05/12/2019
Bloody Friday !
Il y avait les soldes, depuis très longtemps ; j’avais compris que leur durée annuelle, voire leur période dans l’année, étaient réglementées ; j’avais constaté que, dans cette époque d’accélération du néolibéralisme, la réglementation s’était fait discrète et qu’il y avait solde à tout bout de champ, ne serait-ce qu’avec le subterfuge des « ventes privées » et autres magasins d’usine (rebaptisés outlet), l’essentiel étant que cela fleure bon la « liberté » : liberté de vendre ce qu’on veut, où l’on veut, liberté d’acheter n’importe quoi, à tout moment (le dimanche, la nuit…), sans s’occuper de la logistique nécessaire en coulisses et au mépris de la nécessaire reconversion écologique. Et de fait, on eut l’impression qu’à tout moment, les commerçants confrontés à la stagnation ou la baisse du pouvoir d’achat, s’étaient lancés dans une course permanente aux prix toujours plus bas, pour attirer le chaland…
Puis Apple est arrivé : je crois que c’est Apple le premier qui a importé des États-Unis, il y a quelques années, cette habitude de proposer des articles soldés certains vendredis du mois ou de l’année ; et ce fut le Black Friday, que nous découvrîmes médusés, incrédules ou indifférents.
Et la machine s’emballa : cette année 2019 restera celle où le phénomène prit soudain un caractère délirant, encouragé ad nauseam par des médias complices : toutes les enseignes avaient enfourché le cheval du vendredi magique pendant lequel on annonçait des réductions de 30, 50 ou même 70 %. Et que dis-je ? Le vendredi magique ne suffisait pas ! On eut droit à la Cyber Week, qui court encore…
Et du matin au soir, on nous bassina, à la radio, à la télévision et dans nos messageries, avec ces occasions incroyables qui nous étaient offertes d’acquérir ce dont nous rêvions, et in fine de dépenser nos sous.
À cette jouissance promise – aussi vieille sans doute que l’acte d’achat – s’ajoutait, comme d’habitude, l’excitation causée par la découverte d’une nouvelle pratique et in English s’il vous plaît ! Oui, Mesdames et Messieurs les acheteurs compulsifs, Amazon ou pas, impôts payés ou non par eux, camions sur les routes ou pas, empreinte carbone ou pas, en pratiquant dans l’hystérie la plus totale le Black Friday, vous deveniez le temps d’un achat, un peu américain, un émule de cet Américain qui consomme et pollue deux ou trois fois plus que vous et dont les dirigeants ne veulent pas d’accord contraignant « à la COP 21 » !
La fin du « modèle américain » et de l’attrait irraisonné pour l’anglais n’est décidément pas pour demain ; mais après-demain verra-t-il son remplacement par le modèle chinois ?
Ou bien les Français reprendront-ils confiance en eux ? Reprendront-ils en main leur destin, à leur propre mode ? Abandonneront-ils leur fascination pour ce qui vient d’outre-Atlantique ? Et les mots sont très importants : le Black Friday, ce sont les soldes, point !
Au temps de leur splendeur et de leur irrésistible ascension économique (qui fut en vérité plutôt de courte durée), les Japonais plastronnaient devant les patrons américains et européens venus écouter leur bonne parole, en leur disant en substance ceci : « Nous gagnons parce que vous pensez que nous sommes les plus forts »…
La première chose à faire c’est d’y croire et de relever la tête.
07:00 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses, Société | Lien permanent | Commentaires (0)
28/11/2019
"Les désarrois de l'élève Törless" (Robert Musil) : critique
« Die Verwirrungen des Zöglings Törless » est le premier livre de l’écrivain autrichien Robert Musil, publié en 1906. Son dernier sera « L’homme sans qualité » que sa mort subite en 1942 laissera inachevé…
Pour le préfacier de l’édition Le Seuil / Points de 1960, « Les désarrois de l’élève Törless » est « une pénétrante, une admirable analyse de l’adolescence ». C’est aussi une sorte de prophétie du nazisme, dans la mesure où « il a mis à nu des idées (telle celle des êtres inférieurs par nature, et que l’on peut tuer sans scrupule) (…) qui étaient déjà dans l’air ».
Peut-être mais pour le lecteur d’aujourd’hui, ce roman, qui débute dans un pensionnat huppé d’une petite ville à l’est de l’Autriche, semble suranné par les situations qu’il décrit (le groupe de jeunes élèves qui fréquente une prostituée avant de rentrer à la pension…).
Mais c’est surtout le style et le mode de narration de Robert Musil qui déplaît : au motif de nous évoquer les pensées floues et le spleen de l’adolescent qui est son héros, il accumule les phrases vagues et alambiquées, que l’on ne peut jamais vraiment pénétrer et qui rendent la lecture fastidieuse… Rendez-nous « Le grand Meaulnes » d’Alain-Fournier, écrit, sauf erreur, à peu près à la même époque !
