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03/10/2022

"Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien" (O. Hurel, D. Riche) : critique I

J’étais cistercien, depuis longtemps ; je suis devenu clunisien. Expliquons un peu…

J’ai d’abord découvert l’abbaye du Thoronet, lors d’un séjour en Provence. Il n’en reste que des ruines mais assez bien conservées et mises en valeur, grâce, entre autres, à Prosper Mérimée, auteur de nouvelles (dont la célébrissime Carmen mise en musique par Bizet) et surtout, pour ce qui nous occupe, inspecteur général des monuments historiques : il sauva l’édifice de la disparition en 1841. Je me suis passionné pour cet édifice en lisant le fabuleux roman de Fernand Pouillon, « Les pierres sauvages », paru en 1959 (voir ma critique du 14 mars 2016), et d’autant plus que j’y ai trouvé maintes références à la gestion de projet, que j’enseignais alors. Je l’ai fait découvrir à mes étudiants à l’occasion d’un sujet d’examen (!).

Le Thoronet est l’un des trois monastères provençaux d’obédience cistercienne, c’est-à-dire dans l’orbite de l’abbaye de Cîteaux, fondée en 1098 en réaction au faste de l’abbaye de Cluny (voir mon billet d'août 2017). Tiens, tiens, Cluny ! Mais pour l’heure les cisterciens seuls m’intéressaient : j’ai visité Cîteaux en Bourgogne et j’ai acheté un grand et beau livre : « Les abbayes cisterciennes » de Jean-François Leroux-Dhuys et Henri Gaud (Éditions Place des Victoires, 1998), dans lequel j’ai retrouvé Le Thoronet et aussi Orval, en Belgique. Les cisterciens voulaient revenir à la règle de saint Benoît (on parle de bénédictins), en réaction au luxe et aux dérives auxquels les moines de Cluny s’étaient laissé aller, comme nous allons le voir.

J’ai donc visité Cluny à l’été 2022, parce que ce lieu célèbre était sur ma route et je me suis familiarisé avec cette histoire millénaire, avec les constructions successives Cluny I, II et III (les outils numériques en donnent une image saisissante « comme si l’on y était »), avec l’irrésistible ascension favorisée par la Papauté et avec le lent effacement jusqu’au XVIIIème siècle. C’est cela que racontent les 295 pages du livre de Odon Hurel et Denyse Riche, « Cluny, de l'abbaye à l'ordre clunisien - Xème-XVIIIème siècle » en 2010 chez Armand Colin, à l’occasion des 1100 ans de l’abbaye.

Abbaye de Cluny.jpeg

Sur un tel sujet – et n’est-ce pas le devoir de tout ouvrage historique ? – il importe de préciser sa motivation et sa justification (« pourquoi un nième livre sur Cluny ? ») : ici, il s’agit de se pencher, justement, sur les temps moins glorieux de l’ordre clunisien, après les fastes des deux premiers siècles, ce thème ayant longtemps été négligé par les historiens.

03/11/2021

"Couleur du temps" (Françoise Chandernagor) : critique

Voici « Couleur du temps », un petit livre merveilleux, plein de poésie et de mélancolie, publié en 2004 chez Gallimard, par Françoise Chandernagor, orfèvre en la matière, puisque cette dame, outre qu’elle est célèbre pour une fameuse réplique lors du Grand Oral d’admission à l’ENA, nous avait donné un récit qui fit date : « L’allée du Roi ». J’avais aussi beaucoup aimé « La première épouse » pour sa fine analyse psychologique qui fait penser à Proust, et son évocation des Combrailles que je longe quand je vais chez Blaise Pascal.

Ici il s’agit à première vue (!) de l’histoire d’un tableau, un portrait plus précisément ; mais autour de l’exécution et surtout de la transformation de ce portrait de famille, c’est la démarche d’un homme – et en l’occurrence son exigence et sa passion dévastatrice pour la justesse des couleurs sur la toile – et même l’histoire de sa famille, qui apparaissent.

Ce roman fait penser à « Terrasse à Rome » de Pascal Quignard (Gallimard, 2000) et surtout à « Le parfum » de Patrick Süskind (1985), que Babelio nous résume ainsi : « Au XVIIIème siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus horribles de son époque. Il s'appelait Jean-Baptiste Grenouille ». Tiens, coïncidence ?, notre peintre se prénomme Baptiste ! Donc le « genre » était connu : mi-biographie, mi-conte philosophique, mi-roman historique (cela fait trois moitiés…). C’est aussi le dévoilement de la vie des anonymes doués, dans l’ombre des génies : Baptiste dans l’ombre de Chardin et Greuze, c’est un peu Salieri dans l’ombre de Mozart (France Musique pose la question : « Antonio Salieri était-il vraiment un compositeur médiocre, inférieur au grand Mozart ? Aurait-il empoisonné ce dernier par jalousie ? »).

