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04/12/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique III

Racontées de façon réaliste mais surtout détaillées dans l’annexe du récit, l’épopée des insurgés et l’histoire de la répression en Vendée sont effrayantes. On y parle des colonnes infernales de Turreau (page 353) et de la thèse d’un certain Louis-Marie Clenet (page 377), dont je trouverai par hasard le livre « Les colonnes infernales », justement. Pour l’heure, Michel Ragon fait un parallèle entre les paysans vendéens qui échouent à prendre Nantes (succès qui leur aurait ouvert la voie vers Paris) et sa mère qui arrive dans la même ville, sur un coup de tête, avec l’idée qu’elle allait exiger une place chez ces « messieurs importants » (page 107). Tandis qu’elle dévore les romans de Delly, notre auteur découvre Jean-Jacques Rousseau et Baudelaire.

Modéré, soucieux d’objectivité, Michel Ragon remonte dans l’Histoire jusqu’à l’époque de Richelieu qui voit nos Vendéens obligés d’émigrer au Canada ; c’est là qu’ils fondront l’Acadie, qui sera soumise également, mais par les Anglais cette fois, aux massacres et à la déportation ; c’est l’occasion d’une nouvelle et intéressante leçon de vocabulaire, puisque les deux cent mille Acadiens parlent, aujourd’hui encore, le dialecte vendéen et d’une certaine façon la langue de Rabelais (page 122).

La « longue marche » des Vendéens ne durera que soixante-six jours, du 18 octobre au 23 décembre 1793, et fera dire au Général Westermann : « Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay » (page 131). Quelle horreur ! Et tout cela au nom de la liberté et du progrès ?

Cela étant le jeune homme a ses premiers émois amoureux et subit les crises d’une mère possessive, qui l’accuse d’abandon. Mais c’est l’Occupation et, prenant le maquis, il se découvre « pour la première fois Vendéen ». Et, à vingt et un ans, il quitte Nantes pour Paris. C’est la rupture avec sa mère qui durera trente ans, jusqu’à la mort de cette dernière, seulement entrecoupée de ses lettres hebdomadaires et de quelques courts séjours dans la capitale. Il s’éloigne de ce fait de la Vendée et commence une nouvelle vie tout aussi misérable.

Revenant à sa mère au chapitre 9, il continue à analyser sans concession son caractère et son comportement, notant des détails comme par exemple cette manie de tout conserver, en vrac ; il a retrouvé une boîte à chaussures pleine sur laquelle elle avait inscrit : « Petits papiers ne pouvant servir à rien » (page 163). C’est aussi l’occasion de se rappeler son passé : « Sans aucun doute, ce qui me paraît le plus long, dans ma vie, c’est mon enfance, une interminable enfance triste, avec d’interminables journées de pluie, de solitude dans le grenier à la recherche des souvenirs de mon père qui, eux, gardaient encore une aura ensoleillée. Entre mes deux femmes en noir (ma grand-mère et ma mère, le grand-père ne figurant qu’en fond de décor), que de journées grises (…) Mais qui n’a pas connu la lenteur du temps provincial, le ciel si souvent gris, le regard furtif derrière les rideaux soulevés de la fenêtre, la rue où ne passe âme qui vive, le silence si oppressant que les cloches de l’église sont enfin la preuve que l’on est encore de ce monde ; qui n’a pas connu cette civilisation rurale aujourd’hui disparue dans la pétarade des motos et des voitures, dans la tonitruance des transistors et où l’on n’est plus jamais seul puisque l’écran de la télé vous relie au reste du monde ; qui n’a pas connu la solitude du pauvre dans un monde où chacun se renferme, se referme, ne sait pas ce qu’est l’ennui » (page 163). Depuis la mort de sa mère, il est retourné vivre en partie à la campagne et il voit la différence avec la ville : « À la campagne, au contraire, et même aujourd’hui avec un meilleur chauffage des maisons, avec un bon éclairage, avec tout le confort intérieur urbain, l’hiver reste hostile. Visiblement hostile. La pluie fouette les vitres, le vent secoue les volets, la toiture semble parfois devoir céder aux coups de masse de la tempête, l’orage effraie, l’inondation menace, la neige bloque la circulation. La boue est collante, la pluie cinglante, le vent hurleur. Et les arbres restent si longtemps sans feuilles, la terre labourée demeure si longtemps sans herbe. La marche du temps semble arrêtée. Cette impression d’arrêt du temps devient angoissante. Et j’ai froid. De plus en plus froid. C’est mon propre hiver interminable qui s’approche. Il a quitté ma mère pour s’abattre sur les épaules » (page 165). Je crois voir et sentir mon petit coin d’Auvergne, dont je refuse l’hiver… On est loin des euphoriques retours à la terre et des insouciants séjours confinés en télétravail !