Voici, par exemple, une phrase typique, page 12 : « ce qui montait en lui n’était pas l’image mais la souffrance sans limites dont la nostalgie le tourmentait en le nourrissant, parce que ses flammes aiguës étaient à la fois douleur et ravissement ». On dira que c’est cité hors contexte, certes…
On a droit à quelques réflexions à portée « universelle » comme celle-ci : « Car la première passion de l’âge d’homme n’est point amour pour telle ou telle mais haine pour toutes. Le sentiment de n’être pas compris du monde et le fait de ne le point comprendre, loin d’accompagner simplement la première passion, en sont l’unique et nécessaire cause. Et cette passion elle-même n’est qu’une fuite où être deux ne signifie qu’une solitude redoublée » (page 45). On n’a pas dû avoir le même début d’âge d’homme, Musil et moi… Rendez-nous « La recherche » – Marcel Proust a eu le Goncourt le 10 décembre 1919 !
Quoiqu’il en soit, au bout de cinquante pages de cette eau-là, j’ai dû me résoudre à consigner le Törless dans le même purgatoire que le « Femmes » de Philippe Sollers : celui des livres abandonnés en cours de lecture – et vrai dire, plutôt en leur début. Cinquante pages semblent le maximum supportable d’un livre auquel on n’accroche pas. « Désirs » d’Irène Frain (1986) a toutes les chances de subir le même sort, alors que « Gaspard des montagnes » de Henri Pourrat (1922), Grand prix du roman de l’Académie française en 1931, y a échappé, au prix de multiples recommencements (car je suis persévérant et n’aime pas renoncer) et que la trilogie du Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, « Impasse des deux palais » (1956) mérite sans doute que je m’obstine.
Curieux qu’il y ait souvent des citations des « plus belles premières phrases » ou des « plus beaux débuts de roman » – « Longtemps je me suis couché de bonne heure », « La mer est de nouveau trop grosse aujourd’hui, et des bouffées de vent tiède viennent désorienter les sens. Au cœur même de l’hiver, on perçoit déjà les prémisses du printemps. Un ciel de nacre pure jusqu’à midi ; les criquets dans les recoins d’ombre ; et maintenant le vent, dénudant et fouillant les grands platanes… Je me suis réfugié dans cette île avec quelques livres et l’enfant, l’enfant de Melissa », « Quatre maisons fleuries d’orchis jusque sous les tuiles émergent de blés drus et hauts » et d’autres –, alors qu’on ne parle jamais des pires – « Pourquoi Trendy, à son arrivée, se trompa-t-il de villa ? »… ?
09:12 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Musil R., Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
21/11/2019
Irritations linguistiques LX
Sous le titre amusant « Globish, un nouveau sévice public », Franck Dedieu revient, dans le Marianne du 15 novembre 2019, sur l’envahissement de notre sphère lexicale et syntaxique par l’anglais de Donald, à savoir l’américain. C’est un nième article de constat navré, après ceux de Benoît Duteurtre et d’autres, dans la même revue, dans le Figaro et ailleurs. Mais Franck Dedieu éclaire un pan original et nouveau du sujet : l’entrée de nos administrations et services publics dans le bain du grand n’importe quoi linguistique, après les publicitaires des grandes marques commerciales et après les collectivités locales (voir mes billets récents et anciens – cette rubrique du blogue en est à son numéro soixante !).
Le journaliste nous parle d’une « course au dépouillement linguistique ». Il raconte la mésaventure d’un maire de Charente maritime à qui Orange a demandé l’autorisation d’installer un « Orange Truck » dans sa commune. Outré, il a refusé ; j’aurais fait de même. France Télécom, en son temps, avait bien osé « Wanadoo » (en français, je veux le faire). Orange n’est plus un Service public, si ce n’est par délégation. Le maire donne un argument intéressant : « les grands groupes publics disposent d’un réel pouvoir sur le langage usuel des Français et véhiculent, consciemment ou non (!), une vision anglo-saxonne du monde ». Pour Orange, Renault, Air France en tous cas, c’est complètement conscient, soyons-en sûrs !
Mais l’article cible particulièrement La Banque postale qui vient de baptiser sa banque en ligne « MA FRENCH BANK » (on avait déjà eu « MY TF1 »…). Les publicités gagnent-elles en clarté avec des termes en anglais jetés sur l’image ? Bien sûr que non, c’est tout l’inverse. Étonnant que les communicants, si prompts à nous expliquer qu’il y a l’émetteur, le canal et le récepteur, n’aient pas depuis longtemps jeté ces pratiques aux orties… Au contraire, le Service Communication de La Banque postale est très fière de ce nom qui mélange anglais et français. Franck Dedieu nous dit pourquoi : « pour faire jeune et parler finance, la langue de Wall Street s’impose ». EDF de son côté a commis « Izi by EDF » pour les services qu’elle propose sur internet. C’est pervers, si je comprends bien, car il s’agirait de prononcer à la française, avec un « I » initial long, ce palindrome, de façon à ce qu’il sonne comme « Easy »…
Franck Dedieu considère qu’en plus de vouloir monter dans le train de la modernité supposée, ces Services publics cherchent à segmenter la clientèle : les offres « en anglais » seraient destinées avant tout aux jeunes et aux entreprises. Engie met en avant « As a service » et Orange « WaryMe ». De quoi rejoindre Fortuneo : « Instant payment », le site My Minute Trip...
Comprenne qui pourra, ces termes abscons.
07:00 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)