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01/12/2025

"Dix ans de fêtes" (Liane de Pougy) : critique

Ce petit livre, publié aux Éditions Bartillat en 2022, a pour sous-titre : « Mémoires d’une demi-mondaine ». Il rassemble des articles du quotidien La Lanterne qui racontent, à partir du 3 novembre 1903, les innombrables succès « sentimentaux » d’une très belle femme, Liane de Pougy, dans la société de la Belle Époque. Liane se considère comme une demi-mondaine, une « cocotte », c’est-à-dire qu’elle n’est pas une prostituée (ses « aventures tarifées » feront néanmoins sa fortune : colliers de perles, diamants et même un hôtel particulier...) mais qu’elle n’est pas non plus une femme du monde, une femme respectable, ni aristocrate ni épouse d’un homme célèbre de « la haute » : c’est une demi-mondaine.

Née Anne-Marie Chassaigne, mariée à un officier de marine, puis divorcée, sa principale activité pendant dix ans sera d’être la maîtresse de ces hommes célèbres... jusqu’à son unique vrai grand amour pour le docteur Albert Robin, sa tentative de suicide et son mariage avec un neveu de la reine Nathalie de Serbie (elle devient de ce fait « Princesse Ghika ») le 8 juin 1910. D’une tromperie de son mari s’ensuit un ménage à trois avec la fameuse Natalie Clifford Barney et sa nouvelle compagne. Une vie suffisamment remplie ? Que nenni ! Liane se convertit au catholicisme et prononce ses vœux le 14 août 1943 sous le nom de Anne-Marie de la Pénitence. Elle meurt à Lausanne le 26 décembre 1950. 

Pendant dix ans, elle collectionne donc les succès, les hommes (riches) tombent littéralement à ses pieds. Elle ne s’en vante pas spécialement, consciente de sa beauté et de sa plastique incomparables et trouvant ces déchaînements de passion tout à fait... inévitables. Cela donne un ton prétentieux plutôt lassant à sa narration jusqu’à la moitié du livre environ.

Ses rivales à l’époque sont les autres courtisanes et artistes de music-hall : Caroline Otero (la Belle Otero) et Jane Thilda principalement. Elle est amie avec les écrivains et auteurs dramatiques Jean Lorrain et Henri Meilhac.

Ces articles de Liane de Pougy n’avaient jamais été rassemblés dans un livre, alors qu’elle a publié plusieurs ouvrages inspirés de ses aventures sentimentales diverses. L’édition de janvier 2025 que j’ai entre les mains est malheureusement entachée de nombreuses coquilles. Ma première réaction a été de me dire : que font donc les relecteurs ? Mais, en constatant la liberté de ton de notre écrivain, sa crudité parfois, ses allusions à peine voilées et ses avis intempestifs (qui peuvent choquer aujourd’hui), je me suis félicité qu’aucun « relecteur de sensibilité » n’ait mis son nez ni sa patte dans ce récit, nous permettant d’avoir un témoignage sans filtre sur l’esprit de l’époque. On peut lire ainsi, page 155 : « Je le regardai, son nez crochu, sa lippe tombante et ses yeux aux paupières lourdes me désignèrent immédiatement sa race. Je n’en fus que plus irritée » ! Intolérable pour nous après la Shoah et même à l’époque de l’affaire Dreyfus.

Le style plein d’humour et de piques « en passant » de Liane de Pougy prend le relais de son autosatisfaction béate à partir de la moitié du livre (elle a dû en sentir elle-même la vanité...). Que l’on en juge : « Nous y allâmes en toilettes très simples (...) J’étais en noir, avec le plus simple de mes chapeaux, au cou un rang de grosses perles, sans plus. Mon amie avait également une toilette sombre, qui seyait à sa blondeur exquisément artificielle » (page 155) !

Les notes de bas de page d’Éric Walbecq apportent nombre d’informations éclairantes et décodent, quand c’est possible les patronymes réels cachés derrière les noms inventés par Liane de Pougy.

Liane fait languir ses soupirants, leur extorque cadeau sur cadeau, et se refuse la plupart du temps. D’ailleurs elle nous fait comprendre qu’aller « jusqu’au bout » ne l’intéresse pas et que la frénésie des hommes « à consommer » lui répugne et l’afflige. Chaque aventure ne dure guère plus que trois mois. Clairement elle préfère les amours saphiques – au premier rang desquels sa longue histoire avec l’Américaine Natalie Clifford Barney, qui a aussi « côtoyé » Colette... Elle raconte aussi, par exemple à propos de Jean Lorrain, des anecdotes « à la Proust » : « Il a le culte de la Force. Comme une femme, il aime se sentir méprisé, insulté par elle : c’est une sorte d’ivresse pour lui que l’humiliation qui en résulte »... Et de donner rendez-vous à un Apache, tout juste sorti de prison, qui le dépouille de ses bijoux (sic), sans s’intéresser autrement à lui (page 202).