20/11/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique II

Michel Ragon commente plusieurs photos de son père, en uniforme et en civil. Il s’arrête sur celle d’une promenade au Parc du Pharo à Marseille. Elle date de 1923 et sa mère a noté en 1970 que 47 ans avaient passé depuis la période la plus heureuse de sa vie, qui ne dura que dix-huit mois et à laquelle elle mit pourtant un terme. Retournant en Vendée avec Michel et incitant son mari à quitter l’armée, elle vécut pratiquement seule pendant des années, ce dernier étant sans cesse ailleurs – dans les fermes de sa famille ou dans les noces et les kermesses. Le dimanche soir, il revenait ivre à la maison… « Mon père étouffait dans notre petite ville et ses pas le portaient tout naturellement vers la gare, c’est-à-dire la porte du large. Puis il revenait tristement à la maison (…) Après la mort de mon père, tous les dimanches nous effectuions une promenade en sens inverse » (page 70).

Le souvenir des frasques – et aussi des contes et histoires plus ou moins lestes qu’il raconte – d’Aristide le Cochinchinois, le bambocheur, donne le prétexte à Michel Ragon d’évoquer Rabelais qui vécut au couvent de Maillezais (« Pantagruel passe par Fontenay-le-Comte saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillesays » (page 63).

Et encore une fois, il insiste sur les habitudes polyglottes de ses parents : « Lorsqu’il vivait à Fontenay, mon père parlait son français militaire mâtiné de tournures locales. Mais dès qu’il se trouvait à la campagne, je l’entendais utiliser d’autres mots, qui sont tous dans Rabelais » (page 68). Je me retrouve dans cette résurgence de mots du patois et de l’enfance que Michel Ragon constate aussi chez lui : « En vieillissant, j’ai d’ailleurs tendance à récupérer certains mots, sans le vouloir. Ils me remontent à la gorge et fusent soudain, comme un rot que l’on ne peut éviter. Du moins ils apparaissent ainsi dans le contexte du beau langage, ces mots français déformés ou ces mots patois. Ils détonnent, insolites, sorte d’éructation » (page 100).

Sa mère ne lui trouvant pas d’emploi localement décide d’aller ailleurs, « dans la métropole qui chevauche Bretagne et Vendée, c’est-à-dire Nantes. Lorsque les Vendéens ont un reproche à faire à la nation, c’est à Nantes qu’ils s’adressent. Pas à La Roche-sur-Yon, ville qui n’existe pas puisque créée de toutes pièces par un général de la République devenu usurpateur sous le nom ridicule de Napoléon 1er » (page 104). Nous y sommes ! Le sujet est sur la table : le génocide vendéen (le mot lui-même est contesté).

16/11/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique I

Que voilà un livre magnifique ! On s’attend à une sorte de « Livre de ma mère » (Albert Cohen) ou à un panégyrique comme ceux que nous débitent dans les médias la plupart des vedettes (les stars) : « Ma mère était fantastique ! »,  « Mon père, ce héros ». Eh bien, pas du tout ! De père il n’y a point ; quant à la mère, elle est loin d’être encensée dans ce livre de souvenirs, même si sa façon de parler (au téléphone) donne son titre au récit et constitue même une sorte de métaphore de l’incompréhension qui s’est progressivement installée entre eux…

En plus, c’est loin d’être de simples mémoires ! Même si le personnage de la mère est central, bien d’autres sujets y sont abordés, et en premier lieu la Vendée et le « génocide » de 1793.

L’auteur, qui a tiré le diable par la queue à la suite à une enfance miséreuse, devient critique d’art et, donc, écrivain. Il n’en dit rien mais c’est déjà admirable. C’est en 1980 que Michel Ragon publie, chez Albin Michel, « L’accent de ma mère », sous-titré « Une mémoire vendéenne », qu’il complètera de nouveaux chapitres et d’une Annexe consacrée aux guerres de Vendée dans une nouvelle édition, chez Plon, en 1989.

« Maintenant que ma mère repose, comme on dit, dans le cimetière de la petite ville de mon enfance ; maintenant que je suis retourné, après une si longue absence, dans cette ville qui, curieusement, a peu changé en un temps où tout se transforme siradicalement ; maintenant que j’ai récupéré tout l’héritage de ma lignée, je suis tenté avec ces quelques papiers, ces lettres jalousement conservées, ces photos de famille dont beaucoup de visages me sont totalement inconnus, ces quelques objets…, je suis tenté d’essayer de reconstituer avec eux l’identité culturelle de ma mère et, par là même, celle de ma tribu. Cet album de photos est terrifiant. De tous ces beaux militaires, de toutes ces mariées épanouies, de tous ces bébés joufflus, il ne survit personne, sauf moi » (page 13).

Chacun pense la même chose en pareil cas et, franchement, aimerait laisser un témoignage littéraire aussi remarquable que le sien, surtout publié dans la collection « Terre humaine » ! En l’occurrence, son entreprise fait penser aux mémoires de Marguerite Yourcenar (« Archives du Nord » et les deux tomes suivants), excusez du peu !

