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27/08/2020

Hommage à Jean Raspail (1925-2020)

Je crois avoir découvert l’écrivain Jean Raspail en lisant « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie » (1981) voir mon billet à ce sujet. C’était en appliquant ma méthode « buissonnière » de choix de lectures, à savoir sauter d’un auteur et d’un livre à l’autre à l’occasion d’une allusion ou d’une citation. J’avais lu le nom d’Antoine de Tounens dans « Les enfants du Capitaine Grant » de Jules Verne (ou bien est-ce l’inverse ?) voir mon billet également. Il faut dire aussi que j’avais hérité de quelques livres de lui, aux titres mystérieux : « Hurrah Zara ! » (1998), « Sept cavaliers... » (1993), « Septentrion » (1979), « Les yeux d’Irène » (1984) voir mes billets relatifs à ces romans.

Jean Raspail a été d’abord un explorateur, dès l’après-guerre ; cette activité durant vingt ans lui a donné matière à de nombreux ouvrages qui sont des reportages.

Catholique conservateur, voire réactionnaire, en tous cas royaliste, il est définitivement rangé à droite quand il publie, en 1973, son roman « Le camp des Saints », fiction alarmiste qui raconte l’arrivée en France de plusieurs bateaux en ruine chargés d’immigrés en provenance de Calcutta, qui aura un succès grandissant et sera considéré comme visionnaire par certains et comme quasiment raciste par d’autres. On parle d’un « brûlot », d’un « roman apocalyptique »… Certes mais comme le rapporte l’excellent hommage que lui a consacré le Figaro le 15 juin 2020, « (le livre s’est peu vendu) jusqu’à ce jour de février 2001 où un cargo de réfugiés kurdes s’est échoué à Boulouris, à quelques mètres du bureau où je l’ai écrit ». Prémonitoire donc, mais surtout intéressant par la description de la mécanique des réactions (ou plutôt des non-réactions) des politiques et des médias (on dirait aujourd’hui « des bien-pensants », « des tiers-mondistes », des « droits de l’hommistes ») et de la panique qui s’empare de la population autochtone. En 2015, Jean Raspail écrira dans Le Point : « Cette crise des migrants met subitement fin à trente ans de calomnies contre ma personne ». Ce retournement donne un éclat particulier à la littérature qui, parfois, par la seule force de l’inspiration, se fait annonciatrice d’événements réels, au lieu de simple description des passions humaines.

Après le penseur prophétique, le créateur de mythes. C’est la troisième facette du personnage. Il y a d’abord le royaume de Patagonie. Jean Raspail ne se contente pas de romancer l’aventure réelle d’un avoué de Périgueux dans son prodigieux « Moi, Antoine de Tounens... » (1981) ; il crée un véritable mythe en donnant vie à ce royaume, avec un drapeau et un hymne, et en s’en proclamant consul général, à tel point que de nombreux lecteurs (on parle de 5000!), envoûtés et avides de rêves éveillés, voudront en faire partie. L’Académie française lui décernera son Grand Prix du roman, mille fois mérité.

Second mythe, la saga de la famille Pickendorff, héritière des chevaliers du Saint Empire romain germanique et à qui il a « insufflé ses rêves de grandeur et de résistance à l’air du temps » (à partir de 1979, avec « Septentrion » et « Hurrah Zara »).

Le Consul général est mort le samedi 13 juin 2020, à l’âge de 94 ans. Il nous laisse une œuvre romanesque sans doute inégale mais passionnante, qui a marqué de son univers très personnel, la littérature française contemporaine. Et au moins un chef d’œuvre.

Sources de mon billet : nécrologie du Figaro du 13 juin 2020, hommage du Figaro le 17 juin 2020 (Étienne de Montety, Sylvain Tesson, Paul-François Paoli) et Wikipedia.

05/08/2020

"Il reviendra" (Philippe Chatel) : critique II

Par hasard, je suis tombé sur son premier roman, « Il reviendra » (Éd. Michel Lafon, 1988), dont la troisième de couverture indique qu’il se considère avant tout comme un écrivain. Il a été invité à Apostrophes à ce titre. Voyons cela…

L’histoire est sans aucun doute largement autobiographique, ne serait-ce qu’à cause des prénoms de ces parents, François, réalisateur à l’ORTF, et Marie. De même, François abandonne la particule de son patronyme en entrant à la Télévision et c’est aussi ce que le père de Philippe avait fait.

On se souvient de sa superbe chanson « Marie et François », évocation équilibrée et émouvante de son enfance ballotée entre deux parents séparés. Il la concluait par l’aveu qu’il lui avait fallu vingt ans pour trouver les mots pour la raconter…

Dans le roman, à part le coup de foudre à Saïgon entre les deux jeunes gens, rien de tout cela ; le mariage forcé tourne vite vinaigre à Paris, dans un mauvais appartement sans confort sous les toits, et l’enfant, surnommé « Portrait Craché » car il ressemble à son père, considère que sa mère ne l’aime pas.

