19/11/2025
"Mon amitié avec Marcel Proust" (Fernand Gregh) : critique
Comme son sous-titre l’indique, ce petit livre contient quelques souvenirs de l’auteur relatifs à Marcel Proust et surtout un certain nombre de lettres que lui adressées le grand auteur et qu’il a retrouvées parfois fort tard (l’ouvrage est paru chez Grasset en 1959 !).
Ces lettres concernent exclusivement la littérature, à propos soit de livres, soit d’articles de revues, que l’un ou l’autre ont publiés entre 1892 et 1910. Elles sont caractéristiques de l’extrême délicatesse, qui frise parfois la flatterie, voire la flagornerie, avec laquelle Proust émettait des avis sur les œuvres de ses contemporains, ce qui n’empêchait pas, pour qui savait lire, des critiques acérées souvent pertinentes. Fernand Gregh dit ne pas être dupe de l’avalanche de commentaires dithyrambiques que lui attire la lecture par Proust de ses publications mais il est clair qu’il y prend plaisir, ce qui est bien normal. En ce qui concerne les critiques, il les prend avec lucidité et reconnaît qu’à chaque fois Proust vise juste. Son admiration est immense pour l’ami qu’il a connu tout jeune homme, réservé, mondain et en fin de compte « original ».
Un autre intérêt du livre est qu’il nous donne à voir ce monde fascinant de la Belle Époque, dix ou quinze ans avant le premier conflit mondial ; on y retrouve Anatole France, Mme Arman de Caillavet, André Gide, Antoine Bibesco, Robert de Montesquiou, Anna de Noailles, Maurice Barrès, Pierre Loti et tant d’autres, dont certains serviront de modèles pour la Recherche.
Je les avais découverts quant à moi, ces personnages, dans les formidables mémoires de Michèle Maurois, puis dans la biographie de Colette et plus récemment dans les « Dix ans de fêtes » de Liane de Pougy.
Tout cela pourrait être considéré comme la « petite histoire » de la « grande histoire littéraire » du début du XXème siècle... mais ce serait ignorer la magnifique conclusion de Fernand Gregh par laquelle il dresse la statue définitive de l’écrivain Marcel Proust et de son chef d’œuvre. Que l’on en juge :
« L’avenir lui rendra au centuple en longues années de gloire les nuits de son martyre, les nuits acharnées où il penchait sur les feuillets égratignés de son écriture féminine son front intoxiqué de somnifères, et arrachait phrase à phrase sa gloire future à ses interminables souffrances.
(tombe de Marcel Proust au Père Lachaise, photo personnelle du 3 juillet 2019)
Et maintenant il dort depuis trente-cinq ans au cimetière du Père Lachaise avec son père, sa mère et son frère, cependant que son œuvre traduite dans les langues les plus diverses répand son nom dans tous les pays de l’univers.
Je viens de la relire de bout en bout. Elle demeure prodigieusement neuve et hardie, en même temps que vaste et complexe. Je ne suis pas de ceux qui admirent sans restrictions certaines pages de Proust qui nous font penser, si j’ose le dire, tantôt à des ragots de domestiques, tantôt à des bavardages de vieilles filles, et qui donnent à certaines mœurs, si répandues soient-elles, un relief que proportionnellement elles n’ont pas, ou pas encore, dans la vie réelle. À le lire en effet, on a parfois l’impression que la première chose à quoi fait attention un voyageur entrant dans un palace, c’est au charme des maîtres d’hôtel ou à la beauté des jeunes liftiers ou bien, s’il arrive aux bains de mer, (qu'il) se demande quelle jeune fille de la plage initie ses compagnes aux jeux interdits.
Mais à côté de ces enquêtes qui ne nous révèlent rien de nouveau sous la calotte des cieux – car l’ardent Alexis et l’audacieuse Sapho ne sont pas d’hier –, à côté de ces choses que Proust a seulement le discutable honneur d’avoir mises en plein jour alors qu’on les maintenait jusque-là, même les plus hardis, dans la pénombre, en face de ces « parties honteuses », comme dit Shakespeare, de son œuvre, on trouve en elle une telle densité de vérités sur les cœurs humains traversés de part en part et sur les classes de la société recensées de haut en bas, une telle collection de types individuels caractérisés dans leur plus petit détail, des duchesses aux cuisinières et des ambassadeurs aux grooms, et tout à coup, à travers ces réalités, de telles oasis de fantaisie et de tels éclairs de poésie que, bien qu’on doive à son influence le cynisme avec lequel on parle aujourd’hui couramment, même dans les bals de jeunes filles, de certaines choses qu’on taisait autrefois – et pour commencer bien qu’il soit à l’origine de ce Corydon que Gide n’aurait jamais osé publier s’il n’y avait pas eu avant lui l’exemple de Proust non seulement toléré mais admiré – il faut finalement remercier le sort d’avoir, en mêlant dans les veines de Marcel le plus authentique sang français au sang d’un des plus intelligents et courageux peuples du monde, continué en lui la tradition qui fait de notre pays le grand pays pilote de (la) littérature et donné à la France, en cet autre Balzac, en ce Balzac-Pétrone, le dernier grand romancier et l’interprète le plus représentatif, dans son œuvre composite et géniale, de l’Europe à la veille du déclin » (pages 157 à 159).
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16/10/2025
"Les mots et les choses" (Benoît Duteurtre) : in memoriam
Benoît Duteurtre, critique musical et romancier, pianiste, spécialiste de la musique contemporaine, producteur de l’émission « Étonnez-moi Benoît » sur France Musique, est décédé le 16 juillet 2024 d’une crise cardiaque, à 64 ans. J’avais lu son roman en partie autobiographique, L’été 76. Et son attachement aux Vosges et à sa résidence secondaire du Valtin, près de Gérardmer, était encore une autre raison de me le rendre proche...
Il se trouve que je viens de lire – avec beaucoup de retard – sa chronique dans le Marianne du 27 juin au 3 juillet 2024, « Les mots et les choses », quelques semaines donc avant son décès.
Je ne résiste pas à la tentation d’en citer un large extrait, on y constatera facilement la similitude de vue avec l’épilogue de mon billet du 29 septembre 2025 : « Chaque matin, je reçois une demi-douzaine de romans de la rentrée mais je ne pourrai pas tous les lire. Pour commencer, je fais donc des piles afin de repérer les tendances.
Quelques-unes se confirment d’année en année, comme le triomphe du biopic version papier : cette histoire vraie racontée avec une ambition littéraire qui produit parfois de bons livres... sans pour autant répondre à l’ambition romanesque d’inventer des histoires.
Idem pour tous ces récits nourris par les sujets qui recoupent l’actualité sociopolitique : une refugiée syrienne, une résistante iranienne, des femmes courageuses face à des hommes et des régimes brutaux. C’est émouvant mais, là encore, il me semble que la force du romancier consiste davantage à éclairer des réalités invisibles – tel Houellebecq révélant la frustration sexuelle sous la prétendue libération.
Ajoutons les récits intimistes, poétiques et lyriques dans lesquels l’auteur s’exprime plutôt qu’il ne raconte.
Reste enfin la modeste pile des romans susceptibles de nous surprendre par l’imagination, de nous emporter dans des dédales inconnus, de nous faire réfléchir ou de nous faire rire : tels sont les joyaux que je recherche et dont je vous entretiendrai le moment venu »...
Malheureusement, il ne viendra plus d’autres moments ; c’était, involontairement, un testament de critique littéraire. Que l’on pourra utiliser à profit pour distinguer, dans la fameuse production des 500 livres de rentrée, ceux que l’on a vraiment envie de lire et qui vont nous enchanter.
11:43 Publié dans Duteurtre Benoît, Écrivains, Essais, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
06/11/2024
"Vauban ou la mauvaise conscience du roi" (Alain Monod) : critique II
Je ne sais pas ce qui est le plus admirable dans ces initiatives de Vauban : sa lucidité et sa hauteur de vue sur deux aspects fondamentaux de la vie en société ou bien sa persévérance et son obstination à convaincre malgré les rebuffades parfois humiliantes de son ministre de tutelle (lire page 78 la féroce réplique de Louvois en octobre 1687 !) et au-delà malgré l’indifférence de son souverain. Il n’aura de cesse en effet de remettre cent fois sur le métier son ouvrage, multipliant les refontes et les ajouts à ses mémoires, jusqu’à la fin de sa vie.
N’oublions pas, au-delà de la passion de convaincre, la profondeur de l’analyse et la qualité de l’argumentation de ces mémoires. Quatre ans après la révocation (en 1685) de l’Édit de Nantes (qui, depuis Henri IV, donnait aux Protestants la liberté de pratiquer leur religion dans le royaume), voici en résumé ce que dit Vauban :
- l’Édit de Fontainebleau est inapplicable !
