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13/02/2025

"Les irascibles" (Cédric Bru): critique III

C’est après avoir visité l’exposition Jackson Pollock au Musée Picasso de Paris, fin 2024, que j’ai eu envie de reprendre « Les irascibles » et de compléter mes deux billets des 30 et 31 décembre 2023. 

Je m’étais arrêté sur le « cas Krasner », c’est-à-dire sur l’invisibilisation des artistes femmes au milieu du XIXème siècle (et avant !), femmes souvent réduites au rôle de « compagnes des artistes » (il y a eu quand même des exceptions : Camille Claudel, Berthe Morisot... et Marie Curie dans un autre domaine !).

Cédric Bru rapporte un commentaire que Lee Krasner, peintre débutante, avait subi de la part de son professeur à la National Academy of design : « Félicitations Lee ! C’est si réussi que l’on ne penserait jamais que c’est le travail d’une femme » (page 39). Soyons honnête, elle aura droit un peu plus tard à ce compliment de Mondrian : « Vous avez un rythme intérieur très fort, Lee. Veillez à ne jamais le perdre ». 

Les peintres abstraits commencent à se rassembler au Club de la 8ème rue, dont « un règlement d’un autre âge fixait les conditions d’adhésion : il ne fallait être ni une femme ni un communiste ni un homosexuel ». Cela ne tint pas très longtemps. Plus intéressant est le fait que « Le Club et ses désormais célèbres conférences, allait ainsi constituer l’épine dorsale de la vie intellectuelle, et un pôle d’attraction pour tous les artistes new-yorkais... Parmi les conférenciers illustres, on trouvait la philosophe Hannah Arendt, le poète E. E. Cummins, le dramaturge et essayiste Lionel Abel, l’éminent historien de l’art Alfred H. Barr… Y trouvèrent aussi leur place des poètes, comme Franck O’Hara, Stanley Kunitz ou Kenneth  Koch, bientôt rejoints par Dylan Thomas quand il daignait quitter la White Horse Tavern ou le jeune et prometteur Allen Ginsberg, qui allait devenir un des écrivains phares de la Beat Generation... C’est ainsi qu’un auteur comme Henry Miller, considéré comme une sorte de desperado des lettres par la critique, obtient la faveur des artistes new-yorkais ou que Willem de Kooning intitula une de ses œuvres Light in August en référence au roman jugé difficile de William Faulkner... » (page 229). À noter que l’école des beaux-arts de Californie organisa sur le même modèle des conférences de haut vol auxquelles participèrent les peintres Marcel Duchamp, Mark Tobey et Clyfford Still, les compositeurs Darius Milhaud et Arnold Schönberg ou l’architecte Frank Lloyd Wright... Quel bouillonnement ! Quelle pépinière de talents !

Au-delà des anecdotes, nombreuses, sur les personnages et sur l’époque, qui contribuent effectivement à faire de ce récit alerte un roman passionnant – et non un cours d’histoire de l’art –, l’intérêt principal du livre de Cédric Bru est de faire comprendre l’approche nouvelle, et entièrement américaine, de la peinture vers le milieu du XXème siècle. Voyez plutôt : « Cet art du flou et de l’estompe qui renvoyait autant au sfumato des maîtres de la Renaissance qu’au mystère des toiles romantiques de William Turner ou de Caspar David Friedrich, en passant par la naissance de l’abstraction entrevue chez Monet, faisait de Mark Rothko un artiste aussi universel que singulier. La contemplation de ses toiles invitait à un voyage intérieur, à une méditation transcendantale. Ces bandes de couleur impalpables, flottant dans l’espace silencieux de la toile, atteignaient au sublime et plongeraient bientôt le critique dans un état émotionnel jamais éprouvé auparavant. Cette excitation nouvelle l’amènerait à considérer que le sort de l’expressionnisme abstrait était en train de tourner, et qu’il y avait dorénavant une fracture esthétique au sein des artistes du mouvement, créant ainsi un nouveau paradigme pictural ». Et plus loin : « ... Dans le distinguo qu’il faisait entre la peinture émergente des dix dernières années et celle qui était promise au succès dans un proche avenir, dans ce passage d’une peinture d’action à un art de la méditation et de la transcendance, seul un nom survivrait. Un nom qui s’imposait au cœur des différences en établissant une passerelle entre deux courants qui paraissaient désormais irréconciliables. Un nom qui défiait le temps.