Sa série d’articles est par ailleurs bien construite, puisqu’au moment où le lecteur se lasse de ses récits à peine crédibles (jusqu’où va donc se nicher la naïveté et la faiblesse des hommes ?), elle en vient, dans l’article intitulé « 2 février », à son grand amour pour le docteur Albert Robin, qui va durer deux ans : « J’ai été la chère proie d’un amour ineffable » (page 211).

Après une trahison dont elle se venge immédiatement (on n’a pas été la reine de Paris pendant des années pour rien !), elle envisage d’épouser son ami Jean Lorrain, pourtant « inverti » comme elle dit, et termine son récit avec brio et sensibilité par son séjour à Venise...

Au total, « Dix ans de fêtes » nous immerge dans la Belle Époque, dont l’apparente liberté des mœurs ne laisse pas de nous surprendre (je pense en particulier à Julien Green, qui fait partie de la génération suivante, celle des années folles et qui raconte dans « Jeunesse » qu’il draguait dans les jardins publics...). Notons que Liane de Pougy n’évoque à aucun moment ni Proust ni Colette, ses contemporains. Bien sûr sa vie, dans le luxe et aussi la luxure, nous apparaît pour ce qu’elle est : superficielle et sans beaucoup de morale : « Programme vraiment trop bourgeois pour me satisfaire. Quelle femme du monde s’en serait contentée ? Toutes ont leurs aventures, qui les aident à prendre en patience le mariage et le mari : pourquoi celles qui ne sont que collées ne jouiraient-elles pas des mêmes libertés ? Dans tout ménage, régulier ou non, pour ne pas s’ennuyer trop, il faut être au moins trois » (page 25). Mais cette vie est racontée avec une qualité de forme, une insouciance et une fantaisie qui nous charment et nous attirent.

Quelle époque !

19/11/2025

"Mon amitié avec Marcel Proust" (Fernand Gregh) : critique

Comme son sous-titre l’indique, ce petit livre contient quelques souvenirs de l’auteur relatifs à Marcel Proust et surtout un certain nombre de lettres que lui adressées le grand auteur et qu’il a retrouvées parfois fort tard (l’ouvrage est paru chez Grasset en 1959 !).

Ces lettres concernent exclusivement la littérature, à propos soit de livres, soit d’articles de revues, que l’un ou l’autre ont publiés entre 1892 et 1910. Elles sont caractéristiques de l’extrême délicatesse, qui frise parfois la flatterie, voire la flagornerie, avec laquelle Proust émettait des avis sur les œuvres de ses contemporains, ce qui n’empêchait pas, pour qui savait lire, des critiques acérées souvent pertinentes. Fernand Gregh dit ne pas être dupe de l’avalanche de commentaires dithyrambiques que lui attire la lecture par Proust de ses publications mais il est clair qu’il y prend plaisir, ce qui est bien normal. En ce qui concerne les critiques, il les prend avec lucidité et reconnaît qu’à chaque fois Proust vise juste. Son admiration est immense pour l’ami qu’il a connu tout jeune homme, réservé, mondain et en fin de compte « original ».

Un autre intérêt du livre est qu’il nous donne à voir ce monde fascinant de la Belle Époque, dix ou quinze ans avant le premier conflit mondial ; on y retrouve Anatole France, Mme Arman de Caillavet, André Gide, Antoine Bibesco, Robert de Montesquiou, Anna de Noailles, Maurice Barrès, Pierre Loti et tant d’autres, dont certains serviront de modèles pour la Recherche.

Je les avais découverts quant à moi, ces personnages, dans les formidables mémoires de Michèle Maurois, puis dans la biographie de Colette et plus récemment dans les « Dix ans de fêtes » de Liane de Pougy.

Tout cela pourrait être considéré comme la « petite histoire » de la « grande histoire littéraire » du début du XXème siècle... mais ce serait ignorer la magnifique conclusion de Fernand Gregh par laquelle il dresse la statue définitive de l’écrivain Marcel Proust et de son chef d’œuvre. Que l’on en juge :

« L’avenir lui rendra au centuple en longues années de gloire les nuits de son martyre, les nuits acharnées où il penchait sur les feuillets égratignés de son écriture féminine son front intoxiqué de somnifères, et arrachait phrase à phrase sa gloire future à ses interminables souffrances.


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(tombe de Marcel Proust au Père Lachaise, photo personnelle du 3 juillet 2019)

 Et maintenant il dort depuis trente-cinq ans au cimetière du Père Lachaise avec son père, sa mère et son frère, cependant que son œuvre traduite dans les langues les plus diverses répand son nom dans tous les pays de l’univers.

 Je viens de la relire de bout en bout. Elle demeure prodigieusement neuve et hardie, en même temps que vaste et complexe. Je ne suis pas de ceux qui admirent sans restrictions certaines pages de Proust qui nous font penser, si j’ose le dire, tantôt à des ragots de domestiques, tantôt à des bavardages de vieilles filles, et qui donnent à certaines mœurs, si répandues soient-elles, un relief que proportionnellement elles n’ont pas, ou pas encore, dans la vie réelle. À le lire en effet, on a parfois l’impression que la première chose à quoi fait attention un voyageur entrant dans un palace, c’est au charme des maîtres d’hôtel ou à la beauté des jeunes liftiers ou bien, s’il arrive aux bains de mer, (qu'il) se demande quelle jeune fille de la plage initie ses compagnes aux jeux interdits.

Mais à côté de ces enquêtes qui ne nous révèlent rien de nouveau sous la calotte des cieux – car l’ardent Alexis et l’audacieuse Sapho ne sont pas d’hier –, à côté de ces choses que Proust a seulement le discutable honneur d’avoir mises en plein jour alors qu’on les maintenait jusque-là, même les plus hardis, dans la pénombre, en face de ces « parties honteuses », comme dit Shakespeare, de son œuvre, on trouve en elle une telle densité de vérités sur les cœurs humains traversés de part en part et sur les classes de la société recensées de haut en bas, une telle collection de types individuels caractérisés dans leur plus petit détail, des duchesses aux cuisinières et des ambassadeurs aux grooms, et tout à coup, à travers ces réalités, de telles oasis de fantaisie et de tels éclairs de poésie que, bien qu’on doive à son influence le cynisme avec lequel on parle aujourd’hui couramment, même dans les bals de jeunes filles, de certaines choses qu’on taisait autrefois – et pour commencer bien qu’il soit à l’origine de ce Corydon que Gide n’aurait jamais osé publier s’il n’y avait pas eu avant lui l’exemple de Proust non seulement toléré mais admiré – il faut finalement remercier le sort d’avoir, en mêlant dans les veines de Marcel le plus authentique sang français au sang d’un des plus intelligents et courageux peuples du monde, continué en lui la tradition qui fait de notre pays le grand pays pilote de (la) littérature et donné à la France, en cet autre Balzac, en ce Balzac-Pétrone, le dernier grand romancier et l’interprète le plus représentatif, dans son œuvre composite et géniale, de l’Europe à la veille du déclin » (pages 157 à 159).

17/11/2025

Souvenirs d'école et de littérature

À la fin de l’année scolaire de CP ou de CE1, j’ai reçu comme récompense de mon travail, dédicacés par mon instituteur (le maître), Monsieur Georges Duchellier, trois livres : « Mon premier livre de vocabulaire » de Mme M. Picard (Librairie Armand Colin, 1951), « Michel et ses bêtes » de René et Suzanne Brandicourt (Éditions Bourrelier, 1955) et surtout « Le français à l’école primaire » de F. Launay (Librairie Armand Colin, 1931). Ce dernier livre, il avait lui-même reçu de Catez (ou Gatez) le 4 octobre 1932 !

Arrêtons-nous y quelques instants : l’ouvrage comprend de courts textes à lire, des leçons et des exercices, et se réfère aux « centres d’intérêt » du mois en cours : ainsi « Octobre » insiste-t-il sur la rentrée des classes, la campagne en automne, les fruits d’automne et la chasse. Voyons les auteurs auxquels sont empruntés les extraits à lire : Hughes Le Roux, Anatole France, G. d’Esparbès, Jean Aicard, Alphonse Daudet, Gérard d’Houville (on sait que c’était le nom de plume de Marie de Régnier, alias Marie de Heredia – écrivain et poète dont nous aurons l’occasion de reparler puisqu’elle est l’une des deux héroïnes du livre de Abnousse Shalmani paru en 2024 : « J’ai péché, péché dans le plaisir »), G. Fauconnier, Pierre Loti, René Bazin (oncle de l’autre), G. Maurière, Victor Hugo, Jules Renard, Louis Pergaud, Ch. Baussan, Eugène le Roy, Ernest Pérochon, Hector Malot, L. Reymont, George Sand, E. Moselly, Henry Bordeaux, A. Theuriet, Guy de Maupassant, André Lichtenberger, du beau monde en vérité !

N’ironisons pas sur certains auteurs que l’on donne à lire aux enfants du Primaire aujourd’hui...