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14/12/2020

Êtes-vous corporate ?

J’ai trouvé dans LinkedIn un petit lexique amusant qui traduit en français le vocabulaire – ou plutôt les tics verbaux – des cadres modernes perfusés d’une part au sabir franglais et d’autre part à la novlangue de l’Entreprise. Jugez-en !

Voyons d’abord la novlangue… Les employés d’antan sont devenus des collaborateurs (preuve s’il en est qu’un mot n’est rien, du moins que le temps qui passe efface peu à peu toutes les connotations ; en l’occurrence, collaborateurs n’aurait certainement pas pu émerger à une autre époque…), la rémunération une gratification (c’est tellement plus valorisant !), mon responsable direct mon N+1, les cotisations sociales des charges sociales, les choses qui ne vont pas des axes d’amélioration ou des marges de progression, un licenciement une nouvelle orientation donnée à sa carrière, s’impliquer se dit être force de proposition

Et terminons avec le franglais, tellement dans les habitudes et tellement ridicule que l’on ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer. Puisque j’ai parlé d’un lexique, je vais présenter cela en tableau :

Ne dites plus…

mais plutôt :

Brainstormer

Réfléchir

Prendre le lead

Diriger

Challenging

Difficile, stressant

ASAP

Le plus tôt possible, urgent

Un draft

Un essai, un brouillon, une ébauche, un premier jet

Je suis fulltime là-dessus

Je travaille uniquement là-dessus

J’ai un call

Je dois téléphoner, je dois passer un appel, j’ai une réunion téléphonique

Faites-moi un feedback

Faites-moi un retour

En one to one

En face à face, en tête-à-tête

Débriefer

Faire le point, analyser la situation, tirer les leçons ou les conclusions d’un entretien

Corporate

Le Groupe, les hautes sphères… on ne sait pas trop quoi

Je suis focus

Je suis concentré, polarisé sur un truc

Je suis overbooké

J’ai trop de travail, je suis débordé

J’ai fait un benchmark

J’ai fait un comparatif, j’ai comparé avec ce qui existe

C’est touchy

C’est délicat, c’est risqué, c’est compliqué

Borderline

Limite, à la limite

Elle est pas belle, la vie ?

10/12/2020

Qui est culpabilisé par l'orthographe ?

Je ne connais pas M. Claude Lussac ; j’ai seulement vu qu’il avait publié des livres sur des sujets fondamentaux : « Pisser à Paris : guide pratique et culturel des WC gratuits » en 2012 et « Profession salaud, une manière d’être en entreprise » en 2007 »… Je ne lui jette évidemment pas la pierre, d’une part parce que je n’ai pas lu ces ouvrages dont le titre peut n’être qu’une accroche, une manière d’aguicher le badaud non conformiste (en anglais, on dirait du « teasing ») et d’autre part parce qu’une partie des écrivains et essayistes contemporains plus ou moins iconoclastes s’attaquent à des sujets inattendus (comme par exemple Alain Corbin).

Néanmoins je ne peux pas m’empêcher de critiquer son dernier livre « Éloge des fautes d’orthographe » (Éd. Du Palio) qui, touchant à un sujet à la fois sensible  dans l’opinion publique française et prétexte à toutes les démagogies de nos intellectuels et de nos journalistes, est certain de susciter l’intérêt et aussi des débats. C’est un bon moyen d’être invité à s’exprimer dans les médias, et ça n’a pas manqué : notre homme a été interrogé le 3 décembre 2020 par Alice Develey du Figaro pour sa rubrique « Langue française ».

Et le premier problème est, comme d’habitude, dans la propension des journalistes à choisir des titres provocateurs, au risque qu’ils ne reflètent pas vraiment la teneur des entretiens ou des ouvrages dont ils rendent compte. On a donc eu droit à « L’orthographe est discriminatoire » ! On se croirait revenu au temps de Pierre Bourdieu et de Roland Barthes (lequel des deux a-t-il prétendu que la langue française était fasciste ?).

Mais en fait que dit exactement Claude Lussac dans son entretien ?

D’abord qu’il faut se déculpabiliser de ses erreurs quant à l’orthographe, en se rappelant au besoin l’avis de Baudelaire qui y trouvait une certaine poésie. Notre auteur souligne leur « fonction de jouissance » et trouve qu’elles peuvent « être amusantes et pas nécessairement de l’ordre de l’ignorance ». Pourquoi pas… et alors ?

Il fait remonter la tyrannie de l’orthographe à Jules Ferry, au XIXème siècle, quand cinq fautes en dictée au certificat d’études étaient éliminatoires. Sans doute… et alors ?