Jackson Pollock s’imposait encore et toujours comme une évidence » (pages 272-273).

Le chapitre 33, « Légendes urbaines » explique l’émergence du mouvement et le mode de vie, plutôt marginal, de ses acteurs. On y apprend aussi le rôle de la CIA, dès sa création en 1947, pour la promotion de cette créativité et de cette liberté échevelée, reflets de la puissance culturelle américaine ! 

Mais le livre ne passe pas sous silence ni « la titanomachie [1] sans pitié » et l’appât du gain qui règne alors entre ces artistes ! Il parle du « marigot de l’art moderne » (page 276)... Et c’est toute la différence avec Sam, héros inventé mais « qui ne peignait pas pour la gloire », et qui devient « un artiste abstrait écarté avant même d’être vraiment né » !

Ni les critiques qui perdurent, comme celles du Time daté du 20 novembre 1950 à l’occasion de la Biennale de Venise, et qui « reprenait l’antienne d’une peinture incompréhensible, digne d’un enfant de quatre ans, exécutée sans discernement et à même le sol » (page 278). N’entend-on pas ces avis encore aujourd’hui, en 2025 ? 

Disons pour finir quelques mots de la forme...

J’ai noté, en passant, une petite curiosité grammaticale page 146 : « ... un homme... lui apparaissait... comme des plus exotique ». Je veux bien que « des plus » joue le même rôle dans la phrase que, par exemple, « extrêmement » mais, quant à moi, j’aurais mis « exotique » au pluriel, considérant qu’il s’agissait d’une ellipse (à savoir : « faisant partie des hommes les plus exotiques »). Ça se discute...

Au milieu d’un livre fort bien écrit, on découvre quelques formules sibyllines :

  • comme page 214 : « À l’image de son zip, elle était une constante recherche d’équilibre »,
  • ou insolite : « Lee, sociable comme la reine des abeilles » (page 43),
  • ou maladroite comme quand « Sam (fut) instantanément plongé dans une bulle de grâce imperméable aux soucis... » (page 73) ; idem concernant « l’adulation qu’elle portait à son frère » (page 246),
  • ou anachronique : « en usant de mots barrières » (page 177). Est-ce une scorie de la pandémie de COVID 19 que l’on venait de connaître quand Cédric Bru a écrit son livre (2023) ?
  • ou bancales : « Après avoir parlé politique... et que Clement Greenberg eut accepté le whisky offert par Annalee, celui-ci emboîta le pas au peintre ». C’est bancal parce que « celui-ci » devrait se rapporter à Annalee (la personne la plus proche – mais c’est l’épouse du peintre Barnett Newman), alors que c’est bien le critique Clement Greenberg qui emboîte le pas ! Il aurait donc fallu écrire « celui-là » ou bien construire la phrase différemment.
  • Et encore « Pendu aux lèvres de Sam (...), Franck (...) se lança dans une passionnante analyse artistique... ». C’est bancal parce que, pendu aux lèvres de quelqu’un, on l’écoute, on ne parle pas en même temps, me semble-t-il (page 72) !
  • Et aussi : « dans un souffle aux relents de coma » (page 182) [2].

Un mot rare « abstème », qui signifie « qui ne boit pas de vin » (page 313).

Il subsiste quelques rares coquilles également comme ici, page 312 : « Restait l’épineux problème de sa dépendance à l’alcool, dont Marcel Houradou n’oublia pas avec diplomatie de mentionner, actant le fait qu’il avait traversé les frontières ». Et une grosse boulette, page 341, même si elle se rencontre fréquemment : « D’aucun ne faisaient pas mystère de leur inclinaison » (au lieu de « inclination »).

Je peux enfin conclure cette suite de trois billets à propos du livre de Cédric Bru, « Les irascibles », qui lui-même fait partie d’une trilogie consacrée à trois destins hors normes du monde des arts et du spectacle : mi-fiction, mi-documentaire, il se révèle un roman passionnant et instructif sur un mouvement américain qui a révolutionné la peinture et qui est suffisamment dense pour qu’on ait envie de le relire, à l’occasion.