La séparation est inévitable, et le père adoré et admiré s’en va vers une autre femme. L’argument du roman est contenu dans cette conviction et cet espoir de Marie et de ses enfants : il reviendra.

Malgré l’habileté du romancier, qui utilise à la fois la narration directe, le journal de l’enfant, le livre commencé du père et les lettres non envoyées de la mère, pour donner la parole tantôt à l’enfant, tantôt au père, tantôt à la mère, l’attention du lecteur fléchit parfois à cause des répétitions ; l’histoire traîne en longueur vers sa fin inévitable, que l’on ne va pas raconter ici. Mais certaines réflexions sont dignes d’intérêt. Par exemple page 219, où il parle de l’envie de tout un chacun d’être écouté et donc l’intérêt d’être en société un auditeur muet : « Sa compagnie fut extrêmement recherchée, par la horde des âmes en peine, la cohorte des confidences-pour-confidences, la meute des tu-vas-comprendre, la manade des Moi-je, l’armée des bavards en tout genre (babillards, discoureurs, baratineurs, jacasseurs, jaseurs, pipelets, verbeux, volubiles, et même quelques beaux parleurs)… ».

« Nos enfants nous réuniront dans leur souvenir, comme je l’ai fait pour mes parents, bien avant eux. J’ai reproduit ce qu’on m’a fait vivre, ils feront de même à leur tour. Nos enfants nous perpétuent, je veux dire qu’ils sont nos prisonniers » (page 227).

On retrouve les formules bancales (ou ce style tarabiscoté, si l’on préfère) déjà présentes dans les chansons : « Vous avez pourtant continué plus tard (…) à cacher de vos yeux la réalité ambiante, par des stratagèmes dont le moteur était de penser que vous ne seriez jamais vieux, puisque votre jeunesse avait été trop courte » et « Je vous vois comme si j’étais là (…) faire jouer cette galette noire qui appelle au déplacement rythmé et (…) vous bougez seuls sur ce carrelage croisé, invitant malgré vous les bravos, trop occupés que vous êtes à votre démesure, définissant par là le possible, c’est-à-dire la réalité d’un rêve » (page 24). C’est beau comme un programme scolaire concocté par les pédagogistes du Ministère (« se mouvoir horizontalement dans un milieu liquide », etc.).

Autres exemples, page 121 : « Il n’est pas question pour moi de justifier aveuglément (…) ce manque apparent de courage, puisque ce mot en forme de début d’aventure ne fut pas de mise dans cette situation plutôt lugubre » et, page 171, « Tu prends ce gant blanc que cette salle de bains aride a mis à ma disposition, tu le mouilles à ce filet d’eau dont tu crois la discrétion imposée (une messe), et tu le tends vers mes lèvres, comme si ton bras traversait des murs invisibles. Je fais mon possible pour inviter ma tête au hochement de la reconnaissance » et, page 186, « Quand François arriva au crépuscule de sa besogne » (à vrai dire, toute la page 186 est de ce tonneau, filant chaque métaphore avec application, jusqu’au bout, alors que le lecteur a compris depuis longtemps…). Cela continue page 187 : « Les yeux de l’enfant grandirent tellement que le cœur du père fut bronzé comme sa peau l’eût été sous l’effet d’un soleil au zénith », « François entama le long parcours du couloir parqueté, les épaules ployant sous le poids d’une passion qu’il avait transformée pour un moment en fardeau, sous l’œil d’un petit garçon en robe de chambre, dont la mine blanchie par un microbe banal multiplia le poids » (sic). C’est lourd (encore le poids !) et confus, non ?

Visiblement Philippe Chatel adore les phrases balancées, les paradoxes, les périodes, les métaphores mais ce n’est pas toujours heureux : « À une portée, il peut manquer quelques notes, et je ne vous en veux pas de m’avoir joué sans faire exprès », « J’écris donc pour vous rassembler, improbable pari que l’écriture, en faisant simplement se côtoyer vos noms, relève », « Mes mots sont des trains, et les trains comme on sait arrivent dans des gares » (page 25), « La vérité se trouve ailleurs, dans les sous-bois de la peur de la solitude », « Au bal de l’électricité, la bougie préfère encore briller l’alentour que de défaillir, puis quitter la fête entourée, fût-ce de cendres » (page 29), « Celui-ci était prisonnier des cordes d’un ring, dont la moitié de l’existence lui incombait » (page 82), « L’insecte se répandit dans la liberté comme dans une deuxième jeunesse ; je souris, puis je m’assimilai évidemment à lui » (page 99).

Et parfois, il touche juste, la métaphore est féconde et elle séduit : « J’aime ces petits trains que je dessine et qui courent le long des lignes. Les « i » sont leurs cheminées et les points, les accents graves et aigus sont leur vapeur. Dans les parenthèses, les trains entrent comme en gare (…) La cohorte de lettres, comme en wagons serrés, m’entraîne vers des pays inconnus, où les villages se repèrent aux clochers des accents circonflexes, entourés des arbres des « i », où les habitants parlent par la bouche des « o » » (page 83).

