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27/08/2018

"Le métier de lire" (Bernard Pivot) : critique II

Je me retrouve dans ses goûts littéraires : « Il y a eu une émission spéciale sur la science-fiction mais sans passion de ma part car au-dessus de dix-mille mètres et au-delà de l’an deux mille, je décroche, mon esprit se désagrège, mon attention se liquéfie, je deviens un extraterrestre non lisant. Un polar par-ci par là, très rarement : difficile d’en faire parler, il ne faut pas raconter l’histoire, alors… La bande dessinée n’est pas mon fort (…). (…) Ce sont les genres que je préfère : mémoires, biographies, romans, histoire, essais, documents, pamphlets, etc. qui se prêtent le mieux à l’exposition sous les sunlights » (page 39 de l’édition folio).

« Le public perçoit très bien mes coups de cœur parce que tout bonnement ils sont rares et sincères »(page 41). Et voici, page 42, les livres que Bernard Pivot se souvient d’avoir recommandé, tant ils lui avaient plu : « Mes coquins » de Daniel Boulanger, « L’exposition coloniale » (Éric Orsenna), « Montaillou, village occitan » (Emmanuel Le Roy Ladurie), « Qui a ramené Doruntine ? », « Le boucher » (Alina Reyes), « Les passions partagées » (Félicien Marceau), « Le choix de Sophie » (William Styron), « Comme neige au soleil » (William Boyd), « Le désenchantement du monde » (Marcel Gauchet). Et il regrette d’avoir « loupé » « La défaite de la pensée » d’Alain Finkielkraut, « L’empire éclaté » d’Hélène Carrère d’Encausse, « Naissance de Dieu » et « Quand les dieux faisaient l’homme » de Jean Botéro…

Il y a aussi les livres que B. Pivot juge illisibles mais que l’émission a fait acheter, les lecteurs étant « reconnaissants » à leurs auteurs d’une prestation « éblouissante » à Apostrophes : « Le je ne sais quoi et le presque rien » de Vladimir Jankélévitch, « L’homme de paroles » de Claude Hagège et « Pour l’honneur de l’esprit humain » du mathématicien Jean Dieudonné.

Et son interlocuteur de mentionner le petit calcul suivant : « À raison de cinq livres en moyenne par semaine sur onze mois de l’année, vous avez avalé au moins trois mille cinq cents livres, et sans doute près de cinq mille, le maximum qu’un grand lecteur comme Étiemble considérait qu’un homme puisse lire dans sa vie » (page 42).

Et sa bibliothèque ? Qu’a-t-il gardé de tous ces livres lus et jetés ?

Tous les livres de Cohen, Modiano (!), Tournier, Rinaldi, Blondin, Updike, Nourissier (!), Berberova, Echenoz…

« Ma bibliothèque est fondée, probablement comme la vôtre, sur le double registre : j’ai lu et aimé – je relirai ; j’ai appris – j’aurai besoin ; j’ai annoté et souligné – je profiterai du travail déjà fait (NDLR : pour moi, ça fait trois registres…) (…) Une petite centaine de livres s’installe (NDLR : j’aurais mis le pluriel car ce sont les livres qui s’installent, non la centaine) chaque année sur les rayonnages, pas plus (NDLR : !) (…) Je rejette sans regret des ouvrages auxquels j’ai consacré plusieurs heures si je sais qu’ils n’étaient que de circonstance et qu’ils ne serviront plus ni à mon plaisir ni à mon travail » (page 168).

À la lettre E, Bernard Pivot écrit : « Des écrivains comme Étiemble ou Yves Berger, qui ont une maîtrise parfaite de l’anglais, emploient un français impeccable que ne pollue aucun de ces mots importés pour faire chic » et, facétieux, signale que le grammairien ne regardait jamais à la télévision « le best of des talk-shows du prime time », tout simplement parce qu’il était couché ! (page 198).

Et le livre se termine par cet aveu d’impuissance résignée : « Les livres sont d’implacables envahisseurs (…) Aucune pièce n’est interdite aux livres (…) Il y a plus de quinze ans, les livres ont décidé (…) de se rendre maîtres de mon appartement et de ma maison de campagne » (page 221).

Au total, donc, c’est un livre intéressant, qui n’est recommandé qu’aux passionnés de littérature et d’actualité littéraire, et qu’on ne relira pas.

23/08/2018

"Le métier de lire" (Bernard Pivot) : critique I

Bernard Pivot, journaliste (courriériste comme il aime le dire), amateur de ballon rond et de Beaujolais, s’est rendu célèbre dans les années 80 (1980…) en animant une émission littéraire à la télévision, dans laquelle il invitait des écrivains, plus ou moins célèbres, à parler de leur livre ou à débattre sur un thème imposé. En quinze ans et quelques centaines d’invités, il en avait fait un rendez-vous incontournable et prisé du vendredi soir sur la deuxième chaîne, qui a fait beaucoup pour le succès commercial de nombreux ouvrages autrement passés inaperçus, les téléspectateurs se précipitant le samedi dans les librairies pour acheter le livre dont ils avaient apprécié la présentation ou l’auteur ou les deux.

