianne (8 juillet 2016), en riant jaune, « on a eu peur que la victoire du Brexit ne permette de (re)découvrir le pluralisme linguistique d’une eurocratie soumise à l’emprise de l’anglais ». C’est de l’humour, bien sûr. On peut aussi de se demander quel genre de message voulait faire passer J.-C. Juncker…
Le jargon politique ne part jamais en vacances. L’excellent Bernard Cazeneuve a ainsi mis en garde contre « une théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police ».
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)