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23/05/2019

"Le Guépard" (Giuseppe Tomasi de Lampedusa) : critique V

Le bal et la fin

Le bal chez les Ponteleone est l’un des sommets du roman ; la place qu’il y occupe et les réflexions sociologiques qu’il suscite dans les rêveries éveillées du Prince font penser au dernier chapitre de « La recherche » ; c’est dire la qualité de ce passage.

Plusieurs thèmes s’entremêlent…

Un soupçon de misogynie : « Les jeunes filles, ces êtres incompréhensibles pour qui un bal est une fête et non un fastidieux devoir mondain, bavardaient à mi-voix, toutes joyeuses » (page 195). Encore une illustration de la « conjugaison » curieuse du mot « tout » : suivi d’une consonne, il sonnerait trop dur ; on lui ajoute donc un « e » et tant qu’à faire, comme « joyeuses » est au pluriel, un « s ». Pour se rappeler : si l’on peut remplacer ce « tout » par « entièrement » ou par « tout à fait », il est invariable mais, par exception, on lui applique le genre et le nombre du mot déterminé. Cela pourrait provoquer ici une confusion et laisser entendre que « toutes » les jeunes filles étaient joyeuses…

Et aussi « Le nom de la Madone, invoqué par ce chœur virginal, emplissait la galerie et changeait à nouveau les petits singes en femmes : selon toute probabilité, les ouistitis de la forêt brésilienne ne s’étaient pas encore convertis au catholicisme » (page 202).

Mais il n’est pas plus tendre pour les hommes, et particulièrement ceux de sa génération : « Vaguement écœuré, le Prince passa dans le salon voisin, où campait la tribu des hommes, variée et hostile (…) Ici l’on n’invoquait pas en vain le nom de la reine des cieux, mais les lieux communs et les platitudes rendaient l’atmosphère irrespirable (…) Son goût pour les mathématiques était considéré comme une perversion peccamineuse ou presque ».

peccamineuse : le TILF nous dit : PECCAMINEUX, -EUSE, adj. (RELIGION)
A. Qui est de l'ordre du péché ; relatif au péché (Synonyme : coupable, répréhensible) : acte peccamineux ; pensée peccamineuse.

B. (Rare) Qui est enclin à pécher, capable de faire le mal.

Synonyme : peccable (théologie), faillible, fautif.

Antonyme : impeccable (théologie).

« Suspecte et peccamineuse, ma grand-mère, toujours au bord de faillir, était retenue par le bras des anges, par le pouvoir d'un mot » (SARTRE, Mots, 1964, p.25)


Étymologie : du latin médiéval peccaminosus (de la nature du péché), dérivé au moyen du suffixe -osus du latin chrétien peccamen (faute, péché), dérivé de peccare (pécher). Cf. les correspondants  italien peccaminoso et anglais peccaminous

Don Fabrice regarde les dorures passées du plafond et la couleur des lambris, il écoute la musique des valses qui entraînent les danseurs et son esprit s’évade vers la campagne brûlée de soleil et balayée par le vent, vers les champs où il ne reste plus que les chaumes, métaphore du spectacle qui est sous ses yeux et qui semble éternel… Magnifique évocation que Lampedusa conclut par cette phrase incongrue et terrible : « Un jour de 1943, une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur démontrerait le contraire » (page 203).

 Puis la métaphore n’a plus lieu d’être car c’est la vraie fin de tout qui attend le Prince. Les dernières pages sont terribles : « Son cœur se serra, il oublia sa propre agonie en pensant à la fin imminente de ces pauvres objets qui lui avaient été si chers (…) (Donnafugata) était une demeure apparue dans un rêve ; elle ne lui appartenait plus, semblait-il. Il n’avait plus rien en sa possession, que ce corps épuisé, ces dalles d’ardoise sous ses pieds, ce précipice où des eaux ténébreuses s’enfonçaient vers le néant. Il était seul, naufragé à la dérive, sur un radeau poussé par des courants indomptables » (page 223). Fin personnelle qui accompagne la fin d’un régime. Si « Le désert des Tartares » est le roman de l’attente et de l’immobilisme, « Le guépard » est le roman de l’évolution inexorable des sociétés et des individus, de la vanité des positions acquises et des postures.

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