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27/09/2018

"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique II

« Le désert des Tartares » est une fable sur les mauvais choix stratégiques en matière de projet de vie et de carrière, une fable sur le temps qui passe et la rapidité d’une existence, malgré l’inexorable répétition monotone de moments identiques et de gestes anodins, une fable sur nos illusions, nos attentes insensées ou futiles, notre passivité ou notre lâcheté… mais ce n’est pas une œuvre littéraire (à ceci près que le style d’écriture – neutre, sobre, concis, lancinant – est parfaitement adapté à son objet). C’est une sorte d’essai romancé.

Première citation, ce dialogue qui décrit la procédure de sécurisation des accès :

« La relève générale s’est effectuée à six heures. La garde pour la nouvelle redoute est partie d’ici à cinq heures et quart et est arrivée là-bas à six heures juste. Pour sortir du fort, cette garde n’a pas besoin du mot de passe, puisqu’elle est un détachement encadré. Pour pénétrer dans la redoute, il fallait le mot de passe d’hier ; et ce mot, seul le connaissait l’officier. Une fois la relève effectuée à la redoute, le mot de passe d’aujourd’hui entre en vigueur, et celui-ci aussi, l’officier est seul à le connaître. Et cela dure vingt-quatre heures, jusqu’à ce que la garde montante arrive pour la relève. Demain soir, lorsque les soldats reviendront (ils peuvent être là vers les six heures et demie : au retour la route est moins fatigante), le mot de passe, au fort, sera encore changé. Et, de la sorte, il faut un troisième mot de passe. L’officier doit donc en savoir trois, celui qui sert pour l’aller, celui que l’on doit utiliser pendant la garde et le troisième pour le retour. Toutes ces complications pour que les soldats ignorent le mot pendant qu’ils sont en route » (pages 60 et 61 de mon exemplaire des Éditions RENCONTRE de Lausanne, bizarrement non daté et sans code ISBN…). On dirait du codage à clé pour la transmission de messages confidentiels !

Il y a au fort une sorte d’ingénieur-qualité, Tronk, qui fait du contrôle et de l’analyse de risque à partir de « cas d’utilisation »: « Si l’officier est seul à connaître le mot de passe et que, admettons, il se trouve mal en route, que feront les soldats ? Ils ne pourront pas l’obliger à parler. Et ils ne peuvent pas non plus revenir à leur point de départ , parce que, cependant ce temps-là, aussi, le mot a été changé (…). Avec ce système, il leur faut trois mots de passe au lieu de deux et le troisième, celui pour rentrer le lendemain dans le fort, est mis en circulation plus de vingt-quatre heures à l’avance. Quoiqu’il arrive, ils sont obligés de conserver ce dernier mot, sinon la garde ne pourrait plus rentrer ».

Drogo objecte : « On les reconnaîtrait bien, non ? On verrait bien que c’est la garde descendante ! »

« Mon lieutenant, ceci est impossible. Il y a le règlement du fort. Sans le mot de passe, personne venant du côté du nord, personne, qui que ce soit, ne peut pénétrer dans le fort ». Personnellement, j’aurais écrit : « cela est impossible ». 

« Mais alors, ne serait-il pas plus simple d’avoir un mot de passe spécial pour la nouvelle redoute ? La relève s’effectue d’abord et le mot pour rentrer est communiqué seulement à l’officier. De la sorte les soldats ne savent rien » (page 62).

« Bien sûr (…) mais il faudrait changer le règlement, il faudrait une loi »… « Avant, c’était beaucoup mieux » !

Voilà donc l’état d’esprit d’un homme qui, au bout de vingt-deux ans passés au fort, ne connaît plus que « ses odieux règlements » et a oublié le monde extérieur. On n’est pas loin d’Orwell et du « Meilleur des mondes ». Voire du diptyque « Tunc » et « Nunquam » de Lawrence Durrell.

31/08/2018

"Le désert des Tartares" (Dino Buzzati) : critique I

Dino Buzzati est un journaliste italien de la première moitié du XXème siècle – mort en 1972 – qui a écrit en 1940, « Le désert des Tartares », livre mondialement connu et qui est devenu une sorte de synonyme de l’attente sans fin, comme le Godot de Beckett, et aussi comme l’Arlésienne de Bizet est le symbole de la personne qu’on ne voit jamais.

J’ai eu l’idée de le lire parce que Bernard Pivot signale l’éblouissante exégèse qu’en a faite François Mitterrand dans un Apostrophes (cf. mon billet du 23 août 2018).

Si vous lisez les présentations et les analyses de Wikipedia et de Babelio à son sujet, vous verrez qu’on y parle de chef d’œuvre et qu’on souligne la parenté de l’écrivain avec Kafka, Sartre et Camus…

Bon, mon avis n’est pas celui-là. J’y ai vu une sorte de conte philosophique ayant pour but d’illustrer un destin individuel dans une société qui fonctionne avec des règles et des procédures, et qui se termine évidemment par la mort du personnage, sans qu’il ait pu réaliser son rêve : combattre et se couvrir de gloire. À ces divers titres, « Le désert des Tartares » me fait plutôt penser aux fables de Paulo Coelho (en mieux) et surtout à « La montagne magique » de Thomas Mann (en moins bien), avec un soupçon de « 1984 » d’Orwell.

