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02/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique II

Vous voulez seulement prendre notre place

Onze marque-page pour 249 pages (édition Seuil / Points de 1980), onze passages que j’ai soulignés et dont je vais rendre compte dans ces billets consacrés à ce magnifique roman qu’est « Le guépard » de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa ; c’est un ratio de 0,04, soit un extrait remarquable toutes les 23 pages, proportion elle-même remarquable pour un texte qui n’est pas un essai.

Le prince de Salina est le personnage principal de ce roman ; il vieillit et, suite à l’épopée de Garibaldi, le monde change ; il est conscient de ces deux évolutions concomitantes ; il voit bien aussi que la royauté n’est plus à la hauteur, aussi sa fidélité est-elle mise à rude épreuve ; en témoigne cet échange entre son cousin Malvica et lui :

« (…) Il est possible qu’un souverain, qui n’est qu’un individu, ne se montre pas à la hauteur, mais l’idéal monarchique, lui, reste immuable. Exact, mais les rois qui incarnent un idéal ne peuvent tout de même pas descendre, de génération en génération, au-dessous d’un certain niveau ; sinon, cher beau-frère, l’idéal lui-même en pâtit » (page 21). D’une certaine façon le Prince donne ainsi raison à son neveu : « Si nous n’y sommes pas, nous aussi, ils fabriqueront une république. Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change » (page 35).

Pourquoi cette insurrection et ses ralliements – ou cette sympathie du peuple pour le mouvement ? « Votre Excellence le sait, on n’en peut plus ; perquisitions, interrogatoires, paperasseries pour un oui ou pour un non, un sbire à chaque coin de la maison, les honnêtes gens ne sont plus libres de s’occuper de leurs propres affaires. Après, au contraire, nous aurons la liberté, la sécurité, des taxes plus légères, des facilités, le commerce… Tout le monde s’en trouvera mieux. Il n’y a que les prêtres qui y perdront » (page 40). Les raisons des soulèvements – et les espoirs – sont toujours les mêmes… 

Et les yeux du Prince se dessillent : « Il se passerait beaucoup de choses, mais ce ne serait qu’une comédie bruyante, romantique, avec quelques minuscules taches de sang sur sa robe bouffonne. On était au pays des accommodements, on n’y trouvait pas la furiafrançaise ; d’ailleurs, en France, pendant le mois de juin de 48, que s’était-il passé de sérieux ? Seule, la courtoisie innée du Prince l’empêcha de dire à Russo : J’ai parfaitement compris, vous ne voulez pas nous détruire, nous, vos pères, vous voulez seulement prendre notre place. En douceur, avec la manière, en mettant à la rigueur dans notre poche quelques milliers de ducats(…) Pourvu que tout continue. Continue quant au fond, avec seulement une insensible substitution de classes » (pages 41 et 42).

D’ailleurs, dans la lettre qu’il envoie à son oncle, pour le prier de demandée la main d’Angélique Sedara à son père (il est tombé amoureux de la superbe jeune fille), Tancrède parle explicitement : « de la nécessité d’union entre des familles comme celle des Falconeri et celle des Sedara (…) pour l’apport de sang nouveau qu’elles transmettaient aux vieilles souches, et parce qu’elles concouraient à niveler les classes sociales, ce qui était présentement l’un des buts du mouvement politique italien » (page 95).

Le Prince y voit la confirmation de qu’il pressentait et cela renforce son fatalisme et sa résignation.

Incidemment on découvre l’expression « Dès le pronaos du temple » (Le pronaos, du grec ancien πρόναος – ho pronaos –, littéralement l'espace situé devant le temple, désigne le vestibule ou l'entrée d'un temple – source Wikipedia), qui, ici, désigne l’introduction de la lettre du jeune homme.

25/04/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique I

Quel roman magnifique !

Quand on parle à quelqu’un du Guépard, il pense systématiquement au film de Visconti (« un chef d’œuvre » !) et vous répond : « Delon ? formidable ! Claudia Cardinale ? magnifique ! ». Neuf fois sur dix, il a vu le film avant de lire le livre et souvent ne lira même pas le livre… C’est dire la force d’attraction indue du cinéma et la facilité qui consiste à « se laisser raconter des histoires » par images animées interposées. Dans quelques cas heureux le cinéma fait connaître des œuvres qui sans lui n’auraient pas eu de lectorat ; dans la plupart de cas, il fait office de distraction culturelle et dispense de consulter ses sources (la littérature). Que l’on pense, au-delà du « Guépard », à « la Recherche du temps perdu » transposé au cinéma et imposant ainsi les images mentales du metteur en scène à tous les spectateurs ; une fois qu’on a « vu » les Gilberte Swann et Albertine de celui-là, comment faire pour que ceux-ci les oublient en allant les découvrir dans Proust ?

Donc, a minima, lire les livres « avant » de voir comment les cinéastes les ont réinventés.

Ensuite, quid du Guépard de Visconti ? Burt Lancaster y est impeccable, comme les décors, les lieux et les costumes ; en revanche, Alain Delon, qui joue le rôle à peu près comme dans « L’homme pressé » (1977), c’est-à-dire courant partout, papillonnant, n’est pas loin d’être insupportable ; quant à Claudia Cardinale, en sa prime jeunesse, souriante et boudeuse, elle n’est pas si loin du personnage d’Angélique Sedara sans doute mais elle ne marque pas par son interprétation (ni par sa beauté d’ailleurs, trop enfantine ; on sait bien que, quelques années plus tard, elle sera superbe !).