En 1990, après mûre réflexion, il décide d’arrêter « Apostrophes » ; c’est alors que Pierre Nora, universitaire et éditeur, lui demande de se livrer à un exercice d’analyse sur l’expérience extraordinaire – unique au monde – qu’il vient de vivre. Bernard Pivot choisit de répondre par écrit plutôt qu’oralement. Il y livre ses petits secrets de « gratteur de tête à la télévision » et de grand dévoreur de livres (dix heures de lecture quotidienne !), ses grands succès, ses petits échecs, ses moments de grâce (François Mitterrand parlant brillamment du « Désert des Tartares » pendant cinquante minutes, Soljenitsine, Marguerite Yourcenar, Fabrice Lucchini et tant d’autres…).

L’année d’après on lui demande de créer une nouvelle émission, multi-culturelle celle-là, ce sera « Bouillon de culture ». Et il répondra également aux questions de Pierre Nora dix ans plus tard, sur cette émission, qui n’aura pas atteint la notoriété et la cote de popularité de la précédente.

Ces deux entretiens écrits sont complétés dans « Le métier de lire » par deux petits « dictionnaires » qui permettent à Bernard Pivot de narrer des anecdotes liées à telle ou telle émission. Au total, on ne peut pas dire que le livre soit passionnant – c’est autant dû au sujet qu’à la forme question-réponse – mais il est intéressant et facile à lire.

Certaines réponses – sur le zapping, sur la lecture, sur le métier de journaliste, sur le succès d’Apostrophes – sont fouillées et argumentées même s’il proclame à plusieurs reprises qu’il n’est ni un intellectuel ni un universitaire ni un critique. « Un critique littéraire, c’est une mémoire livresque considérable, plus une culture tous azimuts, plus l’esprit de découverte, plus un fort pouvoir d’analyse, plus un vrai talent d’écrivain » (page 66). Quelle fausse modestie de la part de notre journaliste !

« Malheureusement, à vouloir être partout, le zappeur n’est plus nulle part. Pour lui, plus de spectacle en continu mais une succession de fragments. Il ne regarde plus, il sonde. Il ne s’installe plus, il saute. À la durée, il préfère le va-et-vient ; à la fidélité, le vagabondage ; à la connaissance, les flashes (…). L’omniprésence du zappeur se paie d’une culture émiettée, parcellaire, au hasard du pouce (…) Or il est impossible que les habitudes contractées devant la télévision ne se retrouvent pas ailleurs (…) Une des raisons pour lesquelles les jeunes lisent de moins en moins, c’est l’inaptitude de l’écrit à se prêter aux pratiques du zapping » (pages 90 et 91).

13/04/2018

"Génération J'ai le droit" (Barbara Lefebvre) : critique V

Pour faire bonne mesure, Barbara Lefebvre renvoie la droite et la gauche (françaises) dos à dos : « Elle (la gauche) a joui sans entraves des bienfaits de cet élitisme bourgeois qu’elle adore détester mais qu’elle incarne avec une morgue sans égal. (La droite) a la vertu de l’assumer (le système de privilèges) au nom d’un libéralisme dévoyé et d’un individualisme vénal presque revendiqué » (page 88).

Et voici, page 93, après un commentaire des innombrables enquêtes qui déferlent dans les médias chaque année, ce qui concerne directement ce blogue : « Il suffit de lire les bandeaux déroulants sur les chaînes d’info en continu ou les tweets de tel ou tel conseiller ministériel, tous écrits précipitamment et sans relecture, pour constater l’état de la maîtrise orthographique, en particulier l’orthographe grammaticale ».

« L’abrutissement général est équitablement réparti, ce qui doit réjouir les gardiens du temple : l’égalité des malchances, c’est déjà de l’égalité ! » (page 94).

Les résultats des enquêtes de diverses origines sont concordants et accablants pour le système éducatif français ; à ce constat calamiteux, trois causes : les méthodes d’apprentissage, les programmes et la formation des maîtres. Un sans-faute dans l’erreur, sauvé par un déni persistant !

L’idée d’un « socle de compétences théoriques, réflexives et pratiques fondamentales » date de l’allongement de la scolarité obligatoire à 16 ans, c’est-à-dire de 1967, et pourtant nous n’en avons entendu parler qu’au moment des célèbres définitions des pédagogistes pour les verbes « nager » ou « courir »… Et encore, cela a popularisé la notion de compétence (et fait rigoler la France entière) mais non pas la notion de « fondamental » ou de « minimal ». Barbara Lefebvre nous apprend que, dans ce domaine comme dans d’autres, le traité de Maastricht nous a livrés à l’autorité de la Commission européenne et que Pierre Bourdieu, chargé par François Mitterrand d’élaborer un rapport sur l’école, a emboîté les pas des libéraux européens fédéralistes. Un comble !

Ce n’est pas tout : l’éparpillement des micro-compétences dans plusieurs domaines simultanés a ouvert la porte à la fameuse interdisciplinarité, prélude aux projets EPI de Mme Belkacem.

Et le tout transforme peu à peu l’école en productrice de futurs consommateurs et de « main d’œuvre docile, flexible et qualifiée en fonction des besoins du marché du travail » (page 101).

Incroyable mais vrai, le chapitre se termine par une allusion au Michel Houellebecq de « La possibilité d’une île ».

Encore un coup de la synchronicité !