[1] Un mot amusant – et rare – qui signifie « combat de géants (de Titans) ».

[2] D’une façon générale, ce sont surtout les passages consacrés à ce peintre imaginaire prénommé Sam et à son attirance sans espoir vers Franck O’Hara qui sont les plus maladroits et les moins convaincants... En fin de compte ce personnage et ce qui lui arrive étaient-ils nécessaires au roman ?

08/07/2024

Vézelay : suite littéraire

J’ai découvert Vézelay et sa célèbre basilique le jour de Pâques 2024 (cela ne s’invente pas...). À l’origine de ce « pèlerinage », une double méprise : je croyais que le chantre de ce haut lieu du catholicisme était Claude Roy, dont je possédais deux livres (« Léone et les siens » (1963) que j’avais lu il y a longtemps, et « Le malheur d’aimer », 1958) et non pas Jules Roy (ancien colonel de l’armée française, ami d’Albert Camus et de Jean Amrouche, auteur de « La guerre d’Algérie » et de « Diên Biên Phu ») et par ailleurs, je croyais que le site était la fameuse « colline inspirée » de Maurice Barrès ! Tout faux !

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Lors de cette première visite, j’ai été frappé non par « l’esprit des lieux » mais par l’envoûtement qu’il a suscité chez nombre d’intellectuels et d’artistes (nous y reviendrons). J’ai alors décidé de commencer un « cycle Vézelay » dans mes lectures, suivant en cela ma méthode d’orientation inspirée de la bibliothèque de Warburg.

Remontant la rue Saint Étienne, j’achète à la librairie L’or des étoiles : « Histoire de Vézelay » de Bernard Pujo et « Vézelay ou l’amour fou » de Jules Roy, que je lis dans la foulée mais bien décidé à ne pas en rester là.

L’occasion m’est donnée de revenir à Vézelay, pour m’immerger et enquêter plus avant, à la Pentecôte (cela ne s’invente pas...), suite à un conclave musical dans le Morvan consacré au jazz...

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Une fois installé dans le village où Serge Gainsbourg a passé les six derniers mois de sa vie et où on peut admirer l’incroyable église Saint Pierre, je visite les environs : lieux profanes (les fontaines salées vieilles de 4300 ans...), lieux de mémoire (les maisons et les tombes des célébrités) :

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La maison de Georges Bataille        La maison de Théodore de Bèze

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La maison de Désiré-Émile Inghelbrecht               La maison de Max-Pol Fouchet    

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La maison de Jules Roy, au pied de la Basilique

Le cimetière, en contrebas, est particulièrement émouvant. Voici la tombe de Rosalie Vetch (1871-1951), l’amour de toujours de Paul Claudel qui est venu à Vézelay pendant l’Occupation pour la confier à son camarade du lycée Louis Le Grand, Romain Rolland... Sur sa tombe, des roses, évidemment, que des mains amies renouvellent sans doute régulièrement...

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 Et bien sûr je m’intéresse à la Basilique et à sa symbolique (la lumière, le narthex, les chapiteaux...), que nous fait découvrir un jeune architecte de la « Maison du visiteur ».

Basilique de Vézelay 2_resultat.jpg

Comme je me l’étais promis, je fais ma moisson de livres à la librairie de la rue St Étienne : « La Madeleine de Vézelay » de Jean-Claude Mondet, « Vézelay » de Jean Lacoste, « Romain Rolland » de Stefan Zweig,  puis « Au-dessus de la mêlée » et « Jean-Christophe » de Romain Rolland lui-même, « La colline inspirée » de Maurice Barrès, et last but not least les merveilleuses « Lettres à Ysé » de Paul Claudel, auquel me lie une innocente légende familiale. À l’heure où j’écris, j’ai lu cinq de ces livres... Que de travail de compte rendu devant moi !

31/12/2023

"Les irascibles" (Cédric Bru) : critique II

Ce mouvement artistique révolutionnaire fait partie aujourd’hui, pour l’homme de la rue (disons, nous tous), de « l’art contemporain », fourre-tout agrégeant l’expressionnisme abstrait, donc, le cubisme, le fauvisme, le pop art... jusqu’aux créations de Jeff Koon et autres.