L’histoire est simple : un officier fraîchement nommé rejoint sa première affectation, le fort Bastiani, dans la montagne ; ce fort sans grand caractère garde la frontière avec un pays étranger, bien que depuis des lustres (l’époque mythique des Tartares !), on n’ait jamais eu à déplorer aucune hostilité ni invasion. Du côté Nord, vers les ennemis supposés, s’étend une vaste étendue pierreuse, le « désert ». La première impression de Giovanni Drogo est calamiteuse ; il ne veut qu’une chose, redescendre en ville au plus vite et commencer une vraie carrière d’officier, avec des occasions de briller et des promotions. Mais le discours au fort pour retenir les nouveaux est bien rodé ; il reste. Et il y passera toute sa carrière… N’en dévoilons pas plus car l’épilogue est très réussi et émouvant.

Tout est imaginaire : l’époque, les lieux ; Buzzati présente ses personnages succinctement, sans épaisseur ; quant au fort, aux alentours et aux paysages, ils sont décrits à maintes reprises mais de façon impressionniste : rien de précis, rien d’original, rien de très attirant.

 

Et c’est là le génie de l’écrivain : brosser le tableau d’un environnement banal, que seul l’esprit des protagonistes pare de toutes les séductions, et instiller dans son texte la monotonie du temps qui passe, rythmé seulement par la répétition sans fin des mêmes gestes (ce sont les procédures en vigueur au fort qui les commandent). Des jours, des mois, des années peuvent ainsi passer à attendre une hypothétique attaque de l’ennemi, et à la fin c’est la vie qui a passé.

L’écriture simple, sans effets, de Dino Buzzati est là pour cela ; il maintient notre intérêt par quelques événements qui bousculent ponctuellement la vie du fort et, si l’on peut dire, le tour est joué.

Au total, un roman facile à lire, sur la vie, sur les occasions manquées, sur la naïveté, sur l’obstination ; à recommander uniquement à ceux qui, comme moi, veulent savoir ce qui est écrit dans un livre dont on continue à parler quatre-vingts ans après sa publication ; un livre qu’on ne relira pas (il y en a tant d’autres, passionnants, qui nous attendent).

11/06/2018

"La famille Boussardel" (Philippe Hériat)

Le nom « Boussardel » me disait quelque chose (un téléfilm ?) lorsque je suis tombé par hasard sur « Le temps d’aimer » de Philippe Hériat, publié en 1968 et que j’ai lu du 19 février au 24 février 2012. Ce n’était que le tome 4 de la saga familiale. J’ai donc lu le premier tome « Famille Boussardel » (1944) du 17 juin au 7 juillet 2012, puis le deuxième « Les enfants gâtés » (1939) du 8 juillet au 15 juillet 2012 et enfin « Les grilles d’or » (1957) du 16 juillet au 26 juillet 2012. Dans cette production, il est amusant de constater que c’est le T2 qui a reçu le prix Goncourt (comme « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Marcel Proust, mais qui avait été publié avant le T1, en 1939). C’est aussi une œuvre de longue haleine puisque cinq ans, puis dix, séparent les dates de parution des tomes successifs ; c’est dire qu’il y a de nombreux lecteurs qui n’auront jamais lu l’ensemble…

Voici ce que j’avais noté à l’époque dans mon carnet. 

« Famille Boussardel » : entre Dumas et Balzac, style élégant et rapide. Le livre raconte l’ascension d’une famille bourgeoise dans le Paris du XIXème siècle et d’Haussmann (aujourd’hui j’ajouterais : et mille fois mieux que Zola dans « La fortune des Rougon ») : la Chaussée d’Antin, les Batignoles... Philippe Hériat a écrit 500 pages faciles à lire et prenantes. C’est remarquable : des rebondissements, des secrets de famille, quelques caractères bien détaillés, une conclusion somptueuse, du souffle et du pittoresque. On couvre presque tout le XIXème siècle depuis 1815. 

« Les enfants gâtés » : on change de génération, dans l’entre deux-guerres et on se focalise sur Agnès, la fille rebelle. C’est moins bon car le pittoresque devient invraisemblance. 

« Les grilles d’or » : l’enfant rebelle tente un rapprochement et se fait rouler dans la farine. La description du Paris de l’Occupation est saisissante. C’est le meilleur tome, avec le premier. 

« Le temps d’aimer » : ce n’est pas un grand roman mais c’est un roman plaisant, alerte et prenant. La langue est bien tournée, avec quelques expressions bizarres de temps à autre. L’histoire démarre sur les chapeaux de roue, on est embarqué dès les premières phrases. Originalité : c’est une femme qui raconte ce qui lui arrive. Elle vit seule avec son fils adolescent. Il y a une mère obsédée par son fils préféré ; il y a une succession qui se passe mal, une famille pathologique qui se déchire ; plusieurs thèmes s’entremêlent jusqu’au décès de la mère.

La fin du roman (et de la saga) est grandiose. Au total, c’est pas mal.

Une « suite familiale » à garder donc et à relire.