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31/03/2023

Emily, jolie !

Il y a plusieurs semaines j’ai vu le film américano-britannique « Emily » de la réalisatrice Frances O’Connor. Il s’agit d’une biographie (les franglophones disent un « biopic », d’une part parce que « c’est américain », donc bien, et d’autre part parce que la racine « graphie » de « biographie » renvoie à l’écrit et non à l’image ; mais on parle bien « d’écriture cinématographique »…) de l’une des célèbres sœurs Brontë, celle qui a écrit « Les Hauts de Hurlevent » en 1847, son unique roman. [Somerset Maugham le citait en 1954 comme l’un des dix plus grands].

Le film, plutôt long (plus de deux heures), est captivant parce que l’histoire l’est et parce qu’elle est traitée « sans longueurs » (!), avec un souci esthétisant de bon aloi : beaux paysages, belle photo, belle musique, beaux costumes, mise en scène et déroulé impeccables, comme on les aime depuis… Barry Lindon. C’est dire que l’on passe un bon moment, que l’on s’instruit et que le dépaysement est au rendez-vous (pas de crise énergétique ni financière, pas de menace climatique ni démographique, pas de wokisme, pas de violence physique… uniquement les sentiments, la littérature et les drames de la vie).

Je raillais plus haut les franglophones mais je dois dire que nous autres, Français francophones, savourons aussi ce film parce que notre langue y est à l’honneur, étant l’objet d’un apprentissage assidu de la part de nos héroïnes et avec des résultats d’une qualité étonnante. Un film quasi bilingue, sachant que, précisément, les leçons de français jouent un rôle non négligeable dans le destin, plutôt funeste, des membres de cette famille.

L’héroïne, c’est Emily Brontë, jeune fille peu loquace, timide, renfrognée, frondeuse mais qui à la fois obéit à son père et cherche son amour. Elle est précédée et suivie de plusieurs sœurs (on ne parle pas dans le film des deux aînées décédées de tuberculose à l’âge du collège) et d’un plus jeune frère, qui nourrit pour elle une affection excessive qui fera son malheur (à elle) et décidera sans doute de sa vocation littéraire. En résumé, on est en compagnie de Charlotte, d’Emily, d’Anne et de Branwell (curieusement il porte comme prénom, le patronyme de sa tante). Leur mère, fragile, étant décédée précocement, c’est donc leur père, pasteur, qui les élève, de façon plutôt sévère et rigoriste.

Ah, encore un point sur le film : les acteurs sont crédibles et touchants, bref excellents. La critique a particulièrement salué l’héroïne, Emma Mackey, qui est effectivement remarquable.

Emma Mackey 2.jpeg

Soulignons en passant qu’on a l’impression de l’avoir déjà vue quelque part… En effet :

Emma Mackey 1.jpeg

Mais ce blogue n’est pas dédié à la critique cinématographique... Pourquoi donc ce billet sur le film « Emily » ?