Mais venons-en maintenant au livre écrit par Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, aristocrate italien, en 1955, quelques années avant sa mort ; ce sera son seul ouvrage, à part un recueil de nouvelles paru en 1961. Dans sa préface (édition Le Seuil, Points, février 1980), Giorgio Bassani raconte sa rencontre avec l’auteur dans un colloque littéraire en 1954 ; ce dernier était venu de Sicile avec son cousin, un poète qui fut la révélation du colloque. Ce n’est que cinq années plus tard qu’il reçut par la poste un manuscrit du Guépard, qu’il publia. Le Prince était déjà mort.

Je pourrais recopier de larges extraits de cette belle préface pleine de louanges, qui résume l’histoire et surtout l’époque qui en forme l’arrière-plan (nous sommes en 1860, Garibaldi débarque en Sicile), mais je préfère consigner mes propres réflexions à la lecture de cet émouvant roman et citer plutôt les passages qui m’ont marqué.

À part le virevoltant Alain et la jolie Claudia, ce que l’on connaît souvent du Guépard, c’est cette phrase célèbre « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change », prononcée par Tancrède Falconeri, le neveu du Prince Salina (page 35). On la retient souvent sous la forme « Il faut que tout change pour que rien ne change ». C’est une remarque profonde car, la vie étant en perpétuel mouvement, ce qui est figé est balayé : organisations, associations, entreprises, partis politiques, structures sociales… et équipes sportives ! C’est bien en changeant au bon moment certains joueurs qu’un club peut garder sa position dominante dans la durée. Tancrède assène cet aphorisme à son oncle conservateur pour justifier le fait que, membre de l’aristocratie, il a néanmoins rejoint le « révolutionnaire » Garibaldi. Il en reviendra…

Au total, cette phrase ne laisse pas de trace dans le roman, à ceci près qu’il décrit le lent effacement d’une classe sociale – les aristocrates siciliens – et leur remplacement par une classe moyenne qui a fait fortune, à l’image de la fille du maire, Angélique, qui épouse le neveu du Prince, Tancrède.

20/04/2019

Victor Hugo, toujours...

L’incendie de Notre-Dame de Paris est une catastrophe patrimoniale, culturelle, historique et écologique. Nous avons tous été saisis d’effroi, lundi 15 avril 2019, vers 20 heures, quand nous avons vu à la télévision ces flammes gigantesques et l’impuissance (provisoire) des pompiers, en plein Paris… Mais de là à y voir un avertissement divin, les prémisses de la fin de notre civilisation ou tout autre divagation, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Accessoirement on aimerait connaître les causes de cet incendie ; on a peu dit dans les commentaires que, dans la tête les habitants du village-monde qui, soi-disant, avaient les yeux braqués sur nous, il y a peut-être eu cette interrogation vaguement ironique que les Français, pour restaurer leur joyau, mettent un an à bâtir un échafaudage et une nuit pour faire brûler les deux tiers de l’édifice…

Mais trêve de persiflage, il n’y a eu que deux bénéficiaires, évidemment involontaires, de l’événement : les chaînes d’information en continu et le Président de la République, qui en a profité, une fois de plus, pour reporter l’annonce des mesures censées répondre à la crise de la société française mise en lumière par les Gilets jaunes.

Et une seule bonne nouvelle, c’est la référence à notre autre monument national qu’est Victor Hugo. Cette référence a semblé évidente tant aux journalistes qu’aux personnalités politiques qui n’ont pas manqué de « voler au secours de la défaite » ; et c’est bien Mme Anne Hidalgo, maire de Paris, qui a lu un passage de « Notre Dame de Paris », dont la partie centrale, consacrée à l’histoire et à l’architecture de la cathédrale, est effectivement remarquable, indépendamment du roman qui a inspiré film et comédie musicale. On s’est extasié sur l’intuition du poète des Contemplations qui avait vu des flammes gigantesques entre les deux tours-beffrois. Un esprit affûté a fait remarquer par ailleurs que Victor Hugo a aussi écrit « Les misérables »… Retour à l’actualité des GJ !

Comme d’habitude, certains Parisiens ont surtout été badauds, gênant éventuellement les secours, le consternant spectacle étant gratuit. Les ultra-riches ont généreusement proposé des dons importants qui ne leur coûteront qu’un tiers des montants affichés (comme tous les dons donnant lieu à défiscalisation, c’est de l’argent que l’on doit à l’État de toutes façons et dont on peut ainsi « flécher » la destination au lieu de le verser au pot commun, bénéficiant au passage de l’aubaine d’une publicité gratuite et d’une aura de philanthrope). Il est clair que pour soulager d’autres maux bien réels et bien humains, l’argent sort moins facilement de leurs poches.

Comme dit la petite de Da Balaïa, « Je comprends » et elle conclut son anaphore par une bien belle citation de Victor Hugo que je reproduis ici : « Rien n’est solitaire, tout est solidaire. L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule, le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur la terre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire ».