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25/04/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique I

Quel roman magnifique !

Quand on parle à quelqu’un du Guépard, il pense systématiquement au film de Visconti (« un chef d’œuvre » !) et vous répond : « Delon ? formidable ! Claudia Cardinale ? magnifique ! ». Neuf fois sur dix, il a vu le film avant de lire le livre et souvent ne lira même pas le livre… C’est dire la force d’attraction indue du cinéma et la facilité qui consiste à « se laisser raconter des histoires » par images animées interposées. Dans quelques cas heureux le cinéma fait connaître des œuvres qui sans lui n’auraient pas eu de lectorat ; dans la plupart de cas, il fait office de distraction culturelle et dispense de consulter ses sources (la littérature). Que l’on pense, au-delà du « Guépard », à « la Recherche du temps perdu » transposé au cinéma et imposant ainsi les images mentales du metteur en scène à tous les spectateurs ; une fois qu’on a « vu » les Gilberte Swann et Albertine de celui-là, comment faire pour que ceux-ci les oublient en allant les découvrir dans Proust ?

Donc, a minima, lire les livres « avant » de voir comment les cinéastes les ont réinventés.

Ensuite, quid du Guépard de Visconti ? Burt Lancaster y est impeccable, comme les décors, les lieux et les costumes ; en revanche, Alain Delon, qui joue le rôle à peu près comme dans « L’homme pressé » (1977), c’est-à-dire courant partout, papillonnant, n’est pas loin d’être insupportable ; quant à Claudia Cardinale, en sa prime jeunesse, souriante et boudeuse, elle n’est pas si loin du personnage d’Angélique Sedara sans doute mais elle ne marque pas par son interprétation (ni par sa beauté d’ailleurs, trop enfantine ; on sait bien que, quelques années plus tard, elle sera superbe !).

Mais venons-en maintenant au livre écrit par Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, aristocrate italien, en 1955, quelques années avant sa mort ; ce sera son seul ouvrage, à part un recueil de nouvelles paru en 1961. Dans sa préface (édition Le Seuil, Points, février 1980), Giorgio Bassani raconte sa rencontre avec l’auteur dans un colloque littéraire en 1954 ; ce dernier était venu de Sicile avec son cousin, un poète qui fut la révélation du colloque. Ce n’est que cinq années plus tard qu’il reçut par la poste un manuscrit du Guépard, qu’il publia. Le Prince était déjà mort.

Je pourrais recopier de larges extraits de cette belle préface pleine de louanges, qui résume l’histoire et surtout l’époque qui en forme l’arrière-plan (nous sommes en 1860, Garibaldi débarque en Sicile), mais je préfère consigner mes propres réflexions à la lecture de cet émouvant roman et citer plutôt les passages qui m’ont marqué.

À part le virevoltant Alain et la jolie Claudia, ce que l’on connaît souvent du Guépard, c’est cette phrase célèbre « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change », prononcée par Tancrède Falconeri, le neveu du Prince Salina (page 35). On la retient souvent sous la forme « Il faut que tout change pour que rien ne change ». C’est une remarque profonde car, la vie étant en perpétuel mouvement, ce qui est figé est balayé : organisations, associations, entreprises, partis politiques, structures sociales… et équipes sportives ! C’est bien en changeant au bon moment certains joueurs qu’un club peut garder sa position dominante dans la durée. Tancrède assène cet aphorisme à son oncle conservateur pour justifier le fait que, membre de l’aristocratie, il a néanmoins rejoint le « révolutionnaire » Garibaldi. Il en reviendra…

Au total, cette phrase ne laisse pas de trace dans le roman, à ceci près qu’il décrit le lent effacement d’une classe sociale – les aristocrates siciliens – et leur remplacement par une classe moyenne qui a fait fortune, à l’image de la fille du maire, Angélique, qui épouse le neveu du Prince, Tancrède.

20/04/2019

Victor Hugo, toujours...

L’incendie de Notre-Dame de Paris est une catastrophe patrimoniale, culturelle, historique et écologique. Nous avons tous été saisis d’effroi, lundi 15 avril 2019, vers 20 heures, quand nous avons vu à la télévision ces flammes gigantesques et l’impuissance (provisoire) des pompiers, en plein Paris… Mais de là à y voir un avertissement divin, les prémisses de la fin de notre civilisation ou tout autre divagation, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Accessoirement on aimerait connaître les causes de cet incendie ; on a peu dit dans les commentaires que, dans la tête les habitants du village-monde qui, soi-disant, avaient les yeux braqués sur nous, il y a peut-être eu cette interrogation vaguement ironique que les Français, pour restaurer leur joyau, mettent un an à bâtir un échafaudage et une nuit pour faire brûler les deux tiers de l’édifice…

Mais trêve de persiflage, il n’y a eu que deux bénéficiaires, évidemment involontaires, de l’événement : les chaînes d’information en continu et le Président de la République, qui en a profité, une fois de plus, pour reporter l’annonce des mesures censées répondre à la crise de la société française mise en lumière par les Gilets jaunes.

Et une seule bonne nouvelle, c’est la référence à notre autre monument national qu’est Victor Hugo. Cette référence a semblé évidente tant aux journalistes qu’aux personnalités politiques qui n’ont pas manqué de « voler au secours de la défaite » ; et c’est bien Mme Anne Hidalgo, maire de Paris, qui a lu un passage de « Notre Dame de Paris », dont la partie centrale, consacrée à l’histoire et à l’architecture de la cathédrale, est effectivement remarquable, indépendamment du roman qui a inspiré film et comédie musicale. On s’est extasié sur l’intuition du poète des Contemplations qui avait vu des flammes gigantesques entre les deux tours-beffrois. Un esprit affûté a fait remarquer par ailleurs que Victor Hugo a aussi écrit « Les misérables »… Retour à l’actualité des GJ !