Tout simplement parce qu’il m’a rappelé ce que j’ai lu dans « Suite anglaise », livre dans lequel Julien Green présente cinq écrivains anglais qui, en 1927, lui semblent peu connus du public français (cela est toujours vrai aujourd’hui !). Parmi ces écrivains, Charlotte Brontë (1816-1855)… Tiens, tiens, la sœur aînée d’Emily, qui a écrit plus tard Jane Eyre ! Je ne vais pas ici commenter à nouveau « Suite anglaise » (se reporter au billet du 10 novembre 2021) mais je veux seulement souligner comme les personnages de Charlotte et d’Emily y sont traités de manière bien différente. D’abord Julien Green parle essentiellement de Charlotte, qui, selon lui, n’était ni insignifiante ni jalouse. Au contraire elle s’est dévouée à l’éducation de ses sœurs et a tenu la maisonnée à la place de la mère disparue. Sa fin de vie a été horrible ; son père, qui avait longtemps refusé qu’elle se marie avec l’élu de son cœur, avait fini, au bout d’un an ou deux, par y consentir ; Charlotte s’est donc mariée mais, épuisée, s’est éteinte quelques mois plus tard. Quant à Emily, présentée dans le film comme fantasque, provocatrice, adepte du mysticisme et surtout immaîtrisable, voici ce qu’en dit Julien Green : « Emily, au contraire, souffrait tellement de vivre loin de Haworth [NDLR : la maison familiale] qu’il fallut l’y renvoyer au bout de trois mois. Elle ne se plaignait pas mais elle s’affaiblissait de jour en jour et l’on comprit enfin qu’on abrégeait sa vie en la gardant à Roe Head [NDLR : le pensionnat]. Elle retourna donc à la maison de son père, honteuse, malgré tout ce que l’affection de ses sœurs trouvait à lui dire pour la consoler ; elle se mit alors à travailler de toutes ses forces. Elle s’occupa de la cuisine [NDLR : Charlotte est, à ce moment-là, gouvernante au pensionnat], repassa le linge de la famille et, comme la vieille servante Tabby devenait infirme, Emily prit sa place et se chargea elle-même de faire le pain. Toutefois, elle n’oubliait pas ses études et on la voyait, les mains dans la pâte, jeter de temps à autre un coup d’œil sur une grammaire allemande qu’elle avait posée devant elle ». Quand Charlotte est de retour à la maison « Les deux sœurs avaient bien des choses à se confier et elles attendaient pour cela que tout le monde fût couché ». Emily approuva de tout son cœur le projet de sa sœur de solliciter l’avis du poète lauréat d’Angleterre sur des textes qu’elle avait écrits. On lit cependant que « Emily ne parvenait jamais à dire un mot. Elle n’ouvrait son cœur à personne et vivait repliée sur elle-même. Elle n’était pas accoutumée à la soumission qu’on attendait d’elle au pensionnat mais elle sacrifia sa volonté sans protester un instant ». Son frère Branwell, artiste, beau garçon, éloquent, ne semble pas aussi instable et détraqué que veut bien le montrer le film mais sans doute le diagnostiquerait-on aujourd’hui comme « bipolaire ». Toujours à propos de Branwell, une anecdote amusante : il fut renvoyé de là où il avait trouvé une place de précepteur. Devinez pour quelle raison ? Il était tombé amoureux de la mère de son élève et l’avait séduite, tel Julien Sorel. Et ce n’est pas tout. Comment donc s’appelait cette femme de vingt ans son aînée ? Mrs Robinson, oui ! Est-ce donc là l’origine de l’épisode du film « Le lauréat » et de la célèbre chanson de Paul Simon ?

C’est la honte dans la famille, les trois sœurs se replient sur elles-mêmes, se mettent à écrire et publient ensemble. Puis chacune leur tour : « Jane Eyre » d’abord, « Wuthering Heights » ensuite, et plus tard « The Tenant of Wildfell Hall ». Mais la critique londonienne s’obstinait à considérer qu’ils étaient tous l’œuvre d’un seul écrivain, et évidemment masculin… « On voyait dans « Wuthering Heights » un premier essai plein de promesses dont Jane Eyre était en quelque sorte l’accomplissement ; et il y a en effet dans Jane Eyre plus d’habileté technique, quelque chose de plus poli que l’art un peu sauvage de Wuthering Heights, mais l’opinion a changé depuis et beaucoup n’hésitent plus à placer le roman d’Emily au-dessus de celui de sa sœur aînée ».

C’est donc peut-être là la justification de la remise au premier plan d’Emily…

Les trois sœurs Brontë moururent dignement, l’une après l’autre, mais avec la même résignation et le même courage.

11/01/2023

"S'adapter" (Clara Dupont-Monod) : critique

Je connaissais Clara Dupont-Monod pour ses chroniques dans le journal Marianne…

Quand j’ai vu son livre « S’adapter », publié chez Stock en 2021, sur le présentoir d’une petite librairie de banlieue, avec une fiche de lecture pleine de louanges et une quatrième de couverture itou (« d’une vitalité sauvage » ! « un livre éblouissant » !... Ils sont payés, pour écrire des choses pareilles ?), j’ai eu envie de le lire, bien que rebuté par son titre, au demeurant très mal choisi.

Soit dit en passant, fallait-il créer un « prix Goncourt des lycéens » (elle l’a obtenu en 2021) ? À quand un Goncourt des cadres supérieurs, un Goncourt des seniors, etc. ? Déjà qu’il y avait le prix Femina (elle l’a obtenu aussi en 2021)… Le but est-il de décerner un prix à un pourcentage important des innombrables « œuvres » publiées à chaque rentrée ?

Bref, j’ai donc lu le livre de Clara Dupont-Monod, qui raconte comment les membres d’une famille réagissent à l’arrivée d’un enfant lourdement handicapé (puisqu’il va vivre toujours allongé, sans pouvoir tenir sa tête et sans pouvoir parler). On va dire que chacun des enfants « s’adapte » à cet autre, c’est sans doute ce que signifie le titre… Les parents restent en filigrane, ils ne sont pas sujets du livre, ils sont supposés « faire bien », « être comme il faut » ; ils se démènent et « ils assurent », une fois le choc un peu dissipé : « L’insouciance, perverse notion, ne se savoure qu’une fois éteinte, lorsqu’elle est devenue souvenir (…) Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu’était leur existence. Désormais tout ce qu’ils s’apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu’ils avaient vécu avant aussi, tant la nostalgie de l’insouciance peut rendre fou. Ils se tenaient donc sur la faille, entre un temps révolu et un avenir terrible, qui, l’un comme l’autre, appuyaient de leur poids de douleur. Chacun composa avec sa réserve de courage. Les parents moururent un peu. Quelque part, dans le tréfonds de leur cœur d’adultes, une lueur s’éteignit. Ils s’asseyaient sur le pont, au-dessus de la rivière, les mains enlacées, à la fois seuls et ensemble. Leurs jambes pendaient au-dessus du vide. Ils s’enveloppaient des bruits de la nuit comme on s’enroule dans une cape, pour avoir chaud ou disparaître. Ils avaient peur. Ils se demandaient : « Pourquoi nous ? » Et aussi : « Pourquoi lui, notre petit ? » Et bien sûr : « Comment va-t-on faire ? » (page 15)

La façon de s’adapter de chacun est présentée « par protagoniste », à savoir, d’abord « comment réagit l’aîné », ensuite « comment réagit la cadette », enfin « comment réagit le dernier ». Ce n’est pas très original (Lawrence Durrel a fait un usage grandiose du processus dans son « Quatuor d’Alexandrie » et il paraît que Faulkner aussi l’a utilisé) mais c’est intéressant.

Dans les films, c’est une caméra – et partant, le metteur en scène derrière la caméra – qui montre les acteurs et fait comprendre leur comportement. Dans « S’adapter », ce sont les murs de la cour qui racontent et encore, pas tout le temps (Clara Dupont-Monod n’est pas allée au bout de son idée, tant mieux). Ce truc de narration apparaît superficiel et, pour tout dire, peu adapté (!) au sujet.

Mais le roman tourne très vite à l’étude de cas ou à l’essai psychologique ou au compte rendu d’enquête ou à la démonstration, en partie parce que l’auteur ne donne pas de prénoms à ses personnages. Elle nous parle donc de « L’aîné », de « La cadette », etc. J’ai trouvé ce procédé désagréable. On reste à distance, c’est dommage.

Le style n’est pas en cause – il est de qualité et rend la lecture facile, malgré quelques répétitions (pas tellement dans le vocabulaire, surtout dans les situations et les comportements) et malgré quelques maladresses : « son caractère taiseux épaississait son aura » (page 14), « la fidélité adamantine du granit (…) » [qui a l’éclat du diamant], « la porosité absorbante du tuffeau » (page 16) [une porosité peut-elle ne pas absorber ?], « les enfants avaient tendu contre nous des guirlandes d’ampoules colorées pour guider les invités » (page 17) [malgré notre interdiction ?].

Les lieux sont seulement évoqués, jamais vraiment décrits. On devine les paysages des Cévennes mais l’institution où l’enfant sera hébergé est nommé « la prairie »… Cela donne un texte sans chaleur, sans pittoresque.

Au total, quel message peut-on retenir ? Que l’arrivée d’un enfant « inadapté » (selon l’expression de Clara Dupont-Monod) perturbe grandement et à long terme, une famille, mais pas forcément de façon négative. Chacun des autres enfants doit se positionner, par rapport à lui, par rapport à la fratrie et par rapport aux parents, dont les priorités ont changé.

Bon, j’ai lu ce livre (assez vite d’ailleurs, 142 pages en poche…) et je ne relirai pas. Et je ne me vois pas le recommander (J.-B. Chevallier qui l’a fait, lui, parle d’un livre « plein de poésie » et du « regard touchant des pierres de la maison de famille »…).

04/01/2023

"Soudain, seuls" (Isabelle Autissier) : critique

Ma méthode « analogique » ou « thématique », à la Warburg, pour sauter d’un livre à l’autre, s’est appliquée naturellement à l’automne 2022. Ayant récupéré chez mon père plusieurs livres d’Hervé Bazin, je jetai mon dévolu sur « Les bienheureux de la désolation », intrigué par le titre, par le sujet – très éloigné des sujets habituellement traités par cet auteur – et par le lieu : l’île de Tristan da Cunha, en plein milieu de l’Atlantique Sud, pile entre Buenos-Aires et Le Cap.

