03/11/2022
"Voyage au centre du malaise français" (Paul Yonnet) : critique I
On se dit : encore un essai sur les fractures de notre société française de 2022… Erreur ! Écrit en 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, ce livre a été publié début 1993 – presque trente ans ! – et il a fait grand bruit (je dois avouer que je n’en ai aucun souvenir), ainsi que le rappellent Marcel Gauchet et Éric Conan dans leur préface et postface de la réédition de L’ARTILLEUR (2022).
À l’époque le livre sous-titré « L’antiracisme et le roman national » fut une bombe ou plutôt un pavé dans la mare et aujourd’hui il sidère par sa préscience, sa lucidité et sa pertinence : c’est la description de ce qu’est devenue la France et c’est désespérant.
Dès l’introduction de son « Voyage au centre du malaise français », Paul Yonnet situe la rupture à la fameuse aventure de SOS Racisme et des potes (« Touche pas à mon pote »), qu’il considère comme l’aboutissement de l’évolution de la gauche arrivée au pouvoir en 1981 et incapable de tenir la promesse de « Changer la vie » (et non pas comme le déclencheur de cette évolution, ainsi qu’il est souvent prétendu). Il rétablit ainsi la chronologie : 1983, le tournant de la rigueur ; automne 1983, la marche des beurs originaires des Minguettes ; janvier-avril 1984, exposition sur « Les enfants de l’immigration » au Centre Pompidou ; octobre-novembre 1984, naissance de SOS Racisme ; « SOS Racisme n’a donc en aucune manière inventé un discours antiraciste différentialiste. Celui-ci le précède. Il s’y est lové à ses débuts », page 69. Parallèlement, premiers frémissements du Front national présidé par M. Jean-Marie Le Pen… Fin 1990, implosion du mouvement qui se fracture entre bellicistes et pacifistes à l’occasion de la Guerre du Golfe. Une période de moins de dix ans a pris fin…
Dès l’Introduction générale (page 16), Paul Yonnet utilise le mot racialisme, que je ne croyais pas si ancien. Pour lui, l’antiracisme est, historiquement, la lutte « contre les préjudices ou les sévices subis en fonction d’une origine raciale ou ethnique ». Mais en 1992, l’antiracisme des partis de gauche et de SOS Racisme s’insère dans un projet sociétal : « aujourd’hui, la promesse d’une harmonie panracial et multiculturelle à la française(…) Il est déjà moins simple, en un mot, de lutter contre le racisme tout en propageant le racialisme dans un ensemble (NDLR : comprendre : la société française) qui avait trouvé son unité sans lui et, d’une certaine manière contre lui. Le paradoxe absolu de l’antiracisme constitué dans la décennie 1980 (…) est qu’il prétend lutter contre le racisme français en détruisant le principe de l’assimilation républicaine, qui avait doté la France (…) d’une remarquable mécanique d’absorption des étrangers qu’elle voulait inclure ou qui souhaitaient s’inclure, mécanique (…) qui avait mis le pays à l’abri des déchirures et des autarcies communautaires à l’américaine, et qui lui avait permis (…) d’être à la fois un pays champion de l’immigration et, malgré ces circonstances a priori handicapantes, l’un des moins racistes du monde, pour s’exprimer a minima ».
Cet antiracisme des années 80, il l’appelle « néo-antiracisme » et il considère, en 1993, que non seulement « il a rendu légaux les concepts d’appartenance raciale ou ethnique », alors qu’il croyait combattre la notion de race, mais qu’il a engendré « une hantise de déséquilibres brutaux ou d’une catastrophe analogue à la chute de l’Empire romain ».
Paul Yonnet évoque aussi le « métissage » qui fait écho à la « créolisation » de M. Mélenchon aujourd’hui. Apparaît aussi le fameux « droit à la différence », auquel vont se rallier tant le Parti socialiste de 1981 que l’Église catholique. [Cela m’a rappelé – simple association d’idées – la célèbre émission « L’oreille en coin », qui a enchanté les samedis après-midis et les dimanches matins de France Inter de mars 1968 à juillet 1990 et dans laquelle on nous proposait d’écouter la différence]. C’est à l’époque « un assaut en règle contre l’assimilation française, amalgamée, par un enchaînement d’énoncés insinuants, à la violence meurtrière du nazisme » ! Nous y sommes toujours…
Remontant un cran au-dessus dans l’histoire des idées, Paul Yonnet y voit une conséquence de la décomposition de l’espérantisme prolétaro-marxiste et de la catholicité française.