Ma rencontre personnelle avec l’expressionnisme abstrait fut involontaire, réjouissant et sans suite : accompagnant une sortie scolaire de lycée motivée par une exposition, je crois, au Grand Palais, je découvris Rothko et ses tableaux minimalistes, uniformes et monochromes. J’en garde l’impression d’une supercherie, d’une vaste blague et aussi d’une interrogation profonde : comment peut-on dépenser de telles sommes pour acquérir ce genre de coloriage d’enfant ?

Ce que l’on va reprocher, en effet, dès le début, à ces artistes, qui ont abandonné le figuratif et le surréalisme, c’est leur travail incompréhensible et leurs tableaux qui ne « représentent » rien. Jusqu’aux noms de baptême : « Number 8, 1949 » ou « Mural » ou « Number 30, 1950 » (connu sous l’autre nom de « Autumn Rhythm »)... Mais eux, ils disaient : « La vraie question n’est pas d’expliquer les tableaux mais de savoir si les idées qu’ils véhiculent ont une signification » (lettre au New York Times, 1943) (page 58). Ils recherchaient « une interaction entre l’artiste, son matériau et la surface plane de son support ». « Désormais ce qui naissait sur la toile n’était plus une image mais un événement » (page 59). « ... La peinture abstraite était abstraite et elle vous confrontait avec vous-même ». « Pour Jackson Pollock, la peinture est un voyage intime dont seule peut-être la psychanalyse est apte à rendre compte. Précisément, le tableau sur lequel il travaille s’inspirera des théories de Carl Jung dont il s’est toujours senti proche. Mais il aspire aussi à convoquer l’esprit chamanique » (page 80). « Associer symboles et hallucinations constituera la voie ultime, l’écho parfait de son divorce intérieur qui ne tranche pas entre la représentation et l’expérience intime » (page 81).

M’étant arrêté, comme beaucoup de gens, en fait de peinture, aux impressionnistes (nuançons : si le musée Picasso d’Antibes m’a laissé de marbre, et même m’a rapidement lassé, je me souviens avoir pris un certain plaisir à contempler les toiles expressionnistes de l'Alte Nationalgalerie de l’Île aux musées à Berlin), je ne chercherai pas ici à argumenter ni même à commenter le « fait artistique » représenté par l’avènement de la nouvelle peinture à New York, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne diminue en rien l’intérêt du livre de C. Bru, intérêt tant documentaire qu’historique. Revenons-y donc...

D’ailleurs il n’y a pas que la peinture dans son livre car trois thèmes « sociologiques » le parcourent (est-ce une concession à l’air du temps, celui de 2023 ?) : le chauvinisme (pour ne pas dire le nationalisme) de ces artistes et de leurs soutiens, qui veulent à toutes forces « oublier l’Europe » ; l’effacement des femmes (pour ne pas dire le poids du patriarcat), qui sont cantonnés au rôle d’égérie, de compagne ou de secrétaire de ces peintres déchaînés à réussir (c’est le cas de Lee Krasner, qui est une artiste authentique et qui a mis entre parenthèses sa propre carrière ; ce n’est pas vrai pour Betty Parsons, qui fait la pluie et le beau temps dans sa galerie) ; et enfin la passion sans réciprocité de Sam pour Frank, qui n’apporte rien au récit (mais qui garde la trace de l’homosexualité réelle et assumée du jeune poète).

Cédric Bru développe longuement le « cas Krasner » tout au long du livre ; il qualifie sa conduite de « sapiosexuelle » (dont Wikipedia nous dit ceci : « c’est une préférence sexuelle. Une personne sapiosexuelle est une personne qui est attirée par quelqu'un en fonction de son intelligence et non pas de son apparence physique. L’origine provient d’un mouvement entamé depuis les années 1990, autour de la théorie queer. Le terme a été inventé par un blogueur en 1998 ». Comme on le voit, notre auteur est pris ici en flagrant délit d’anachronisme...) (page 146). Déjà, page 94, il avait qualifié de misogyne l’assertion « Derrière chaque grand homme se cache une femme ».