31/08/2019
"Des hommes qui lisent" (Édouard Philippe) : critique I
Le Premier Ministre français lit, s’engage pour la lecture, aime les écrivains (et ceux qui les lisent)… et le fait savoir !
Édouard Philippe a commencé son livre « Des hommes qui lisent » en 2011 et l’a terminé en janvier 2017. Il a été publié à l’été 2017, alors que, de Maire du Havre, il devenait Premier Ministre.
Je n’aime pas trop les livres des personnalités, encore moins ceux des politiques ; leurs motivations ne me semblent jamais très recommandables, et c’est sans évoquer le fait que, souvent paraît-il, un journaliste en écrit à leur place tout ou partie… Mais celui-là, on me l’a offert et, en plus, son titre me l’a rendu aimable (je parle bien du livre et non pas de l’auteur). C’est toujours passionnant quand quelqu’un parle (bien) des livres qu’il a lus et aimés (rappelons-nous, par exemple, le Prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes parlant de "Ennemonde et autres caractères" !).
Dans son épilogue, Édouard Philippe dit qu’au départ, il voulait écrire un essai sur une politique publique de la lecture (tiré de son expérience à la Mairie du Havre), ce qui est tout à fait louable et souhaitable, et que progressivement c’est devenu un récit. « Il est devenu une partie de ce que je suis » (page 247). Il ne croit pas si bien dire ! Son livre lui ressemble ou du moins ressemble furieusement à l’image qu’un citoyen français d’aujourd’hui a de lui : en apparence simple mais très fier de son parcours, peut-être faussement modeste ; sérieux, appliqué, concentré mais souvent gaffeur ou maladroit ; déterminé mais en pratique essentiellement là pour servir le Prince, en s’effaçant plus souvent qu’à son tour… Voilà, c’est ce que l’on ressent à la lecture de ce récit : « admirez ma culture » mais « vous savez, je ne suis qu’un amateur ».
Je trouve qu’il en fait des tonnes dans la fausse contrition quand il fait la liste, dans son chapitre « Des livres encore à lire » de tous les livres incontournables qu’il n’a pas lu : « Madame Bovary » et « Patrick Modiano » (je le comprends et le reçois cinq sur cinq !), tout Proust, « Les confessions » de Saint Augustin, « La Princesse de Clèves », « Le guépard », James Bond ( ?), le dernier Le Carré, la poésie contemporaine, Kafka… Mais c’est pour mieux dire qu’il adore « Bouvard et Pécuchet », et « Salambô », qu’il a eu la meilleure note d’un devoir de français en hypokhâgne après avoir lu trois pages de « Du côté de chez Swann », que ne pas avoir lu ni Saint Augustin ni Pascal ni Kant n’a rien de honteux, qu’il est d’accord avec Nicolas Sarkozy au sujet de Madame de La Fayette, que M. Juppé le bluffait par sa capacité à lire le week-end même en période de stress, que sa passion pour la Sicile est prouvée par sa lecture de « L’histoire des Beati Paoli », etc., etc., il y a toujours une bonne raison pour que. Un énarque n’a jamais complètement tort et s’accorde ses propres circonstances atténuantes.
À suivre...
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15/07/2019
"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique IV
En annexe du livre de François Bizot sont reproduits les commentaires qu’a faits Douch, sur une quinzaine de pages, à la lecture du Portail, en 2008 ; étonnant de franchise et de lucidité, le bourreau admet les faits et explique sa position de l’époque.
La seconde annexe (une cinquantaine de pages qui en fait auraient pu constituer l’essentiel du livre), est la transcription de la déposition de François Bizot devant les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens, en avril 2009. Dans une réponse à l’un des avocats, il déclare : « Pour prendre la mesure de l’abomination du bourreau et de son action (…), il faut réhabiliter l’humanité qui l’habite. Si nous en faisons un monstre à part, dans lequel nous ne sommes pas en mesure de nous reconnaître, en tant qu’être humain, non pas en tant que ce qu’il a pu faire mais en tant qu’être humain, l’horreur de son action me semble nous échapper dans une certaine mesure. Alors que si nous considérons qu’il est un homme avec les mêmes capacités que nous-mêmes, nous sommes effrayés, au-delà de cette espèce de ségrégation qu’il faudrait faire entre les uns qui seraient capables de tuer et puis nous qui n’en sommes pas capables. Je crains malheureusement qu’on ait une compréhension plus effrayante du bourreau quand on prend sa mesure humaine. D’autre part, essayer de comprendre, ce n’est pas vouloir pardonner. Il n’y a, me semble-t-il, aucun pardon possible (…). Il s’agit, dans ma démarche, qui n’a aucune raison d’être celle des victimes, d’essayer de comprendre le drame universel qui s’est joué ici, dans les forêts du Cambodge » (page 227).
Après les notes, on trouve une biographie succincte de François Bizot, avec la chronologie des événements principaux mentionnés dans le livre : le service militaire en Algérie, le décès de son père, la capture et la détention, le retour au Cambodge, l’arrestation de Douch et le procès.
Notons en passant, et pour clore cette critique, le style d’écriture de l’auteur : souvent alambiqué, lyrique, abscons. « Ces phantasmes évanescents, ces méditations amorales ou sublimées, ces sensations qui engendrent des pensées », « leur surgie ouvrant les portes invisibles sur moi-même » (page 104). « venus regarder l’altruicide » (page 138), « réduire le discours à ses schèmes » (page 139), « chacun s’élance à sa façon, par rapport à son rang et à son milieu, tantôt en amont et tantôt en aval de sa propre épouvante. Sous nos pieds, à côté de dragons gigantesques, subsistent des caves pourrissantes où se meut l’esprit des temps immémoriaux, des grottes aux lits d’ossements, emplies du corps de nos aïeux, mélangés à leurs proies, sans le moindre interstice » (page 141).
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11/07/2019
"Le silence du bourreau" (François Bizot) : critique III
Dans les pages 70 et suivantes, François Bizot décrit par quels subterfuges – franchise, transparence, rappel des conséquences qu’aurait sa disparition et détermination implacable – il va réussir à « retourner » son geôlier.
Et page 80, au début du troisième chapitre « 1988 – Le bourreau », il écrit « Douch, c’était donc oublié ».
Mais les époques se chevauchent dans le récit : en mai 1975, après sa libération et suite à l’invasion et à l’évacuation de Pnom-Penh par les Khmers rouges, il est réfugié en Thaïlande et, visitant un camp confié à ces derniers avec des journalistes, il note laconiquement sa « tenue » irréprochable (l’ordre et la punition sévère y règnent) à la différence des camps thaïs aux prises avec le vol, le viol et le meurtre. En 1988, il retourne à Angkor ; il arrive avec des cadeaux ; la montre qu’il donne à l’un des cousins de la mère de sa fille cause la mort immédiate du donataire ; notre ethnologue n’insiste pas… mais constate que la liberté retrouvée au Cambodge n’empêche ni la misère ni le retour des instincts les plus vils. « La compassion avait disparu avec l’éclatement de tous les liens. Corruption, incompétences, jalousie entre les orphelins, entre les éclopés… Tout était le produit insensé d’un monde de vivants dont les réflexes demeuraient ceux qui permettent de survivre. Dans les hameaux peu repeuplés, les victimes vivaient ensemble avec leurs assassins (…) » (page 83). Terrible leçon humaine.
Arrive l’irrépressible besoin d’écrire, pour témoigner et surtout pour s’analyser : « assumer que Douch, bien qu’ayant quitté la place depuis fort longtemps, se trouvait encore en moi ». « Il me fallait plonger dans les arrière-fonds de mon être et retrouver Douch dans son milieu naturel » (pages 104 et 105).
Puis vient le récit de la confrontation avec Douch dans sa prison : « j’y retrouvais instantanément des impressions perdues, en même temps que j’étais totalement surpris par ses traits » (page 120) et le procès de Douch, avec les victimes survivantes qui y assistent : « La vision qui s’offre à eux les fait replonger dans le monde de bouchers qu’ils ont tous découvert, trente cinq ans plus tôt, avec le regard innocent et effrayé de l’enfant » (page 138).
Il faut essayer de suivre la pensée de François Bizot, subtile et parfois iconoclaste : « Dans un tribunal, s’il existe quelque chose d’inhumain, c’est assurément cette action de la justice sur la souffrance des êtres (…) D’où l’inévitable trahison des juges, dans une comédie qui pourrait être une farce, si le but n’était pas de rassurer le public, et de nous libérer de nos peurs » (page 139). Perplexe, j’aimerais connaître là-dessus l’opinion de juges et d’avocats pénalistes… D’autant que, page 140, le discours se fait philosophique et moral, et convoque Descartes : « Je me sens part de cette unité-là (NDLR : l’homme individuel et le genre humain tout entier), je la ressens en moi, et à cause d’elle, je suis » !
« Il me semble que ma vie toute entière s’est passée à entendre du fond de la terre monter le cri du bourreau ». D’une certaine façon, si, Douch l’a tué… « Serons-nous toujours trop effrayés pour reconnaître cet instant de vérité, comprendre que l’être humain qui lève le bras sur son prochain n’existe pas comme tel ? En cela, il s’approprie son crime de la seule manière qui soit : crier pour puiser à sa source la cruauté dont il a besoin » (page 140). Oui, peut-être, et alors ? J’avoue qu’à ce moment du livre, j’ai commencé à la fois à lâcher prise intellectuellement et à me lasser…
07:00 Publié dans Bizot F., Écrivains, Littérature, Livre, Récit | Lien permanent | Commentaires (1)