J’ai écrit en commençant qu’il n’y avait pas de père ; c’est inexact. Son père était sous-officier dans l’armée coloniale et se distinguera par son incapacité à se fixer (il avait la bougeotte, apparemment).

Le petit Michel a passé son enfance à Fontenay-le-Comte, dans la maison de ses grands-parents maternels. Un grand-père cocher au début du XIXème siècle, puis jardinier ; une grand-mère chambrière, chez le même baron local. Deux personnes modestes qui ont terminé leur vie dans le dénuement. Adolescent, vers 1941, ce fut une maisonnette dans le quartier Saint-Donatien de Nantes, au bord de l’Erdre, où il habita avec sa mère, blanchisseuse, et sa grand-mère. Le jour venu, il fit enterrer sa mère comme elle le souhaitait, avec son père, dans le cimetière de Fontenay mais il se reprocha d’avoir voulu trop bien faire, en commandant une dalle de granit des Pyrénées et une croix en bronze : sa mère n’aurait pas aimé de telles dépenses…

La langue, je l’ai dit, occupe une place importante dans le récit, du moins au début : « En réalité, dans mon enfance, nous parlions mal le français et mal le patois. Aujourd’hui les deux langues sont parlées (NDLR : dans sa famille, je suppose) à la fois sans complexe et dans leur richesse et utilité respectives. Le français est la langue de la modernité, le patois l’expression de la terre, des coutumes villageoises, du vieux fonds culturel » (note du bas de la page 31).

« Puis le souvenir de l’accent de ma mère me revenait, cet insolite accent, cet accent d’une autre langue que celle dans laquelle j’écris. Autre langue, non, disons plutôt langage, patois. Un patois qui, lorsqu’il est parlé dans toute son authenticité, est incompréhensible pour un non-Vendéen. Un patois dont je ne me souviens pas de l’avoir appris et que pourtant je comprends couramment (…). Ma mère était persuadée de ne pas parler patois, et l’idée même qu’elle eût pu parler patois en public l’aurait profondément humiliée, mais sa conversation se truffait de mots vendéens. Parfois, elle s’en apercevait et s’arrêtait sur un de ces mots, en riant, disant : Où est-ce que je suis allée chercher ça ? Ce n’est pas du français. Ça vient d’où ? On se le demande » (page 32).

« (…) Le patois représente ma langue maternelle, ma langue native, alors que le français est une langue acquise et très difficilement acquise, avec beaucoup de coups de règle sur les doigts » (page 32).

Ce qui frappe dans ce livre, c’est la sincérité de son auteur, son objectivité ; là où d’aucuns, devant la photo de leur mère jeune, s’extasieront devant sa beauté ou son élégance, Miche Ragon écrit : « Voici des photos de ma mère jeune fille, le coude droit posé sur l’inévitable sellette, l’air rêveur, le corsage boutonné très haut, à ras du cou, chaussée de bottines montantes. Oui, c’est bien une demoiselle. Mais une demoiselle qui n’a pas de dot » (page 34).

Et aussi : « Pauvre mère, qui avait vingt-deux ans en 1915 et qui va traîner le souvenir de ce fiancé disparu dans la boue des Flandres, qui va déjà faire l’apprentissage du veuvage, jusqu’à ce qu’une nouvelle chance lui soit donnée, en 1922, par la rencontre de mon père. Mais elle a déjà presque trente ans. Une vieille fille (page 35).

« Ma mère, fille d’anciens domestiques à peine sortis de la domesticité, élevée comme une demoiselle mais d’une pauvreté exemplaire. Mon père, revenant en Vendée après quinze ans de baroud colonial, ancien ouvrier agricole engagé à dix-huit ans dans l’infanterie de marine (page 36).

Et comme un leitmotiv revient l’ennui manifesté par sa mère : « Pauvre femme, dont il n’est pas encore question qu’elle soit mère, et qui pendant nos trente années de séparation se plaindra toutes les semaines de son ennui, du mauvais temps, de ses idées noires et quémandera des réponses à ses lettres… » (page 42).

Toutes ces pages consacrées à l’histoire familiale, au mode de vie d’avant la guerre de 39-45, aux anecdotes sur les oncles et les tantes, aux lettres échangées par les futurs époux, à la photo du mariage arrangé, à l’inventaire du contrat, au voyage de noce à Marseille, sa naissance étant suivie d’une séparation provisoire entre ses parents, sont pittoresques et passionnantes. Mais notre écrivain ne se contente pas de narrer, il analyse, comme par exemple à propos de l’obstination de sa mère à faire quitter l’armée à son père : « Mais en même temps, elle ne comprenait pas qu’en voulant faire de mon père un lapin de choux, elle se condamnait à un veuvage prématuré » (page 54).

Et justement, ce père entre vraiment en scène au chapitre 3…