Et on en vient à la ritournelle bien connue, à la culpabilisation (mais pas celle des j’menfoutistes de l’orthographe… non, celle de ceux soupçonnés de culpabiliser les susdits !) : « L’orthographe est aujourd’hui un outil de défense pour la fraction de la société qui maîtrise la langue et, de façon implicite, maintient son emprise dans ce domaine en imposant un droit d’entrée ». Corrigeons tout de suite : « la fraction de la société qui a fait l’effort – à force de dictées et de lectures – de maîtriser la langue et qui, loin de se reposer sur ses lauriers, veille à la qualité de son expression orale et écrite, a recours au dictionnaire quand elle hésite et se garde bien d’adopter les raccourcis et les facilités de langage offertes fortuitement par le franglais, les textos et les réseaux dits sociaux ». Voilà mon point de vue. Halte à la démagogie et au « pas-de-stigmatisation ». Appelons un chat un chat.

Claude Lussac confirme ensuite qu’il pense que l’orthographe est discriminatoire mais dévie immédiatement vers ce qu’il appelle un paradoxe : d’un côté le Président de jury d’un grand concours note qu’une orthographe défaillante est secondaire si la pensée est juste (sic !), d’autre part les cabinets de recrutement sont inflexibles sur l’orthographe (35 % des recruteurs rejetteraient les candidatures au-delà de deux fautes). Bon… et alors ? Mon avis est que le Président de jury en question ne connaît pas Victor Hugo qui considérait que la forme n’était que le fond qui remontait et que les recruteurs ont bien raison. Car, au-delà d’un quelconque fétichisme pour l’orthographe, ne peut-on craindre qu’une kyrielle de fautes dans un texte banal et mille fois recopié comme une candidature ne soit le signe au mieux d’une distraction intempestive et au pire d’une désinvolture caractérisée envers le recruteur. En bref, à l’heure des correcteurs automatiques et des dictionnaires sur internet, rédiger avec des fautes est tout simplement se moquer de son interlocuteur.

La journaliste en fait des tonnes dans la même veine que M. Lussac, osant poser cette question : « Quel intérêt aurait-on à s’accrocher à des règles si la faute devient l’usage ? ».

Et cette autre : « Les réseaux sociaux, sont-ils des générateurs de fautes d’orthographe ? ». Notre auteur rappelle que la spontanéité y prime. « Avec l’écriture digitale (sic ! veut-il dire que l’on pourrait écrire autrement qu’avec ses doigts ? ne sait-il pas que le français pour digital se dit numérique ?), nous assistons à un dédoublement de l’orthographe (bigre !). Comme s’il y avait un espace numérique où l’on s’autorise à écrire au brouillon et un autre où l’on s’oblige à rendre une copie propre ». Où est-il allé chercher que l’on aurait deux graphies au choix pour notre langue ? Et que certains seraient « polygraphes » comme d’autres « polyglottes » ?

À la fin de l’entretien il se dit favorable à la réforme de l’orthographe, qui prendra son temps (probablement une génération) pour entrer dans les mœurs ; il croit à la coexistence pacifique (bien) mais choisit un bien mauvais exemple pour l’illustrer, considérant qu’il est tout aussi légitime de faire suivre la conjonction « après que » de l’indicatif ou du subjonctif et en soupçonnant certaines personnes d’employer le subjonctif « pour des raisons euphoniques ». Non, cher Monsieur ! L’indicatif s’impose car un événement est avéré « après que », tandis qu’il est douteux « avant que » ! L’euphonie n’a rien à y faire.

Encouragée par tant de tolérance aux fautes et d’indifférence aux règles, la journaliste lance sa dernière salve révolutionnaire : « à ce compte-là, pourquoi ne pas écrire en phonétique, si ce qui compte c’est d’être compris ? ». Débonnaire, Claude Lussac concède que c’est effectivement une tendance mais qu’il n’y croit pas. Paternel, il nous rassure « L’orthographe n’est pas en danger. Son squelette est solide mais sa chair s’adapte ».

Que penser de tout cela ?

Que l’avalanche de fautes constatées partout et tout le temps est le résultat de la baisse du nombre d’heures de français à l’école, de la disparition de la dictée et du « par cœur », du mépris grandissant de toute règle (sur la route : les feux rouges, les stops, les triangles ; la conduite sans permis ou sans assurance…), de la pusillanimité des censeurs, de l’avènement de générations « J’ai le droit » (voir le livre de Barbara Lefebvre), de la désinvolture et du manque de respect envers l’interlocuteur ou le récepteur, de la paresse d’apprendre…

Et que l’on ne vienne pas nous dire que l’orthographe française est trop compliquée et accuser ceux qui s’accrochent, de corporatisme ou de réflexe de classe.

15/10/2020

Irritations linguistiques LXVII

Je viens de retrouver un article de « La Tribune », sous la plume de Michel Cabirol, daté du 28 juin 2017. Il concerne l’ancienne Direction des Constructions navales. Son PDG, Hervé Guillou, tenait vraiment beaucoup au changement de nom de son groupe en dépit du manque d'enthousiasme de son conseil d'administration. Fini donc DCNS, place à Naval Group, un nom anglo-saxon. Certains administrateurs de l'État (Direction générale de l'armement et l'Agence des participations de l'État) auraient évoqué un manque de transparence, voire de déloyauté sur la méthode de la direction de DCNS.

"Nous avons besoin d'un trait d'union entre notre passé et notre vocation, la mer et les bateaux", a expliqué Hervé Guillou à des journalistes.

Avant Hervé Guillou, plusieurs grands patrons du secteur ont souhaité changer le nom de leur groupe pour « impulser une nouvelle dynamique » : Thales (ex-Thomson CSF), Airbus (ex-EADS), Safran (ex-Snecma et Sagem), Nexter (ex-GIAT Industries), ODAS (ex-Sofresa). Pour Naval Group, le coût de cette opération va s'élever à près de trois millions d'euros, dont les deux tiers seront nécessaires pour le changement de la signalétique du groupe et un tiers pour la communication.

On pense aussi à Vivendi, Véolia, ENGIE et tant d’autres…

Pour Hervé Guillou, « DCNS » n'évoquait rien à l'étranger, ni chez les jeunes. "Notre société manquait de lisibilité à l'international et chez les jeunes quand on cherchait à recruter de nouveaux talents". Avec Naval Group, c'est "simple, international et intelligible dans toutes les langues" (surtout en anglais !, NDLR), a pour sa part estimé la directrice de la communication de Naval Group, Claire Allanche.

"La création d'une marque forte, fédératrice, incarnant en un seul mot notre vocation et notre héritage, forgé au cours de 400 ans d'innovation navale, répond à deux défis majeurs : d'une part, accroître notre rayonnement à l'international, pour développer notre leadership et conquérir de nouveaux marchés dans un contexte de durcissement du paysage concurrentiel ; d'autre part, attirer les talents et fidéliser nos collaborateurs est un enjeu essentiel pour garantir, dans le domaine naval, le renouvellement des compétences critiques nécessaires au soutien durable de la souveraineté de la France et de ses partenaires", a ajouté le patron du nouveau Naval Group, ce qui est une façon emphatique, beaucoup moins concise, de dire la même chose.

Bref, c’est toujours le même baratin ; on dépense des millions pour du superficiel, en se justifiant par la nécessité de répondre à la concurrence, d’attirer les jeunes, d’améliorer son image, etc. ; bref tout est bon pour donner du lustre à une réformette, qui cache en fait une impuissance (Google et Amazon se sont-ils demandé si leur marque « parlait » aux clients du monde entier ?) et parfois un souhait de faire oublier le passé (avec un nouveau nom, on redémarre à zéro).

Quelle est donc cette mésestime de soi – tellement française – qui fait que l’on recherche sans cesse un vernis anglo-saxon ?

D’autant que le pouvoir d’évocation d’un nom est très variable selon les gens ; Éric Zemmour mentionne chaque fois que « ENGIE » le fait penser aux Rolling Stones et à rien d’autre…

Dans l’économie mondialisée libre-échangiste, où la concurrence est effectivement féroce et où tous les coups semblent permis, on peut néanmoins comprendre que les David gaulois cherchent à exister face aux Goliaths d’Outre-Atlantique et d’ailleurs… mais il y a pire, il y a l’américanisation de l’intérieur, celle qui ne répond à aucune menace concurrentielle, celle qui n’est que soumission et vassalité volontaires !

Ainsi la Gendarmerie Nationale – dont la mission régalienne s’exerce en situation de monopole (pour l’instant…) – vient-elle de créer une nouvelle section baptisée « Cold cases » qui sera chargée de reprendre l’analyse des affaires classées sans avoir été élucidées ; l’impact des séries télévisées américaines est ici flagrant : on utilise le vocabulaire que les gens sont supposés avoir intégré, abreuvés qu’ils sont de feuilletons policiers bricolés industriellement à Hollywood. En fait, on considère que les gens ne comprendraient pas une autre terminologie (par exemple : « affaires classées »). Je tiens cette information du bulletin de France Inter le 11 octobre 2020, à 8 h 30, bulletin au cours duquel le nouveau nom a été martelé dix fois, afin qu’on se le mette bien dans la tête et qu’on ne risque pas de le franciser (auquel cas, les policiers d’élite concernés se sentiraient sans doute dévalorisés…).