Il s’agit alors d’une « profonde crise de la civilisation française ». « Pour cet antiracisme de nouvelle génération, l’adhésion aux principes des droits de l’homme suffit à définir la nationalité française, et par conséquent à la revendiquer. Le destin de la nationalité française se réaliserait dans un double mouvement d’absorption et d’expansion : le devoir d’accueil de tous les Français putatifs laisserait envisager un pays harmonieusement transformé en mosaïque panethnique – multiraciale et multiculturel – utopie préludant par l’exemple des ses bienfaits à la dissémination planétaire du modèle, en même temps qu’à la dilution de l’idée même de nation française ». En résumé, après avoir donné au monde les principes de 1789, la France lui donnerait l’exemple de « la fission panethnique et la désagrégation douce ».
Un livre prophétique donc, fouillé, théorique, tout juste vingt ans après que le romancier Jean Raspail avait publié « Le camp des saints », fiction mettant en scène un rafiot débarquant dans le sud de la France de pauvres hères originaires de Calcutta… Et vingt ans avant « Les territoires perdus de la République » de Georges Bensoussan. C’est vertigineux. Nous (la plupart d’entre nous) avons été aveugles et sourds. Que de temps perdu ! Que de dénis, d’aveuglement et de mauvaise foi (idéologique) !
Là s’arrête peut-être la vertu prédictive de l’ouvrage… En effet, dans ce domaine, heureusement, la France n’a rien donné du tout après ses fameuses Lumières et sa fameuse Révolution : c’est aux États-Unis que le wokisme a pris naissance, en l’occurrence à travers l’un de ses piliers qu’est la théorie critique de la race, et c’est au Canada que l’on a trouvé l’un des meilleurs exemples des accommodements raisonnables avec les innombrables revendications des minorités victimisées. Soit dit en passant, elle semble ne pas avoir donné non plus au monde la fameuse French Theory de ses intellectuels Foucauld et Derrida (dans son livre « La religion woke », Jean-François Braunstein démontre que ce n’est pas dans leurs écrits qu’il faut chercher les racines du wokisme des campus américains).
La France aujourd’hui ne fait que suivre ; elle résiste moins que le Danemark par exemple, mais elle résiste.
17:26 Publié dans Économie et société, Essais, Littérature, Livre, Société, Yonnet Paul | Lien permanent | Commentaires (0)
03/10/2022
"Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien" (O. Hurel, D. Riche) : critique I
J’étais cistercien, depuis longtemps ; je suis devenu clunisien. Expliquons un peu…
J’ai d’abord découvert l’abbaye du Thoronet, lors d’un séjour en Provence. Il n’en reste que des ruines mais assez bien conservées et mises en valeur, grâce, entre autres, à Prosper Mérimée, auteur de nouvelles (dont la célébrissime Carmen mise en musique par Bizet) et surtout, pour ce qui nous occupe, inspecteur général des monuments historiques : il sauva l’édifice de la disparition en 1841. Je me suis passionné pour cet édifice en lisant le fabuleux roman de Fernand Pouillon, « Les pierres sauvages », paru en 1959 (voir ma critique du 14 mars 2016), et d’autant plus que j’y ai trouvé maintes références à la gestion de projet, que j’enseignais alors. Je l’ai fait découvrir à mes étudiants à l’occasion d’un sujet d’examen (!).
Le Thoronet est l’un des trois monastères provençaux d’obédience cistercienne, c’est-à-dire dans l’orbite de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098 en réaction au faste de l’abbaye de Cluny (voir mon billet d'août 2017). Tiens, tiens, Cluny ! Mais pour l’heure les cisterciens seuls m’intéressaient : j’ai visité Cîteaux en Bourgogne et j’ai acheté un grand et beau livre : « Les abbayes cisterciennes » de Jean-François Leroux-Dhuys et Henri Gaud (Éditions Place des Victoires, 1998), dans lequel j’ai retrouvé Le Thoronet et aussi Orval, en Belgique. Les cisterciens voulaient revenir à la règle de saint Benoît (on parle de bénédictins), en réaction au luxe et aux dérives auxquels les moines de Cluny s’étaient laissé aller, comme nous allons le voir.
J’ai donc visité Cluny à l’été 2022, parce que ce lieu célèbre était sur ma route et je me suis familiarisé avec cette histoire millénaire, avec les constructions successives Cluny I, II et III (les outils numériques en donnent une image saisissante « comme si l’on y était »), avec l’irrésistible ascension favorisée par la Papauté et avec le lent effacement jusqu’au XVIIIème siècle. C’est cela que racontent les 295 pages du livre de Odon Hurel et Denyse Riche, « Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien - Xème-XVIIIème siècle » en 2010 chez Armand Colin, à l’occasion des 1100 ans de l’abbaye.
Sur un tel sujet – et n’est-ce pas le devoir de tout ouvrage historique ? – il importe de préciser sa motivation et sa justification (« pourquoi un nième livre sur Cluny ? ») : ici, il s’agit de se pencher, justement, sur les temps moins glorieux de l’ordre clunisien, après les fastes des deux premiers siècles, ce thème ayant longtemps été négligé par les historiens.
08:44 Publié dans Arts, Essais, Histoire et langue française, Hurel O., Riche D., Littérature, Livre, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0)
10/11/2021
"Suite anglaise" (Julien Green) : critique
En 1927, Julien Green, écrivain franco-américain, qui a célébré le Sud-Est des États-Unis de ses origines familiales (voir « Les pays lointains », « Les étoiles du Sud ») et qui est aussi connu pour son Journal (1926-1967), publie « Suite anglaise », son premier livre. Son but – un peu comme des « Études pour piano » ou des gammes – est de faire découvrir des écrivains anglophones qu’il apprécie et qui sont peu connus (à l’époque et encore aujourd’hui en France) : Samuel Johnson (1709-1784), William Blake (1757-1827), Charles Lamb (1775-1834), Charlotte Brontë et Nathaniel Hawthorne (1804-1864).
Ce sont des biographies très bien écrites, alertes et émouvantes ; il faut dire que les personnages qu’il a choisis sont tous sauf de paisibles écrivains : excentriques, quasi-fous, poursuivis par le malheur… la réalité dépasse la fiction !
Voyons ce qu’en dit Babelio :
« Samuel Johnson eut un grand succès de son vivant et fut une référence en son temps car il avait un esprit encyclopédique et était capable de disserter des heures sur n'importe quel sujet.
William Blake, immense poète naviguant aux portes de la folie et passant toute sa vie dans la tristesse et le dénuement.
Charles Lamb, simple employé de l'India House, vivait avec sa sœur qui souffrait de crises de démence. Il fréquenta Keats, Carlyle et Thomas de Quincey, opiomane notoire. Sa grande œuvre fut « Les Essais d'Elia » qui firent l’objet d'une parution par mois pendant cinq ans.
La vie de Charlotte Brontë fut d'une tristesse infinie. L'auteur de « Jane Eyre » vit deux de ses sœurs mourir de tuberculose. Elle dut gagner sa vie comme gouvernante, puis s'occuper de son père pasteur qui lui survécut mais l'empêcha d'épouser le seul homme qui s'intéressa à elle. Recluse dans un presbytère perdu, elle passa son temps à coudre et à écrire en compagnie de ses deux autres sœurs, auteurs des célèbres « Hauts de Hurlevent » et d'un frère violent, drogué et alcoolique. Elle mourut la dernière de sa fratrie.
Quant à Nathaniel Hawthorne, auteur de « La lettre écarlate », il travailla longtemps au service des douanes pour assurer la subsistance de sa famille. Alors que ses livres se vendaient assez bien, ses éditeurs oubliaient de lui verser ses droits d'auteur ».
Un petit livre à recommander, que l’on ne relira que si l’on s’intéresse à la littérature anglaise des XVIIIème et XIXème siècles.
07:00 Publié dans Écrivains, Essais, Green J., Littérature, Livre | Lien permanent | Commentaires (0)