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28/12/2020

La littérature comme appareil d'optique

Ce lundi 28 décembre 2020, on fête les innocents… ça tombe bien car je veux vous parler du livre de Sandra Lucbert, « Personne ne sort les fusils » (Seuil), qui lui a été inspiré par le procès des anciens dirigeants de France Télécom, qui étaient accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés entre 2006 et 2010 et qui n’ont écopé que de peines légères. Notons en passant qu’à l’époque du procès, en 2019, France Télécom n’existait plus que dans le souvenir des plus âgés… Orange était passé par là ; ça sert aussi à cela les changements de nom (voir le cas de Vivendi, par exemple).

Je ne connais du livre que ce que l’auteur en a dit dans un entretien avec Ève Charrin du journal Marianne le 22 septembre 2020. Elle ne devait initialement écrire qu’un compte rendu pour le syndicat SUD-Solidaires mais « ce qu’elle a vu était insoutenable : il fallait un livre ».

Ce qui m’intéresse dans cette démarche, c’est que Sandra Lucbert utilise la littérature comme méthode d’investigation, pour tenter de répondre aux questions suivantes : « Comment ça tient un corps collectif ? Pourquoi ça tient comme ça ? ».

Et aussi : « Comment peut-on dire des choses pareilles ? », à savoir les mots de M. Didier Lombard, ex-PdG : « Ces suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » et « Il fallait faire 22000 départs », et encore « Il fallait libérer 7 milliards de cash-flow ».

Pour elle, « le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical ». Elle considère qu’on a jugé les prévenus avec la même « grammaire » que celle de l’ouverture du capital en 1996, c’est-à-dire avec la langue du capitalisme.

En référence au concept de LTI (Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIème Reich) de Victor Klemperer, elle a forgé le concept de LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis). Pas besoin d’être latiniste distingué pour comprendre. Elle déplore donc que ce soit cette langue « hégémonique » qui ait été celle du procès, du côté des victimes comme du côté des anciens dirigeants. Elle en voit les débuts dans la loi de M. Pierre Bérégovoy, « Réforme des structures de financement de l’économie » en 1985. « La technicité escamote les enjeux ». « Elle légitime les exigences contemporaines du capital (…), à savoir la réversibilité de tout à tout instant : engagements, investissements, contrats, notamment salariaux. Ainsi le mot agilité a été mis dans nos bouches (…) La liquidité financière, c’est on prend, on jette ».

Un des conséquences au procès est que « les avocats des parties civiles ont dû utiliser les catégories psychiatriques du manuel diagnostique et statistique de troubles mentaux, mis au point par l’armée américaine et l’industrie pharmaceutique, qui réduit toute souffrance à une déficience de l’individu et attribue par conséquent aux salariés la responsabilité de la destruction qu’ils subissent. Ni les effets du management ni bien sûr ceux des structures de la liquidité financière n’apparaissent quand on parle selon le DSM ».

Et la littérature dans tout cela ? Eh bien, Sandra Lucbert l’utilise pour rendre visibles les mécanismes sociaux. En référence à « Bartleby » de Melville, à « La colonie pénitentiaire » de Kafka et à « Pantagruel » de Rabelais, elle a cherché à « faire apparaître un monde en variant les états de la langue, en combinant différents registres, locuteurs, contextes, échelles ». « Alors seulement on voit, quand les dirigeants parlent, d’où ils le font ». La littérature est utilisée comme « un appareil d’optique, qui fasse voir les structures financières et leurs effets, dans le travail de la prose ».

Impressionnant, non ?

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