Pendant que je terminais ce livre, dont je rendrai compte une autre fois, je tombai sur un billet de Pauline Laigneau qui donnait des conseils de lecture pour les fêtes, vite complété par plusieurs suggestions, dont celle de Clotilde Dusoulier. J’ai extrait de cette liste : « S’adapter » de Clara Dupont-Monod, « Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson et « Soudain, seuls » d’Isabelle Autissier, sachant que le commentaire « Un livre prenant, haletant, que j’ai adoré » s’adressait à un quatrième, le  célébrissime « Comte de Monte-Cristo » d’Alexandre Dumas, que j’ai lu depuis longtemps et « adoré », cela va sans dire. [On ne s’étonnera pas que, pour le verbe extraire, j’ai soudain préféré le passé composé… car son passé simple n’existe pas ! Merveilles de la langue française ! Ceux qui actuellement la simplifient à outrance et ceux qui s’obstinent à la déformer pour voler au secours des femmes, ne savent pas ce qu’ils perdent…].

J’attaquai donc le livre d’Isabelle Autissier et constatai qu’il commence à peu près comme « L’île mystérieuse » de Jules Verne ou comme « Robinson Crusoë » de Daniel Defoe, c’est-à-dire par un naufrage, et surtout que son action se passe dans l’île de Stromness, qui fait partie de l’archipel de Géorgie du Sud (non, rien à voir avec la Géorgie de l’ex-URSS ni avec la Géorgie de Scarlett O’Hara !), qui compte également les îles Sandwich du Sud. Cette île est, comme Tristan da Cunha, perdue en plein Atlantique-Sud et a abrité au début du XXème siècle une station baleinière (voir le rond noir sur la carte ci-dessous).

Carte Île de Stromness.jpg

 

Venons-en au petit livre « Soudain, seuls » publié par les Éditions Stock en 2015. Pour ne pas en dévoiler la chute, je me contenterai de le résumer de la façon suivante : un couple quitte son confort parisien bobo pour se lancer dans un tour de l’Océan Atlantique à la voile. Lui est un dilettante optimiste qui attire la lumière sur lui ; elle souffre d’être « transparente », manque de confiance en elle et pratique l’alpinisme. Arrivés à la latitude des Malouines (les Îles Falkland des Anglais), ils décident de mouiller devant Stromness et de s’offrir un petit séjour sur cette île rocailleuse et inhabitée, sauf par les manchots. À partir de là, le pire se produit : ils perdent leur bateau, en sont très vite réduits à consommer la viande locale (devinez…) et désespèrent de trouver un moyen de se sortir de ce très mauvais pas. Naturellement la belle entente de leur couple devient vite un lointain souvenir et cela n’arrange pas leur situation. Les circonstances vont faire qu’ils suivront chacun leur voie, avec des issues différentes… Le salut viendra d’une équipe de scientifiques et d’un journaliste parisien en quête d’un article percutant. Le retour de Louise à la vie parisienne sera difficile.

Voilà…

L’histoire que nous raconte Isabelle Autissier pourrait être vue comme la démonstration que dans des conditions extrêmes une femme est plus réfléchie, plus pragmatique, plus résistante et plus déterminée qu’un homme (et je vous laisse extrapoler cette démonstration aux conditions non extrêmes…).

Ou bien que des circonstances exceptionnelles permettent à des êtres même effacés de se dépasser et de réussir mieux que d’autres a priori plus doués…

Ou que, de David ou Goliath, c’est toujours David qui triomphe car l’intelligence, l’opportunisme, l’esprit d’initiative et l’absence d’hésitation quand il s’agit d’imaginer une solution non triviale, seront plus efficaces que les capacités physiques ou l’agressivité (c’est un peu la morale du Lion et du Rat, non ? « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage »)…

Ou bien que les couples en apparence les plus solides résistent difficilement aux situations de stress extrême… N’est pas charitable,  empathique et oublieux de soi qui veut…

Ou bien que la vérité doit toujours être dite, faute de quoi on traîne avec soi un sentiment de culpabilité insupportable…

Ou bien que les excursions dans l’extrême sont réservées à des professionnels endurcis et bien préparés et que les gens simplement sportifs doivent s’abstenir…

Il y a de tout cela, sans doute, dans ce livre mais c’est trop en 217 pages seulement.

C’est raconté dans un style quelconque (voir Musso-Lévy) et avec des références quelque peu naïves. Par exemple : friande d’aventure, Louise dévorait Jules Verne et… Zola ! Autre exemple : un soir, à Islay, temple du whisky écossais, elle « déniche » 1984 de Georges Orwell, « se met au lit avec » et y trouve une similitude entre elle et Big Brother !

Navigatrice de talent et aujourd’hui présidente de WWF France, Isabelle Autissier se voit écrivain. Pourquoi pas… Son petit livre se lit sans déplaisir, comme un dépaysement. Mais pas question de le relire un jour ni de le recommander comme un morceau de littérature.