Comme d’habitude, certains Parisiens ont surtout été badauds, gênant éventuellement les secours, le consternant spectacle étant gratuit. Les ultra-riches ont généreusement proposé des dons importants qui ne leur coûteront qu’un tiers des montants affichés (comme tous les dons donnant lieu à défiscalisation, c’est de l’argent que l’on doit à l’État de toutes façons et dont on peut ainsi « flécher » la destination au lieu de le verser au pot commun, bénéficiant au passage de l’aubaine d’une publicité gratuite et d’une aura de philanthrope). Il est clair que pour soulager d’autres maux bien réels et bien humains, l’argent sort moins facilement de leurs poches.

Comme dit la petite de Da Balaïa, « Je comprends » et elle conclut son anaphore par une bien belle citation de Victor Hugo que je reproduis ici : « Rien n’est solitaire, tout est solidaire. L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule, le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur la terre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire ».

18/04/2019

"L'étoile du sud" (Jules Verne) : critique II

On peut même lire « L’étoile du sud » à un troisième niveau : la façon de voir le monde des Français à la fin du XIXème siècle. Fascination envers la science et ses pouvoirs, ethnocentrisme, bonne conscience européenne, universalisme, géopolitique. Jules Verne évoque en effet le développement de la recherche des diamants et l’accaparement progressif des terres des Boers – ce qui veut dire « paysans », ici des immigrés huguenots – par les Anglais, avec les autochtones africains en arrière-plan (« Les Anglais étaient, à son sens, les plus abominables spoliateurs que la terre eût jamais portés (…) Rien d’étonnant si les États-Unis d’Amérique se sont déclarés indépendants, comme l’Inde et l’Australie ne tarderont pas à le faire ! Quel peuple voudrait tolérer une tyrannie pareille ! Ah ! monsieur Méré, si tout le monde savait toutes les injustices que ces Anglais, si fiers de leurs guinées et de leur puissance navale, ont semées sur le globe, il ne resterait pas assez d’outrages dans la langue humaine pour les leur jeter à la face ! » page 46 de l’édition de Crémille, 1990). « Je suis né à Amsterdam en 1806 (…) mais toute mon enfance s’est passée au Cap, où ma famille avait émigré depuis une cinquantaine d’années. Nous étions Hollandais et très fiers de l’être, lorsque la Grande-Bretagne s’empara de la colonie, à titre provisoire disait-elle ! Mais John Bull ne lâche pas ce qu’il a une fois pris, et en 1815 nous fûmes solennellement déclarés sujets du Royaume-Uni, par l’Europe assemblée en Congrès ! » (page 47, dans laquelle Jules Verne résume une partie de l’histoire de l’Afrique du Sud, qui se joue à trois : les Boers, les Anglais et les peuplades africaines).

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Les caractères y sont simplistes et en général inspirés des préjugés et stéréotypes de l’époque quant aux caractéristiques supposées des Français, des Anglais, des Écossais, des Chinois et des Africains. Par exemple, page 66, « Ce raisonnement, éminemment chinois, acheva la cure ». À propos de son aide noir, Matakit : « Aucune besogne ne le rebutait, aucune difficulté ne paraissait être au-dessus de son courage. C’était à se dire, parfois, qu’il n’y avait pas de sommet social qu’un Français, doué de facultés semblables, n’eût pu prétendre à atteindre. Et il fallait que ces dons précieux fussent venus se loger sous la peau noire et le crâne crépu d’un simple Cafre ! Pourtant Matakit avait un défaut – un défaut très grave – qui tenait évidemment à son éducation première et aux habitudes par trop lacédémoniennes qu’il avait prises dans son kraal. Faut-il le dire ? Matakit était quelque peu voleur, mais presque inconsciemment (…) Et Cyprien, tout en le regardant dormir, songeait à ces contrastes si bizarres qu’expliquait le passé de Matakit au milieu des sauvages de sa caste » (pages 70-71).

Par ailleurs, il faut de l’argent « pour acheter un claim de premier choix et une douzaine de Cafres capables de le travailler ». (Un claim est un titre de propriété minière, conférant le droit d'exploiter sur une superficie déterminée et aussi le terrain renfermant du minerai (or, diamant, uranium. Source : dictionnaire Larousse.fr).

Naturellement d’écologie et de protection de la diversité on n’entend pas parler (Romain Gary et ses « Racines du ciel » ne sont pas encore passés par là !) : « Il avait déjà tué trois lions, seize éléphants, sept tigres, plus un nombre incalculable de girafes, d’antilopes, sans compter le menu gibier » (sic !).

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Un dernier commentaire sur la langue de Jules Verne : ici et là apparaissent quelques mots rares ou devenus rares. « billevesées » (propos, idée vide de sens ; sottise, baliverne – surtout au pluriel –, d’après Larousse.fr), « des tonneaux de bière et de vin gerbés de distance et distance » (empiler des charges – gerbes de céréales, fûts, sacs, etc. – les unes sur les autres) et « la fête épulatoire » (mot inconnu de mes dictionnaires).