Peut-on aller plus loin dans la critique ? Il est impossible de rendre dans un billet la beauté et la profondeur de ce conte ; il faut se laisser emporter ; je peux seulement le recommander aux amateurs d’Histoire, d’histoires, de biographies même inventées et d’art (sans être aucunement des spécialistes de la Peinture). Et leur promettre aussi qu’ils auront envie de le relire !

08/10/2021

"Le ruisseau des singes" (Jean-Claude Brialy)

Voici un gros livre aussi sympathique, aussi primesautier et aussi chaleureux que l’était son auteur : « Le ruisseau des singes » est l’autobiographie que l’acteur Jean-Claude Brialy a publiée chez Robert Laffont en 2000. Il est dédicacé à Michel et à Bruno… et Jeanne Moreau, en tant que « marraine », a écrit en entête un petit texte charmant et plein de poésie.

Au long des 419 pages défile tout ce que le monde du spectacle comptait comme amis ou connaissances de Jean-Claude Brialy ; c’est le Bottin mondain. Autant dire que c’est amusant car il connaît tout le monde (Jean Marais, Jean Gabin, Jean Cocteau, Arletty, Marie Bell, Marlène Dietrich, Romy Schneider, François Dorléac, Alain Delon, Édith Piaf, Joséphine Baker, Maria Callas, Jacques Brel et tant d’autres, sur lesquels il multiplie les anecdotes) ; il nous raconte aussi par le menu le tournage des innombrables films (185) auxquels il a participé, depuis qu’il était devenu « l’acteur fétiche de la Nouvelle Vague ».

Il y a beaucoup de superficiel dans les anecdotes racontées, sans doute est-ce le reflet de la sensiblerie des artistes et des rapports souvent hypocrites qu’ils entretiennent. Voici par exemple, page 210, comment il raconte la soirée lors de laquelle il a épargné des heures de solitude à Marlène Dietrich « tout de blanc vêtue, tailleur blanc, chapeau blanc, sublime de beauté » : « Je la traînai dans la loge de Marie Bell, qui était en train de se préparer ; regarde, Marie, je t’amène une surprise. Marie se retourna et vit Marlène. Son visage s’illumina. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Marie demanda du champagne à son habilleuse ». Quand il revint dans la loge après son spectacle, « elles contemplaient leurs jambes admirables et riaient comme deux gamines ». Beaucoup de superficiel, beaucoup de pathos, beaucoup de beaux sentiments (« tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » comme disait le cynique en chef Jean Yanne). Aux obsèques de Marie Bell, « Coluche fit porter une énorme gerbe de roses blanches. Elle et lui s’adoraient » (page 210). On vous le dit sur tous les tons, ils s’aiment tous. Ils sont tous doués, formidables, généreux, inoubliables. C’est sûr, il les a aimés mais, vraiment, trop c’est trop, le témoignage manque de sincérité, ou alors c’est de la naïveté.

Mais bon an mal an transparaît à chaque anecdote la sensibilité, la gentillesse, l’empressement, la serviabilité, l’empathie de Jean-Claude Brialy.

Il avait passé son enfance près d’Angers, alors que ses grands-parents maternels habitaient à Issoire et une tante à Brioude… mais était né à Aumale, en Algérie, le 30 mars 1933. Le titre de son livre vient de là, un lieu-dit près de Blida. En 2008, la chanteuse Françoise Hardy intitulera son autobiographie « Le désespoir des singes » mais la référence sera autre (le fameux arbre à l’écorce si particulière).

En revanche, peu de choses sur sa vie privée adulte, sauf cinq lignes tout à la fin (page 414). Sur toutes les photos de femmes, plus belles les unes que les autres (Romy, Claudia, Françoise, Natalie… et Catherine !), la légende mentionne « mes fiancées »…

Le livre, sans prétentions littéraires, est attachant parce que l’homme l’était. Sans descendance, quasiment fâché avec sa famille, il a légué sa maison de Seine et Marne à une fondation, après sa mort le 30 mai 2007.