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17/07/2017

"Les soleils des Indépendances" (Ahmadou Kourouma) : critique I

C’est Alain Mabanckou, dans son séminaire sur la littérature francophone africaine au Collège de France (voir mes billets consacrés à cette série d’exposés au premier semestre 2016) qui citait – et même recommandait – cet écrivain ivoirien et ce livre en particulier, qui date de 1970 (Éditions du Seuil).

Le titre en est mystérieux – et d’autant plus qu’il revient comme un leitmotiv tout au long du roman, dans les commentaires du narrateur, souvent associé à « la bâtardise des politiciens » – et en même temps élégant et poétique. On le comprend comme une sorte d’antiphrase, ironique et désabusée : l’indépendance des anciennes colonies aurait dû apporter un progrès, la liberté, la joie de vivre, des chances égales pour tous… Il semble que dans l’esprit de Ahmadou Kourouma, ou au moins dans celui de son narrateur, cela n’ait pas été le cas du tout et que, tous comptes faits, entre les trois périodes historiques (avant, pendant et après la colonisation), il préfère nettement la première.

Le héros de l’histoire est Fama, une sorte de « paumé », un paresseux, un peu voleur, un peu bagarreur, un occasionneur d’embrouilles. Il est marié avec Salimata, dont il ne peut avoir d’enfant. Le roman, qui commence par la description pittoresque des errances de Fama et du travail ininterrompu de Salimata bascule quand il s’avère que Fama est le dernier descendant des Doumbouya, une famille dirigeante du pays des Malinké, le Horodougou. Je laisse le lecteur découvrir l’épilogue de cette histoire, qui est une sorte de prise de conscience de l’importance de tenir son rang dans la lignée, après des péripéties malheureusement classiques (luttes revendicatives, prison, coup de théâtre…).

(V.2 du 25 juillet 2017)

 

13/07/2017

"Les révoltés de la Bounty" (Jules Verne) : critique

Dans cette même édition conforme à Hetzel, à la suite des « Cinq cents millions de la Bégum », se trouve un très court roman de vingt pages – plutôt une nouvelle ou même un long article de presse – « Les révoltés de la Bounty » (1879). Bizarrement, Jules Verne utilise le féminin, alors que la postérité a retenu ce nom comme « le Bounty » ; c’est d’autant plus étonnant qu’il ne parle au début que de « bâtiment » et de « navire ». Voir en annexe ce qu’en dit Wikipedia.

Bounty 2.jpgCette histoire est archi-connue et a même fait l’objet de films (Wikipedia recense une dizaine de livres et quatre ou cinq films sur le sujet). Son succès à travers les âges est d’abord dû aux péripéties rocambolesques et dramatiques qui ont jalonné la suite de l’insurrection dirigée par le fameux Fletcher Christian contre son commandant William Bligh, quelques semaines avant la Révolution française, de l’errance d’une île à l’autre du Pacifique, jusqu’aux morts violentes dans le dénuement aux antipodes.

Mais au-delà il y a la morale sous-jacente (« Bien mal acquis ne profite jamais ») et surtout cet hymne à l’inflexibilité du code maritime (on ne destitue pas son commandant de bord, fût-il exécrable et injuste) et à la persévérance de la Royale de Sa très gracieuse Majesté, qui ne lésinera sur aucun moyen pour poursuivre et punir les mutins, cela dût-il durer vingt ans.

Et Jules Verne dans tout cela ?

Outre qu’il semble être l’un des tout premiers à avoir raconté cet épisode épique de l’histoire maritime anglaise, il déploie dans sa narration tout son savoir-faire, obéissant presque un siècle avant à l’exigence stylistique de Saint Exupéry : « la perfection, ce n’est pas quand il n’y a plus rien à ajouter ; c’est quand il n’y a plus rien à retirer ». En trois courts chapitres, journaliste virtuose, il traite son sujet : les faits, rien que les faits !

Rien que les faits, vraiment ?

Pas tout à fait (pardon pour le jeu de mots…)… Jules Verne termine sur une note positive, le développement harmonieux et pacifique de l’île de Pitcairn, sur laquelle vivent cent-soixante dix descendants des révoltés de la Bounty, convertis à la morale chrétienne et retrouvant « les mœurs patriarcales des premiers âges ». La rédemption est possible sur cette terre.

Annexe 1 : noms de navires – le nom

Bounty 1.jpg« Le féminin (« la » Bounty) a semble-t-il été généralement utilisé en français, soit parce que Bounty signifie « Bonté », soit par simple respect de l'utilisation systématique du féminin en anglais pour les noms de navires.

Jules Verne entre autres a utilisé le féminin pour intituler son roman de 1879. L’Encyclopædia Universalis utilise également le féminin, de même que la traduction actuelle de la trilogie de Nordhoff et Hall relatant l'épopée de la Bounty.

Pourtant, les titres français des trois films (1935, 1962 et 1984) utilisent le masculin, et l'impact sur le public francophone a été si fort que le genre a basculé dans le langage courant, passant du féminin au masculin, bien que le langage universitaire ou spécialisé continue à utiliser le féminin d'origine (par exemple, pour la traduction du journal de James Morrisson en 1966) ».

Annexe 2 : la sobriété du style s’accommode fort bien de la précision d’un vocabulaire spécialisé. Jules Verne emploie ainsi le mot « accore », dont le dictionnaire Larousse en ligne donne la définition suivante : « Se dit d'une côte abrupte et rocheuse le long de laquelle les profondeurs augmentent rapidement et que les navires peuvent serrer de près ». Quant aux termes désignant les non-Européens qui nous choquent aujourd’hui dans « Les cinq cents millions », nulle trace ici. Les habitants des îles du Pacifique sont appelés « les naturels » ! Mais, pour être tout à fait honnête, on est déçu de lire au début du chapitre III : « Après que le capitaine Bligh eût été abandonné en pleine mer.. » ! Que vient faire là le circonflexe sur le u ? Encore la faute de l’éditeur, peut-être ?

10/07/2017

"Les cinq cents millions de la Bégum" (Jules Verne) : critique

Ainsi donc je me suis plongé dans ce Jules Verne « Les cinq cents millions de la Bégum » que je n’avais pas lu étant enfant. Sans surprise, le style est alerte, sobre, sans fioritures, tout entier tourné vers l’intrigue et l’avancée de l’aventure : accrocher l’intérêt du lecteur et ne plus le lâcher. Peu de descriptions (juste ce qu’il faut), pas d’analyse psychologique des caractères ni de peinture des personnages, ou si peu. Mais c’est bien écrit (c’est par exemple cent fois mieux écrit que « La fortune des Rougon » d’Émile Zola que j’ai lu récemment et dont je reparlerai ; je comparerais volontiers ce style à celui de Maurice Leblanc, en un peu plus « classique » peut-être). Voici par exemple le début du roman : « Ces journaux anglais sont vraiment bien faits, se dit à lui-même le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir. Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est une des formes de la distraction. C’était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et purs sous leurs lunettes d’acier, de physionomie à la fois grave et aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un brave homme » (page 7). Et quelques lignes plus loin, le décor planté, l’action commence.

Bégum Jaan Vidya Balan.jpgL’intérêt de l’histoire sera entretenu jusqu’au bout, même avec les invraisemblances coutumières de l’écrivain car son imagination, voire ses qualités visionnaires, impressionnent. Voyons par exemple ce qu’il dit de l’avenir lointain : « Les hommes vivant jusqu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme les plantes » (page 136).

L’argument en l’occurrence est simple : deux héritiers éloignés d’une fortune indienne sont retrouvés ; ce sont deux hommes de science, comme Jules Verne les aiment ; à quoi vont-ils employer ces deux cent cinquante millions chacun qui leur tombent du ciel ?

Ce n’est ni le confort ni les plaisirs qui guident ces deux scientifiques ; pour l’un, c’est le progrès de l’humanité, et plus particulièrement sa santé, à travers l’amélioration de l’hygiène (Pasteur n’est pas loin) ; pour l’autre, c’est plutôt la puissance et la concurrence, même si elles passent par la destruction de l’adversaire.

 

Nous sommes en 1879, la cruelle défaite de 70 est dans les cœurs de tous les patriotes, et surtout l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, qui nous ramène aux temps de l’Austrasie… Jules Verne ne craint pas de placer son roman sous le signe de l’affrontement dantesque et sans pitié entre le Bien et le Mal et de choisir ses héritiers dans les deux nations antagonistes du dernier conflit : la France et l’Allemagne.

Devinez lequel des deux vise le Bien et le bonheur universel, et lequel ne cherche que la domination sans partage et l’anéantissement de l’ennemi ?

Devinez lequel des deux vit dans la poursuite d’un idéal et dans l’altruisme, et lequel ne connaît que les machines et les armes de destruction ?

Jules Verne ne fait pas dans la dentelle ! Il raconte sans travestissement la lutte sans merci et sans équivoque entre le bon Français et le méchant Allemand, et même entre une approche « latine » et une approche « germanique » du destin de l’humanité. Ainsi, il fait écrire à une revue allemande, « Unsere Centurie », à propos de l’expérience en cours à France-Ville (des rêves de longue vie) : « (…) nous n’avons qu’une foi médiocre dans le succès définitif de l’expérience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver aux mains d’un comité où l’élément latin domine (sic !) et dont l’élément germanique a été systématiquement exclu. C’est là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde existe, il ne s’est rien fait de durable que par l’Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de définitif (on dirait du Gary Lineker !). Les fondateurs de France-Ville auront bien pu déblayer le terrain, élucider quelques points spéciaux ; mais ce n’est pas encore sur ce point de l’Amérique, c’est aux bords de la Syrie que nous verrons s’élever un jour la vraie cité-modèle (mauvaise pioche : la Syrie est aujourd’hui en ruine…) » (page 137).

À cette époque – le dernier quart du XIXème siècle – on parle encore de « race » et de « nègre », et le monde est clairement européen, les autres contrées n’étant évoquées que pour le folklore. Sauf que, incidemment, on trouve des éléments bien actuels dans le roman ; par exemple celui-ci : « Il faut dire aussi que l’affluence des coolies chinois dans l’Amérique occidentale jetait à ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires. Plusieurs États avaient dû recourir, pour protéger les moyens d’existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux (…). Et chaque coolie devait s’engager, en le touchant (NDLR : le salaire de un dollar par jour), à ne plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d’une population jaune, qui n’aurait pas manquer de modifier d’une manière assez fâcheuse le type et le génie de la cité nouvelle » (page 128). Sans doute parce que ces préoccupations existent depuis que le monde est monde…

Bégum.jpgJules Verne maîtrise bien sûr à la perfection l’art de mener un récit : fin de chapitre en suspension, retours en arrière, actions se déroulant en parallèle, projection de quelques jours ou de quelques mois en avant, etc.

Comme Alexandre Dumas et Hugo, il pratique les titres pleins, tantôt intrigants, tantôt facétieux, tantôt laconiques.

Tout cela fait du roman – et de Jules Verne en général – un excellent compagnon pour quelques heures, distrayantes et vite passées.