Comme dans ses chansons (je pense à « J’t’aime bien Lili »), Philippe Chatel néglige parfois le subjonctif après « bien que » et après « encore que » (c’est moins grave) : « Cette vérité simple ne m’a jamais quitté, bien que je m’amuserai plus tard à masquer ma solitude derrière des faux-semblants (…) ». Mais pas toujours : « bien que je m’efforçasse (…) de m’y intéresser » (page 98).

Ce n’est pas le mot de la fin mais une belle sentence, censément extraite du livre de François : « Et le créateur se meurt dans l’homme sans reproche » (page 227). Pour une fois, elle est sobre et percutante ; sans doute veut-elle expliquer également l’origine de la carrière artistique de Philippe Chatel, enfant balloté et plus tard homme blessé.

Pour moi il n’est pas un écrivain (en tous cas pas encore) mais à jamais un grand auteur-compositeur-interprète de chansons.

J’ai découvert Philippe Chatel.

01/08/2020

"La vie secrète des arbres" (Pater Wohlleben) : critique

Quel beau livre et quel livre étrange, cette « Vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben (Les Arènes, 2017 pour la traduction française ; 2015 chez Ludwig Verlag pour l’original en allemand). D’autant que le sous-titre est « Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent » ! Pour nous autres qui aimons les arbres, les entourons de soin (paillage, arrosage…) mais qui les considérons comme des objets inanimés, bien loin derrière les animaux dans notre hiérarchie des êtres vivants, c’est une révolution copernicienne.

L’auteur, garde-forestier à Hümmel, dans l’Eifel, région allemande au sud de Cologne, nous en apprend de belles sur les collectifs d’arbres, à savoir les forêts : les arbres d’une même espèce se protégeraient les uns les autres, prendraient soin de leurs « petits », se défendraient des assaillants (pucerons, champignons, pics verts…) et collaboreraient par ailleurs avec des partenaires (champignons…), le tout grâce à leur réseau de racines (un véritable « internet souterrain » écrit notre forestier), à leur stockage du « sucre » fabriqué à l’aide de la chlorophylle et à leur capacité de produire des substances répulsives ou attirantes sur leurs feuilles (odeurs, sucs…).

C’est au point que parfois on doute, on se dit que décidément, cela ressemble à de la science-fiction, voire au mysticisme ou à l’animisme ! Pourtant l’auteur cite nombre de publications scientifiques à l’appui de ses dires et sait ce que c’est qu’une bibliographie (58 références, essentiellement en allemand, un peu en anglais). On peut néanmoins regretter ici ou là quelques raisonnements lapidaires ou avortés, des coqs à l’âne et des affirmations gratuites.

Mais on apprend des tas de choses, comme dans le chapitre « Question de chance » sur la reproduction des arbres et leurs moyens de défense contre les « ravageurs » (page 40 et suivantes). « Ce sont précisément les sujets les plus mal en point qui mettent le plus d’ardeur à fleurir »… étonnant, non ? Lien avec l’actualité évident : après des étés secs et très chauds, on peut constater une floraison abondante au printemps suivant. Le chapitre « Échange de bons procédés » est également passionnant ; il explique le rôle des champignons, à cheval entre les règnes végétal et animal.

Son écriture est agréable, le livre, décomposé en courts chapitres, est d’autant plus facile à lire ; à noter également une excellente traduction (coup de chapeau à Corinne Tresca). La tonalité générale du livre est poétique, généreuse, écologique bien sûr, et amicale envers le lecteur, futur promeneur et défenseur des espaces boisés. « Chaque jour, des drames et d’émouvantes histoires d’amour se déroulent sous le couvert des houppiers, dernière parcelle de nature, à nos portes, où des aventures restent à vivre et des mystères à découvrir. Et qui sait ? Un jour peut-être le langage des arbres sera déchiffré et de nouvelles histoires extraordinaires s’offriront à nous » (page 253).

Amical, amical, ne parlons pas trop vite ! Dans son dernier chapitre, « Plaidoyer pour le respect des arbres », Peter Wohlleben nous culpabilise quand même : « Quand une bûche craque et pétille dans la cheminée, c’est du cadavre d’un hêtre ou d’un chêne que les flammes s’emparent. Le papier du livre que vous avez entre les mains, chers lecteurs, provient du bois râpé de bouleaux ou d’épicéas abattus – donc tués – à cette seule fin » (page 250). Rien de moins…

Verdict : un livre à lire, à conserver et à relire (car sa matière est dense). Et j’ajoute : à confronter à d’autres sources, pour vérifier les points qui peut-être sont à rattacher au lyrisme et à l’enthousiasme de l’auteur.