- il a conduit à l’exil d’environ cent mille personnes qui ont emporté leur argent avec elles, au départ de compétences uniques qui étaient enviées dans toute l’Europe, à la ruine d’une partie du commerce, au renforcement des flottes ennemies par des milliers de matelots expérimentés et des armées étrangères par des centaines d’officiers et des milliers de soldats, à l’installation hors du royaume d’écrivains qui se sont déchaînés contre le roi lui-même
- les conversions forcées ont concouru à liguer les États protestants de l’Europe entière contre la France (page 82 et suivantes).
Bien plus, Vauban argumente pour la liberté de conscience :
- les persécutions n’ont jamais converti personne et même ont renforcé le camp des Huguenots ;
- au contraire elles ont développé une martyrologie dans ce camp ;
- la fabrique obstinée de faux convertis porte atteinte à l’Église et même au roi.
Au bout du bout, il affirme en substance que « le libre arbitre d’un sujet du roi est consubstantiellement lié à la personne humaine. Rien ne peut l’abolir. Aucune contrainte. Aucune persécution. Et cette liberté de conscience ne compromet pas l’unité du royaume, pas plus que l’allégeance des sujets à leur roi. Le crédit, l’autorité, la personne du monarque ne sont pas menacés. La liberté reconnue à chacun ne menace pas l’adhésion consentie par tous au pouvoir ». Alain Monod résume : « C’est une réflexion totalement étrangère aux préoccupations des puissants du royaume. Elle est déplacée, quasi inconvenante. Et par conséquent, pour Louvois, sans objet » (page 94). En fait, c’est proprement « révolutionnaire » ! Et c’est à comparer avec les louanges que décerneront lors de ladite révocation Mme de Sévigné, Bossuet, La Fontaine, La Bruyère, d’autres sans doute, notre admiration pour ces grands esprits dût-elle en souffrir...
Au risque de tomber dans l’anachronisme, il faut bien avouer que Vauban avait raison. Mais il ne s’arrête pas là : en 1698, il a 55 ans et il se lance dans une autre croisade. Constatant la misère du peuple français, il propose une grande réforme fiscale, consistant à imposer tous les revenus à un taux uniforme de 10 %. Aujourd’hui on l’appellerait, à la suite de Mme Thatcher, flat tax et on lui trouverait immédiatement le vice fondamental qu’elle impose de la même façon les hauts revenus et les bas revenus (aucune notion de tranche ; aucun effet de progressivité). Mais à l’époque, sa grande innovation, qui serait de rendre imposables toutes les classes sociales (alors que l’aristocratie et le clergé en sont dispensées,) la condamne tout autant – sinon plus – que la question des Huguenots. Là, il va avoir tous les puissants contre lui...
Sa conviction, il la forge au cours de ses innombrables voyages à travers des provinces du pays, qui lui ont permis de constater la misère et les souffrances du peuple, misère qu’il attribue à l’injustice du système fiscal. Ce dernier date de la décennie 1450–1500. « Des impôts directs frappent la terre, la maison, les personnes (la taille)... et s’ajoutent aux aides, aux traites et à la gabelle. La taille doit son nom au fait qu’une fois payée, les collecteurs gravent à titre de reçu son montant sur une taille de bois. Elle est due par les paysans, les ouvriers, les bourgeois. En étaient exempts, les nobles, le clergé et les officiers, c’est-à-dire les propriétaires de fonctions publiques. Les autres étaient taillables » (page 104).
Les impôts indirects étaient perçus par des fermiers ou traitants, moyennant une somme forfaitaire payé à l’avance à l’État. Le luxe de Vaux-le-Vicomte semble bien venir de la fortune amassée par le surintendant Fouquet lors de la perception de ces impôts. Ces fermiers étaient détestés par la population et le savant Lavoisier fut victime de cette détestation, puisqu’il terminera à la guillotine.
La gabelle était l’impôt sur le sel, qui était indispensable pour conserver les viandes et les poissons. Le sel était un monopole royal et ne pouvait être vendu que pour le compte de l’État via les fermiers. Chaque famille était contrainte d’acheter chaque année une quantité donnée de sel, qui devait être employé uniquement pour la table ! On peut visiter, à côté de Vézelay, les Fontaines salées, qui ont fourni de tous temps un moyen de contourner l’impôt sur le sel.
Les aides étaient prélevées sur les boissons.
Les traites étaient des droits de douane prélevés sur la plupart des marchandises au passage d’une province à l’autre.
Un autre impôt direct fut créé par le Roi après la mort de Colbert, la capitation : tous les sujets du roi devaient payer une somme liée à leur rang. Bonjour l’égalité devant l’impôt !
Alors quelle est donc l’argumentation de Vauban pour promouvoir son imposition uniforme de tous les revenus ? D’abord qu’elle existe ailleurs (en Chine par exemple !), ensuite qu’elle existe dans le royaume (c’est la dîme ecclésiastique), enfin qu’elle coûte moins cher à percevoir, qu’elle est facile à moduler par le Pouvoir et que son calcul est simple et connu de tous. Pour sa démonstration, Vauban redéfinit le rôle de l’État et de l’impôt : l’État doit protéger les citoyens et, pour ce faire, il doit être financé par une contribution de ces citoyens. Cela fait penser à l’une des propositions du philosophe Hobbes (sauf erreur) : le citoyen renonce à se faire justice lui-même au profit de l’État qui lui doit protection et qui a, pour ce faire, le monopole de la violence (légitime).
Je m’arrête là dans l’analyse du livre et laisse le lecteur découvrir ce que furent les dernières années de Vauban (son testament « secret », les poursuites contre son livre imprudemment imprimé, le rhume et la fièvre, et enfin son décès et ses obsèques dans un silence... royal).
Il est dommage que, sur la forme, le livre de M. Monod ne soit pas à la hauteur du sujet qu’il traite... Pas tellement parce que le style de l’auteur est assez quelconque, avec de nombreuses répétitions, mais parce que la relecture de son texte n’a manifestement pas été faite : que de coquilles !
- il manque tantôt un « e » au féminin, tantôt un « s » au pluriel ;
- le « A » majuscule en début de phrase n’est pas accentué ;
- dans une note du bas de la page 35, le biographe de Fouché est nommé Stefan Sweig ;
- « détonant » avec trois n comme « étonnant » page 77 (la phrase vaut la peine d’être citée en entier : « mélange des genres étonnant et à coup sûr détonnant, voir explosif » ;
- en conséquence, on ne sait plus si c’est une erreur de dactylographie ou bien la graphie de l’époque, quand on voit « pele-mêlées » dans une citation de Vauban (page 32) et « lui même » page 43 ;
- on lit page 22 : « Vauban est désormais au seuil de sa gloire » et deux pages plus loin : « Vauban, sexagénaire, fondateur du génie militaire, est au fait de sa gloire... » (sic). Faut-il comprendre que Vauban « avait conscience de sa gloire » ?
- « Dans une lettre à Louvois du 20 janvier 1673, écrite à l’attention du roi... » (page 32)... Il me semble que l’expression « à l’intention du roi » eût été plus adéquate ;
- « huguenots » sans majuscule... ; « elle dut concevoir une réelle sympathie » avec un accent circonflexe sur « dut »... (page 98).
Et que dire des textes fournis en annexe, à l’appui de la synthèse de M. Monod ! Reproductions des documents originaux, ils sont malheureusement quasi illisibles car imprimés en de tout petits caractères... C’est tout de même gênant dans un livre qui se veut exégétique !
À propos de vocabulaire, j’ai appris le mot « poliorcète » : stratège spécialisé dans l’art de mener un siège, en offense ou en défense.
Comme l’a fait Alain Monod dans son livre, terminons ce billet par l’éloge officiel de l’Académie royale des Sciences par la voix de son secrétaire perpétuel Fontenelle : « Personne n’a été si souvent que lui, ni avec tant de courage, l’introducteur de la vérité ; il avait pour elle une passion presque imprudente, et incapable de ménagement… En un mot, c’était un Romain, qu’il semblait que notre siècle eût dérobé au plus heureux temps de la République » (page 149).
Au total, c’est donc un essai fort intéressant sur un personnage du Grand Siècle dont on ne connaissait pas les passions éloignées du domaine militaire et qui était si en avance sur son temps. Je le recommande à tous les férus d’histoire.
07:00 Publié dans Écrivains, Essais, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Monod Alain | Lien permanent | Commentaires (0)


